Les zombies (4) : entre terreur et concept

MunchDans cet article, je vais poursuivre l’analyse entreprise sur les films de zombies de George Romero en développant cette fois  mon propre travail de réflexion sur le sujet à partir du film Zombie. Le film est une fenêtre fictionnelle nous donnant à voir l’image du chaos. Les institutions et les forces de police sont totalement dépassées par le phénomène zombie. L’envahissement des morts-vivants, parce qu’il se situe au-delà de toute logique,  rend encore plus difficile les actions de résistance. Les humains doivent faire face  aux attaques physiques systématiques des morts et en même temps à leur propre difficulté à concevoir et à accepter un phénomène défiant toutes les lois naturelles. C’est donc l’ensemble des croyances à un monde stable et organisé selon des principes reconnus de tous qui disparaît. L’ordre  social  et les rapports entres groupes humains se décomposent. Mais au-delà de cette dispersion et de cet effondrement général, on peut détecter dans le film les linéaments d’une analyse plus moléculaire qui concerne la manière dont l’individu lui-même est affecté par le chaos ambiant.

Cette réflexion n’est pas d’ordre psychologique au sens où  il s’agirait d’étudier les effets traumatisants d’une catastrophe sur un psychisme, mais philosophique. Dans le film, la plupart des êtres humains se sont transformés en morts-vivants et forment une masse (cf. article précédent). Les survivants cherchent à survivre et luttent pour ne pas être assimilés. Pascal Couté (cf. article précédent)  donne une interprétation pertinente en parlant de valorisation de l’individualité. Le combat contre les zombies  symbolise la lutte contre le conformisme social. Mais on peut aussi explorer d’autres pistes sur les rapports individu/zombies.

Plus le nombre de zombies augmente, plus l’individu se retrouve isolé, c’est toute une partie du monde qui disparaît avec les zombies. Un  monde dans lequel l’individu était immergé, avec lequel il interagissait, mais aussi un monde qui le constituait précisément en tant qu’individu. Dans les sciences sociales, de nombreux courants  dénoncent l’illusion d’un sujet individuel décrit comme une monade qui serait  close sur elle-même. Le sociologue Norbert Elias, par exemple, insiste sur les dynamiques relationnelles  constituant ce que nous appelons les individus. Dans La société des individus, il insiste sur le concept d’interdépendance. « La société sans individu et l’individu sans société sont des choses qui n’existent pas ». Pour Elias, si la société n’est pas un tout supérieur aux individus, ces derniers ne sont pas non plus des sujets autonomes.

A partir de cette approche du social, on peut émettre l’idée suivante : en brisant les dynamiques relationnelles, les zombies réduisent également l’individu. Sur un plan philosophique, on peut dire que le sujet voit son champ perceptif se rétrécir. Gilles Deleuze a dans  Logique du sens commenté le roman de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du pacifique. Deleuze et Tournier s’interrogent sur les conséquences d’un monde sans autrui. Pour Deleuze,  « autrui n’est ni un objet dans le champ de ma perception ni un sujet qui me perçoit : c’est d’abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble  ne fonctionnerait pas comme il le fait ». Ainsi, autrui existe comme structure avant même d’être un autrui particulier.

Autrui conçu de cette façon est un indicateur pour interpréter le monde : Je prends conscience du monde par autrui. Deleuze donne l’exemple d’un visage terrifié qui, surgissant soudain devant moi, exprime la possibilité d’un monde terrifiant. Ce monde n’existe pas hors du visage qui l’exprime, ce monde n’existe pas actuellement, mais est enveloppé dans le visage d’autrui.  De la même manière, dans une de ses nouvelles (Il était arrivé quelque chose), Dino Buzzati  imagine un homme dans un train lancé à toute allure qui, regardant par la fenêtre, voit sur l’ensemble du parcours des gens très effrayés lui faire signe. Pour le narrateur quelque chose de terrible a dû se produire, mais ce qui est intéressant ici est le rapprochement à faire avec Deleuze. Autrui est bien le signe d’un monde possible, le narrateur perçoit au travers d’autrui  l’horreur d’un évènement qui pour l’instant reste enveloppé dans ce qui l’exprime.

Quels liens pouvons-nous faire avec les zombies ?  Pour les survivants, autrui a disparu, les morts ont pris sa place. Les créatures qui grognent et qui pourchassent inlassablement toute personne vivante à leur portée n’ont plus rien d’humain.  Leur démarche cadavérique et leur regard sans vie expriment un monde mort possible et actuel à la fois. Possible, car le mort-vivant est à son insu le signe d’une destruction plus ou moins totale du monde encore existant, et actuel car une partie de la tragédie que vivent les survivants a pour cause la disparition d’autrui. Et en perdant autrui, le sujet perd aussi son rapport avec le monde et sa prise sur ce dernier.

A suivre.

4 réflexions sur « Les zombies (4) : entre terreur et concept »

  1. Hendrickx

    La disparition des repaires pour les survivants me fait penser à la disparition progressive des repères pour le « héros » lovecraftien : environnement, sons, language, apparence physique, etc…. Le monde devient insensé, dépourvu de tout système d’ancrage. L’autre devient l’innommable (le sans nom) avec lequel tout contact est impossible, à l’opposé de l’approche lévinassienne.

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    1. Randolph Carter Auteur de l’article

      Lovecraft n’a pas évacué la question de la transcendance alors que Romero oui. Chez Lovecraft, l’homme se trouve confronté à un impossible dont le langage peine à rendre compte. Alors que chez Romero, les morts se laissent décrire. L’homme ne devient pas fou à leur contact, il se contente de perdre son identité sociale.

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  2. Julien Rousseau

    « Nous pourrions imaginer qu’un jour la technique nous permette de devenir immortel.

    Faisons un peu de fiction, ça mange pas pain et ça nous permet souvent de bien appréhender ce qui peut nous attendre.
    Notre Immortalité nous permettrait d’échapper à la Mort mais pas à la Faim. Survivant à notre propre mort, nos estomacs continueraient de fonctionner.
    Dans un tel monde, le Cannibalisme serait la seule solution pour nourrir l’Humanité.

    Le mythe paradisiaque de la fontaine de jouvence technologiquement accessible ressemblerait (ô ironie du sort) à l’enfer du mythique la Nuit des Morts Vivants de Romero. Prophète de l’Immortalité, Romero montre, dans la Nuit des Morts Vivants, le devenir zombie-cannibale de l’Homme Immortel. Une nouvelle société dévorant littéralement l’ancienne. » Pour en savoir plus: http://creative.arte.tv/de/community/conference-ens-230313-ni-anthropologie-philosophique-ni-philosophie-de-lhistoire ou http://vimeo.com/74128389 .

    Pour prolonger votre interprétation du zombie comme socius cannibalisant l’individu qui cherche à échapper à sa dissolution dans la masse : voir shivers et en particulier la dernière image du film qui représente à merveille cette idée. Le baiser de la mort d’un individu qui ne peut pas échapper à son absorption et à sa digestion par la vague des zombies qui symbolisent le réel de la société/de la civilisation http://www.youtube.com/watch… . En ce sens, Vous auriez tout aussi bien pu appeler votre texte: « zombies: entre réel et symbolique »

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  3. Randolph Carter Auteur de l’article

    Votre interprétation est intéressante et stimulante. Pour ma part, j’essaie de penser par delà la métaphore et la littéralité, ce qui m’intéresse, c’est le zombie comme expérimentation.

    Mon article comprend deux parties qui explorent toutes les deux un aspect différent du rapport individu/zombie. La première révèle l’individu contre le groupe, la deuxième, avec Deleuze comme référence, cherche à rendre compte de la transformation des individus face aux zombies définis comme « personnages conceptuels ».
    Il me fallait donc un titre passe-partout pour ne pas privilégier un aspect au détriment de l’autre.

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