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Etre ou jouer

allabouteveIl y a quelques jours, en compagnie d’amis, j’ai revu All About Eve de Joseph Mankiewicz. Le film, qui a pour toile de fond l’univers du théâtre, nous immerge dans le monde glacé du réalisateur. Derrière les apparences, se tient la férocité de l’ego qui mène le bal réel du monde. Eve, un des personnages principaux du film, fait preuve d’une rare duplicité dans sa recherche de gloire. Mais de manière générale, ce sont tous les personnages, à l’exception de l’actrice vieillissante Margo et de son amant Bill, qui manipulent, ou sont manipulés tout au long de l’histoire.

 
Le théâtre comme lieu du déploiement du jeu de l’acteur représente le point aveugle du film. Hormis quelques scènes où l’on peut voir Margo et Eve répéter, le théâtre comme espace scénique n’est pas montré par le réalisateur. Chez Mankiewicz, c’est la réalité tout entière qui devient théâtre. L’espace fictionnel est absorbé par l’espace réel qui devient le lieu du jeu par excellence. Eve interprète son meilleur rôle en se donnant à voir comme une autre et en dissimulant ses véritables intentions. Le film de Mankiewicz illustre parfaitement la citation shakespearienne : « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs ». Mankiewicz oppose le désir de reconnaissance destructeur à l’amour : Margo finit par prendre conscience de ses véritables priorités et abandonne l’espace artificiel de la scène au profit de sa perfide rivale. Le réalisateur, en opposant vie et théâtre, réintroduit la morale chère aux films hollywoodiens.

 

1_Capture%20d’écran%202013-03-06%20à%2020_31_50Un parti pris qui ne sera pas celui d’Opening Night, film culte du cinéma indépendant américain des années 70. Si John Cassavetes, le réalisateur, nous donne à voir, comme chez Mankiewicz, une actrice de théâtre reconnue (incarnée par Gena Rowlands) qui se débat avec sa peur de vieillir, le théâtre deviendra ici le lieu principal de film. Chez Cassavetes, la vie et le théâtre s’interpénètrent et sont traversés par les mêmes flux. Si Mankiewicz jette l’opprobre sur le réel en en faisant un espace de dissimulation, Cassavetes lui nous donne à voir le réel comme un continuum où forces de vie et forces de jeu s’échangent sans cesse jusqu’à tisser un espace d’indiscernabilité. John Cassavetes déclarait d’ailleurs que « Le théâtre est la vie, la vie est du théâtre. Les rituels peuvent être légèrement différents, mais les problèmes sont les mêmes, ce sont ceux de l’existence! » Gena Rowlands, qui interprète le personnage de Myrtle Gordon dans le film, résoudra ses problèmes existentiels sur scène, en incarnant, complètement ivre, un rôle qui la réconcilie avec son personnage. On est ici au plus près de la théorie de l’Actors studio avec laquelle John Cassavetes a commencé sa carrière de comédien et au plus loin « du paradoxe du comédien » qui définit le rapport au théâtre d’Eve.

 
7758164_origOn peut caractériser encore plus précisément les différences entre les visions de l’existence de Mankiewicz et de Cassavetes en mettant en perspective l’intensité qui se dégage des plans où Myrtle occupe la scène (intensité du corps en acte) et la scène magistrale qui clôt le film de Mankiewicz où l’on voit l’admiratrice d’Eve se regarder dans un miroir avec à la main le trophée obtenu par cette dernière. Son image se multiplie à l’infini dans une progression rapide des reflets dans lesquels viennent s’abîmer les yeux du spectateur. Aux forces de vie bien réelles qui traversent le corps de Myrtle chez Cassavetes s’oppose la puissance illusoire de l’ego humain chez Mankiewicz. Deux points de vue esthético-philosophiques grandioses mais irréconciliables.

Rires, intensité et cinéma

Il y a des films qui sont réalisés comme des romans, ce sont des histoires filmées qui plaisent généralement à ceux qui n’apprécient pas le cinéma. Ils l’ignorent le plus souvent, car la structure narrative déployée à l’écran est proche de ce qu’ils lisent. Mais, il y a heureusement des films qui ne cherchent pas à singer la forme écrite et qui, par un travail précis de la caméra, donnent à voir ce qui passe généralement sous le tamis des mots. On sait depuis très longtemps qu’il n’y a pas isomorphisme entre le langage cinématographique et le langage tout court : ce qui se montre ne recoupe pas toujours ce qui se dit, les mondes créés par le cinéma et ceux créés par la littérature ont des zones de voisinage, mais ne se calquent pas l’un sur l’autre. Le cinéma, art de la perception, nous permet quelquefois d’échapper à l’intériorité de la conscience pour donner à voir les forces qui la traversent.

Husbands de John CassavetesHusbands de John Cassavetes en est une parfaite illustration. Le sujet du film ne porte pas tant sur les questionnements existentiels et la folle virée de trois quadragénaires après un enterrement, mais sur les forces de résistance et les pulsions de vie qui s’entrechoquent avec  les forces sociales. De manière plus précise, on peut avancer que le véritable sujet, c’est le rire qui traverse l’oeuvre et les personnages du film d’un bout à l’autre. Le rire ici fonctionne comme une véritable onde sonore qui emporte les personnages. Le fou rire qui les secoue les met littéralement hors d’eux et donc hors des dispositifs normatifs (mariage, travail) qui les enserrent au quotidien. L’image est ici au service d’un mouvement sonore qui véhicule les flux de résistance émis par les protagonistes.

Massacre à la tronçonneuse de Tobe HooperLe fou rire comme processus captant des forces se retrouve dans un autre film phare des années 70, Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper. A la différence près que cette fois, ce ne sont pas des forces de résistance qui se donnent à voir. Dans une scène célèbre, où  les cris de désespoir  et d’effroi de Sally répondent aux hurlements de ses tortionnaires dégénérés, on peut  entendre le fou rire du troisième membre de la famille, le responsable de la station essence. Le fou rire est ici à prendre au sens littéral de l’expression.  La torture psychologique exercée sur Sally déclenche chez ce pervers, qui conserve un soupçon  de décence, un rire fou, un rire qui rend perceptible toute la démence du personnage. Les forces de la folie s’abattent sur son visage, le déformant à la manière d’un portrait de Francis Bacon. Le visage devient une empreinte de la puissance dévastatrice de la démence.

La captation des forces dans l’art est un thème cher à Gilles Deleuze, il m’a permis ici de convertir des ressentis en pensée.