Archives mensuelles : janvier 2014

Tournez manège !

Playtime de Jacques TatiJ’ai vu récemment à la cinémathèque de Paris Playtime, un film de 1967 de Jacques Tati. Délicieusement absurde et décalé, ce chef d’œuvre se prête aussi à l’analyse philosophique.

Le film s’ouvre sur une  discussion d’un couple à l’intérieur de ce qui semble être un hôpital. On se rend compte au bout de quelques minutes que le lieu est en fait un aéroport. Cette illusion perceptive orchestrée par le réalisateur plonge le spectateur dans le premier retournement du film. La perturbation topographique qui a pour but de nous installer dans un monde sensiblement différent du nôtre nous amène aussi à nous poser des questions sur la réalité et les apparences. Mais elle est aussi le premier acte d’un processus critique toujours discret  qui trouvera sa conclusion dans la toute dernière scène (la scène du rond-point) véritable climax du film.

Playtime est un film  sur l’espace ou plutôt sur les espaces de la modernité à l’intérieur desquels s’agitent des acteurs sociaux déjantés. Tati pointe de la caméra, mais toujours avec humour, l’absurdité des relations humaines à l’intérieur d’un monde et d’une architecture transparents. Le tour de force de Tati est que les notes subversives que l’on peut capter ne relèvent pas d’un engagement forcené du réalisateur, mais  des situations loufoques elles-mêmes. A la lettre, la critique sociétale n’est qu’un effet de la démesure d’un film qui n’est assujetti qu’à lui-même.

Hulot, personnage emblématique du réalisateur, est un homme maladroit qui se retrouve malgré lui dans des situations embarrassantes, qui est pris dans le flux des déplacements de ses contemporains. Errant  dans le labyrinthe d’un building à la recherche d’un interlocuteur qu’il ne retrouvera que par hasard et beaucoup plus tard dans un tout autre contexte, Hulot fait figure d’inadapté social. Mais au contraire des films comiques classiques, ce qui fait rire dans les scènes dans lesquelles Hulot est happé, c’est la triste normalité des personnages qui l’entourent. Ainsi, la scène où Hulot n’arrive pas à ouvrir la porte de l’immeuble  est drôle dans la mesure où elle fait ressortir le ridicule du personnage qui a invité Hulot chez lui pour lui en mettre plein la vue en exhibant tous les attributs d’un confort standardisé et d’une vie banale.

Hulot est un personnage inadapté qui par contraste révèle les comportements grotesques de ses contemporains. Hulot semble toujours se retrouver dans un lieu ou chez quelqu’un malgré lui. N’opposant pas de protestation ferme aux situations et aux gens, il est un peu comme le personnage de Bartelby décrit par Deleuze qui déclare « I would prefer not to ». Sans jouer à l’idiot philosophique, il oppose une résistance par sa non-résistance aux situations. C’est un personnage qui, tout en ne cherchant pas à voir, devient spectateur du monde. Sobre et dénué d’ego, cet anti-héro échappe au ridicule par sa naïveté.

Si Hulot peine à s’inscrire dans le réel, il en est de même pour la touriste anglaise dont il s’entiche. Elle n’arrive pas à prendre une photo car des passants font irruption sans arrêt dans le champ. De la même manière, les reflets des monuments de Paris se reflètent dans les vitres des bâtiments transparents. Les deux personnages se débattent dans le simulacre et les galeries marchandes qui semblent épuiser ici tout le réel. Le film reste ici étonnamment moderne en soulignant l’aliénation économique et l’enfermement dans les processus organisés qui donnent l’illusion de l’ouverture.

Pourtant, à un moment, la logique absurde de l’univers crée par Tati change de sens. La scène du restaurant chic, dont les travaux non achevés entraînent de nombreux  incidents pour les clients, peut s’interpréter comme une scène de résistance. Un riche américain présenté au début comme un personnage assez détestable prend la tête d’un petit noyau de convives quand une partie du plafond du restaurant s’écroule. Le groupe, en créant un espace privé à l’aide des décombres, entend poursuivre la soirée dans la bonne humeur. Loin de s’indigner des conditions lamentables du lieu, ils retournent la logique mercantile et absurde des gérants du restaurant  à leur profit en s’appropriant  de manière festive les vestiges d’une entreprise dont le cynisme et l’avidité ont provoqué au  sens littéral et métaphorique la chute.

Mais comme je l’ai rappelé en début d’article, si ce film contient des éléments critiques, c’est avant tout dans le déploiement du comique absurde que réside l’essence de l’œuvre. La dernière scène illustre parfaitement cette motivation du réalisateur. On retrouve un  glissement perceptif comparable à celui du début du film. Des véhicules tournent dans un rond-point qui apparaît progressivement comme un manège de chevaux de bois ou de voitures pour enfants dans lesquelles montent des passagers. Le ralenti et la musique contribuent à ce brouillage et à ce dédoublement perceptif. Le rond-point est devenu un  manège et métaphoriquement le manège nous aiguille sur l’idée que le réel s’est déréalisé. Dans Simulacres et simulation, Jean Baudrillard écrit que « Disneyland est posé comme imaginaire afin de faire croire que le reste est réel, alors que tout  Los Angeles et l’Amérique qui l’entoure ne sont déjà plus réels mais de l’ordre de l’hyperréel et de la simulation ». Ce que Baudrillard conceptualise sérieusement,Tati le montre joyeusement ; la critique n’en est que plus redoutable !

Lectures croisées

Canetti BatailleQuoi de plus rassérénant que de lire des essais inclassables !  Masse et puissance d’Elias Canetti et L’érotisme de Georges Bataille sont deux ouvrages qui donnent à percevoir la pensée dans un mouvement original et personnel. Bien évidemment, ces œuvres  qui s’inscrivent dans le contexte culturel et historique de la fin des années 50 et du début des années 60 portent en elles les préoccupations intellectuelles de l’époque et s’inscrivent dans le paradigme ouvert par les sciences humaines.  Mais si personne n’est en mesure d’échapper aux influences (c’est d’ailleurs grâce à elles que les discours sont possibles), force est de constater que Canetti et Bataille font preuve d’une  réelle indépendance intellectuelle. Ces livres qui traduisent des préoccupations personnelles ne peuvent que faire grincer les dents des universitaires obnubilés par la méthode objective. Bataille et Canetti ne sont ni philosophes, ni sociologues et mêlent références anthropologiques, ethnologiques et littéraires en utilisant une approche de type phénoménologique, voire expérientielle pour Bataille.

Envisager l’érotisme comme un vecteur de rencontre avec le sacré pour l’un et traquer de manière quasi obsessionnelle la dynamique de la formation de la et des masse(s) dans chaque aspect de la nature et de la culture ne pouvait que dérouter les philosophes nourris à la dialectique hégélienne. Il est vrai que ces livres ont quelque chose d’excessif, mais n’est-ce pas dans l’excès que du sens peut se donner à voir ? Ces thèses qui traduisent  peut-être de manière trop intime les préoccupations de leurs auteurs ont pour mérite de nous débarrasser de la question de la vérité ou de la fausseté  des objets  dont ils nous parlent et de l’illusion du tout  rationnel. C’est l’ombre de Nietzsche qui plane en partie derrière ces ouvrages et leurs thématiques.

Ces deux essais cherchent à capter la vie dans ses processus dynamiques et instinctifs, mais derrière les concepts de sacré, d’érotisme et de masse, c’est à une réflexion sur la mort à laquelle nous sommes conduits. Masse et puissance  et L’érotisme nous parlent chacun à leur manière de la violence et du meurtre  d’autrui. Canetti met en lumière la figure du survivant : le survivant est celui qui cherche à repousser sa mort en faisant disparaître les autres et en accumulant autour de lui des tas ou une masse de morts.  «  Tous les désirs humains d’immortalité contiennent quelque chose de l’aspiration à survivre. On ne veut pas seulement être là, on veut être là quand d’autres n’y seront plus ». Cette image qui sied parfaitement au désir d’immortalité des tyrans articule tendance paranoïaque et obsession de la survie. Chez Bataille, la violence exercée sur l’autre participe également d’un désir d’immortalité, mais contrairement à Canetti, ce dernier ne se situe pas au niveau de la survie individuelle. « J’insiste sur le fait que la continuité de l’être étant à l’origine des êtres, la mort ne l’atteint pas, la continuité de l’être en est indépendante, et même au contraire la mort la manifeste […]  Le sacré est la continuité de l’être révélée à ceux qui fixent leur attention, dans un rite solennel, sur la mort d’un être discontinu ».

Pour Bataille, l’érotisme associé au sacrifice religieux est hanté par l’acte de transgression. C’est dans le jeu de l’interdit et de la transgression, que se noue le rapport au sacré, car « l’érotisme est toujours une forme de dissolution des formes constituées ». Pour Canetti, il n’y a pas de sortie de soi, de transfiguration, ni de tension vers l’être, mais des processus au sein même des dispositifs de masse et de puissance.

Finalement, si l’homme chez Bataille cherche à se transcender et échapper ainsi à une individuation limitative, celui de Canetti se meut et se débat toujours à  l’intérieur  de la masse d’un ensemble qui absorbe son individualité. C’est ce que nous montre l’auteur avec sa définition du psychotique : « Le schizo en état de suggestibilité extrême se comporte comme l’élément d’une masse, il est aussi influençable que le soldat, il cède de la même manière à toutes les stimulations du dehors. Mais on n’imagine pas qu’il puisse se trouver dans cette disposition, car il est seul. De son point de vue à lui, il se trouve bien dans une masse. Il est un fragment de masse détaché ». Au désir érotico-religieux analysé par Bataille de dépassement de soi, de retour à l’être, répond comme en contre-point l’attraction de la masse sur l’individu. L’homme ne peut jamais correspondre à lui-même et reste écartelé entre la tentation de dépassement de sa nature et l’oubli de soi dans cette même nature.