Ces séries qui jouent la carte de l’interdit

ATTENTION : cet article comporte un spoiler concernant la fin de la série Breaking Bad.

Walter White de Breaking BadLes bons sentiments, la loi et la morale ne semblent plus faire recette dans les séries télévisées américaines. En effet, depuis une bonne dizaine d’années, les méchants ont détrôné les justiciers, les trafiquants et les tueurs ont éclipsé les policiers et autres redresseurs de torts en leur volant la vedette. Aujourd’hui, on s’identifie aux personnages troubles, on prend plaisir à suivre leurs machinations criminelles en s’insérant avec délectation dans les plis tortueux de leur psyché. La société américaine aurait-elle réussi à crever les écrans de la bien-pensance ? Ou bien, plus prosaïquement, assiste-on  à un renouveau stratégique des chaînes qui surfent sur l’individualisme contemporain en proposant des produits ciblant les consommateurs postmodernes en mal de transgression ?

Répondre précisément à ces questions réclamerait un travail d’enquête sociologique approfondi. Pour ma part, je souhaiterais, plus modestement dans cet article, convoquer des concepts philosophiques pour analyser ces nouvelles figures du mal. En fait, il n’est pas possible de les penser sous un même concept car les protagonistes de ces séries ne s’alimentent pas aux mêmes sources de la « malignité ». Mais si la notion de mal est vague dans son essence, elle va tout de même me permettre d’appréhender les différentes formes de transgressions de quelques personnages phares issus de la culture télévisuelle contemporaine. Trois noms ont retenu mon attention : Tony Soprano de la série éponyme Les Soprano, Morgan Dexter qui donne également son nom à la série Dexter et enfin Walter White de Breaking Bad.  Mon objectif dans cet article est de chercher à montrer, en ayant recours à des concepts précis, comment chaque personnage exprime le mal, comment il s’y rapporte précisément.

Tony Soprano est le chef d’une famille de la mafia issue du New Jersey. Il partage sa vie entre sa famille et ses séances chez sa psychanalyste d’une part, et ses activités illicites d’autre part. On nous le montre dans son quotidien, on nous le présente comme un personnage ordinaire qui éprouve les maux de Monsieur tout le monde. La violence fait partie de sa vie et il sait se montrer impitoyable envers ses ennemis. Le propos de la série est d’insister sur la face normale qui coexiste avec la déviance. On peut vivre dans la parfaite illégalité et mener à côté une vie quasi normale. On peut parler  à propos de Tony Soprano de naturalisation du mal. Tony Soprano, c’est certes l’homme qui évolue  au sein de la codification stricte de la criminalité, mais qui, en même temps, vit dans  l’état de nature tel que l’a imaginé Thomas Hobbes. Tony Soprano ne suit que la ligne de son désir et s’empare par la force de tout ce qu’il convoite. Il n’est pas l’homme du pacte social et ne reconnaît à l’Etat aucune légitimité. Le rapport au mal chez Soprano s’inscrit dans une valorisation du désir et de la violence qui participe à la fois d’une culture, la culture de la mafia, mais qui relève également de l’état de nature qui pour Hobbes est caractérisé par l’état de « guerre de tous contre tous ».

Morgan Dexter rencontre le mal d’une manière radicalement différente. Dexter est un expert médico- légal auprès  de la police de Miami, il est plus particulièrement  spécialisé dans l’investigation des traces de sang sur les lieux de crimes. Mais il est aussi un redoutable psychopathe qui prend un réel plaisir à assassiner des personnes reconnues coupables de méfaits. Dexter est vide de toute émotion et s’évertue à donner le change à ses collègues et à ses proches. Dominé par une pulsion incontrôlable, Dexter ne peut connaître la satisfaction que dans l’acte de tuer. Dexter est l’homme du « ça » de Freud, de la partie inconsciente du psychisme humain. A proprement parler, Dexter ne commet pas le mal, car la pulsion irrépressible qui l’habite et  qu’il décrit comme son « passager noir » ne relève pas du choix. Commettre des meurtres pour Dexter est paradoxalement un acte vital, c’est la seule chose qui le relie à lui-même.

Mais le cas le plus troublant de l’expression du mal reste associé  à Walter White, le personnage de Breaking Bad. Walter White est un professeur de physique/chimie qui mène une vie morne et sans surprise. Quand il apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon, il s’associe pour payer ses frais médicaux avec un de ses anciens élèves pour fabriquer de la méthamphétamine, une drogue de synthèse psychostimulante. Walter White va mettre ses compétences techniques et sa grande intelligence au service de la criminalité en recourant même jusqu’à l’homicide pour protéger son business et sa vie. Walter White conserve malgré tout un fond de moralité en sachant dominer ses passions. Ce n’est pas l’homme de la démesure, il ne recherche pas le plaisir que donne la fortune. Dans le dernier épisode, il révèle à son épouse qu’il a fait tout cela pour se sentir  « vivant ». Walter White s’est d’une certaine manière trouvé et accompli dans ses actes criminels. Il s’est comme transcendé par le crime. Dans la dernière scène du dernier épisode de la série, on le voit mourir auprès d’une cuve servant à préparer la drogue, un sourire satisfait aux lèvres, le regard comme empreint d’une joie mystique ; Walter White est mort heureux. Walter White s’est efforcé de « persévérer dans son être », selon l’expression de Spinoza. Sa rencontre avec le crime ne l’a pas perverti mais fortifié. Si l’on substitue, avec Spinoza, les concepts bon et mauvais aux concepts de bien et de mal, on peut avancer l’idée que le personnage a gagné en puissance d’exister en produisant une substance pourtant nocive pour ceux qui la consomment. Spinoza en son temps s’est montré embarrassé face à Blyenberg son contradicteur qui l’accusait d’avoir réduit la morale à la convenance personnelle. La trajectoire de White est embarrassante, car à moins de recourir aux évaluations morales classiques reposant sur une liberté de choix, Walter White apparait comme l’homme qui passe à côté de la conception du mal.

In fine, ce qui relie les trois personnages, c’est leur commun éloignement du mal métaphysique, de l’essence pure du mal. Tony Soprano est gouverné par le désir fruste, Morgan Dexter par l’inconscient et Walter White par l’actualisation de ses virtualités. Mais aucun ne rencontre le mal proprement dit. La société américaine par le biais de ses nouveaux héros télévisuels  donne à penser sur la condition de l’homme d’aujourd’hui mais ne subvertit aucunement la morale. On peut le regretter…

6 réflexions sur « Ces séries qui jouent la carte de l’interdit »

  1. Hendrickx

    Les trois personnages sont transgressifs par rapport aux valeurs dominant la société américaine – la morale judéo-chrétienne. Mais ils peuvent difficilement subvertir le spectateur, qui baigne profondément dans la morale susmentionnée. Doit-on souhaiter que les comportements des trois personnages soient « sanctifiés » ou valorisés ? Certainement pas et ce, quelle que soit la société. A moins que l’on aborde la question selon un autre angle d’approche : le cinéma, la télévision et plus généralement l’art comme esthétisation des violences fondatrices et ataviques. Avec l’esthétisation peut commencer le travail de dépassement de la fiction et l’insertion des héros dans une dimension archétypale ou de l’ordre du mythe. A l’instar des super-héros et des mauvais des comics, qui font plus penser à des divinités s’affronter qu’à des personnages de bd. Dans les cas que vous nous présentez, Randolph, nous avons affaire à des figures plutôt mineures dont le potentiel d’esthétisation révolutionnaire est assez limité. Aucune transformation morale, sociale ou même civilisationnelle à la clé. L’art recèle en lui une force à la fois subversive et conservatrice. Les peintures murales d’un Diego Rivera, les tableaux hallucinants d’une Frida Kahlo, une nouvelle lovecraftienne, une chanson de Brel, c’est le mal pour certains mais c’est aussi l’énergie d’une rupture potentielle pour d’autres. La politique peut avoir les mêmes effets qu’un art total – subversif ou conservateur. Dans la société américaine une révolution morale ne passera qu’avec un changement anthropologique – la disparition de l’homo consumans – et par la manifestation conjointe de nouvelles énergies culturelles et sociales.

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    1. Randolph Carter Auteur de l’article

      Je rejoins votre analyse en ajoutant que la société américaine organise ces moments de récréation transgressive comme pour donner l’illusion à ses membres qu’ils peuvent s’affranchir de la morale judéo-chrétienne. Mais le puritanisme reste prégnant outre- atlantique et les séries actuelles tout comme le cinéma d’horreur constituent son double négatif.

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  2. Eschylle

    Consommer le temps
    acheter chaque minute
    payer ses désirs

    Découper le temps
    taches de sang sur son heure
    pulsations de vie

    Vivre de l’instant
    l’ennui plane comme un doute
    saigner la seconde

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  3. Descharmes philippe

    Dans les sociétés, et la société américaine n’échappe pas à la règle, la transgression et les actes de transgression ne font que conforter l’ordre établi et la bienpensance parce qu’ils sont souvent le fait de groupes ou d’individus anti sociaux. La société opère donc une répression, dictée par la morale en cours. On peut certes rechercher des explications aux phénomènes anti sociaux, mais le fait est que les actes répréhensibles sont réprimés, et s’il y a des cas où les sociétés intègrent les phénomènes de transgression, c’est parce que ceux ci sont le fait de minorités qui elles ne sont pas antisociales , s’intègrent et ouvrent par là même de nouveaux champs de liberté.
    Si l’on nous montre avec l’individualisme, des personnages torturés, qui vont vers le mauvais et non pas vers des exutoires créatifs, c’est à mon avis une façon de céder à une certaine facilité de la société de consommation qui nous entoure, dans laquelle, l’on a pas forcément recours aux bons sentiments.

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  4. Guillaume

    Attention, j’écris la fin des Soprano, de Breaking Bad, de Dexter et de Twin Peaks.

    Ces séries ne veulent pas remettre en cause la morale. Les fins des personnages principaux en sont la preuve. Tony Montana est assassiné, Walter White meurt, Morgan Dexter disparaît pour vivre seul. Certes pendant plusieurs saisons, ces personnages ne sont sont pas contentés d’être. Ils ont existé. Ils ont persévéré dans leur être. Mais leurs fins ne sont jamais des apothéoses. Est-il nécessaire pour les scénaristes que la morale s’abattent finalement sur les méchants ? Est-ce que le chaînes de télé nous prennent encore pour des enfants ? Pensent-ils que si le méchant peut rester heureux en faisant le mal alors tout le monde va les prendre pour modèle ?

    Habituellement, le spectateur regarde la mal mais à travers les yeux de la morale : policier, enquêteur ou juge. Dans tous les épisodes de toutes les séries policière, le méchant est arrêté et condamné. Certes le spectateur aime voir du sexe et de la violence mais il se rassure en se disant que c’est pour mieux la dénoncer, la condamner et la juger. Il reste du bon côté.
    Si le méchant est le personnage principal, le spectateur s’identifie à lui. Il se rend ainsi compte de son goût direct pour le sexe et la violence. Mais si le personnage principal finit mal, le spectateur peut se dire que finalement il a bien raison d’être du côté du bien et que le mal est toujours sanctionné. Il reste avec sa bonne conscience tout en regardant le mal, il n’est pas remis en cause.

    La publicité qui a entrecoupé la série aura tout le temps d’expliquer au spectateur que s’il veut exister, se sentir vivant et s’épanouir sans risque, il n’y a qu’un moyen : consommer. La morale capitaliste est sauve.

    A ma connaissance, la seule série qui s’intéresse au mal sans jugement moral à la fin est Twin Peaks qui justement n’a pas de fin. On voit le mal mais aucun personnage (mais si tous essaient) n’arrive à l’arrêter.

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  5. doyelle pascal

    Je viens de visionner la fin de breaking.

    Il me semble qu’il existe une logique imparable dans le personnage de Walt ; pourquoi s’identifier à lui (jusqu’à le seconder dans sa course, l’approuver intérieurement, ce qui cause le trouble majeur de ces deux années de vie, de sur-vie) sinon de ce qu’il est effroyablement seul, depuis le début (épisode du lit avec sa femme… :-) ), et qu’il découvre peu à peu l’étendue infinie de son refus d’une part et les moyens en lui de réaliser ce refus de tout ce qui existe ; or ça n’est pas selon un affrontement… ça n’est pas une lutte contre ceci ou cela, c’est par le détournement ; il détourne le cours des choses et c’est lui, et lui seul, qui maîtrise sa destinée ou plutôt son devenir. Il ne la maîtrisé pas seulement parce que plus rusé et plus stratégiquement que quiconque, mais parce que c’est lui qui décide intérieurement de l’essentiel des péripéties ; et ce sans que l’on puisse lui assigner par exemple une soif de meurtre, ou un fétichisme de l’argent, ou une obsession quelconque ; il peut tout à fait balancer l’argent (hank) ou renier jessi ou même se passer du consentement de sa famille (qui lui servait à la fois de prétexte mais aussi de justification bien réelle dans ses objectifs) ; de sorte qu’au travers des épreuves, il reste et demeure fidèle à lui-même, ce qui veut dire à ses diésions, et ainsi nous sommes alors en position de spectateur dans la lecture, dans la compréhension de à la fois ses stratégies et de ses choix ; c’est tout un de le voir calculer pour prendre au piège et calculer pour se maintenir lui, walt White, absolument certain même dans ses revirements, ils sont assumés. on peut ajouter que cette fidélité à sa décision est aussi son courage ; d’innombrables lâches (face aux autres, aux dangers, et face à eux-mêmes), mais pas White, puisqu’il est le Calcul dans tous les sens du mot.

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