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Philosophe sur toile

ob_5fc7f4_l-avenir-isabelle-huppertLes films qui ont pour personnage principal un professeur de philosophie sont généralement décevants. On peut citer parmi les plus récents la comédie mièvre de Lucas Belvaux, Pas son genre, sorti en 2013 où on subit les rebondissements de l’histoire sentimentale entre un prof de philo et une coiffeuse. Version « mainstream » de La dentellière de Claude Goretta, le film enchaîne les clichés sur l’impossibilité à communiquer quand on appartient à des mondes culturels différents. Citons également L’homme irrationnel, dans lequel Woody Allen nous balance en pleine face sa caricature de prof de philo alcoolique et amorti. Bref, pas de quoi s’attarder…

Mais tout n’est pas si noir : L’avenir, dernier film de Mia Hansen-Løve sorti au début du mois, nous donne à voir un portrait de professeure de philosophie, incarnée par Isabelle Huppert, crédible et non dénué de subtilité. Loin des fantasmes et des poncifs habituels, la réalisatrice est parvenue à donner une image convaincante de son héroïne (Nathalie) qui traverse avec recul les évènements noirs de sa vie. Son mari, professeur dogmatique et pontifiant la quitte pour une autre, sa mère dépressive qui la sollicite plus que de raison décède, sa maison d’édition lui donne congé. Pourtant, ces bouleversements ne l’affectent qu’en surface.

Ce détachement du personnage par rapport à sa vie est bien rendu dans le film. On n’oppose pas ici de manière grossière une face quotidienne de l’existence à une autre plus philosophique. Il n’y a pas d’un côté la prof de philo et de l’autre la femme, mais une individualité où psychologie personnelle et philosophie sont comme compénétrées. Nathalie n’a pas besoin de lutter avec les armes de la philosophie contre un état de crise pour la bonne et simple raison qu’elle ne traverse pas de crise existentielle. Ce qui la relie au monde et à elle-même, c’est avant tout la vie intellectuelle qui la constitue en propre.

Ce qui fait la réussite du film est la manière très fine avec laquelle la réalisatrice nous montre les interactions entre Nathalie et son entourage. Sur un certain plan, Nathalie ressemble au personnage de Delphine du Rayon vert d’Éric Rohmer. La sensibilité et la spontanéité de Delphine l’exposent aux questions inquisitrices des gens qu’elle rencontre, tout comme Nathalie qui est toujours traitée en fonction de son statut de professeure de philosophie. On peut citer par exemple le prêtre qui lors du discours funéraire de l’enterrement de la mère détourne symboliquement la philosophie pour l’associer à la foi chrétienne, mais également la remarque étonnée d’une amie de son ancien élève à propos du mutisme de Nathalie au sujet d’une discussion politique. Pour les gens, un prof de philo doit nécessairement avoir un avis éclairé sur toutes choses ! Enfin, le coup le plus mesquin est porté à Nathalie par cet ancien élève, Fabien, ancien normalien très engagé politiquement, qui lui reproche de n’avoir cultivé que son intériorité. Ce sera d’ailleurs la seule fois où l’on verra Nathalie pleurer.

De manière générale, Nathalie est entourée de personnages qui manquent de la légèreté (dans le bon sens du terme) qu’elle-même possède : son ex-mari ne jure que par Kant, son meilleur élève n’a d’intérêt que pour le militantisme et les modes de vie alternatifs, les commerciaux de sa maison d’édition sont obnubilés par le rendement économique. Sans compter ceux qui cherchent à la territorialiser et à rogner sa liberté, comme le dragueur lourdingue du cinéma ou encore la mère névrosée qui la harcèle. Tous manquent de fraîcheur, mais ils nous aident par contraste à capter l’essence du personnage incarné par Isabelle Huppert. Le dernier plan du film, un cadrage sur le salon vide chez Nathalie que l’on sait être en hors champ dans la pièce à côté renforce cette impression d’un personnage absent et présent au monde à la fois.

Sacré, attention danger !

lahireBernard Lahire compte parmi les plus grands sociologues contemporains. Son travail permet de saisir les transformations sociales actuelles tout en ne cédant pas aux facilités d’une sociologie qui flirte d’un peu trop près avec les approches cognitivistes et la prétendue liberté des agents. Il a su prendre ses distances avec les analyses déterministes quelque peu rigides de Pierre Bourdieu, en rendant compte de la complexité et de la pluralité des déterminismes qui nous régissent. Il emprunte une partie de ses concepts et de ses outils d’analyse à la pensée philosophique (Foucault, Deleuze ou encore Wittgenstein) et il est le premier à construire de manière rigoureuse les fondements d’une « sociologie psychologique », où le chercheur fait varier ses échelles d’observation en fonction de l’objet étudié. L’étude qu’il a consacrée à Kafka (Franz Kafka. Eléments pour une théorie de la création littéraire) illustre cette volonté d’étudier le social à l’état plié.

 
Dans son dernier ouvrage (Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré), il interroge en profondeur les notions de profane et de sacré en montrant comment ces concepts s’articulent autour de la domination. Un tableau n’est pas un objet ordinaire, mais s’inscrit dans un processus de sacralisation qui prend ses racines dans une dichotomie entre ce qui est noble et ce qui ne l’est pas, et dans la division entre ce qui constitue l’espace des dominants et le monde trivial des dominés. Ce qui fait l’intérêt des recherches de Lahire repose sur le caractère transdisciplinaire de ses travaux ; l’auteur ne joue pas le jeu réduit de l’hyper-spécialisation mais utilise l’histoire, l’anthropologie ou encore la philosophie pour faire apparaître la réalité de la domination.

 
Bernard Lahire, tout au long de son imposant essai, s’efforce de rendre visible ce qui ne l’est pas. Les mondes de l’art et de la culture sont traversés par la magie sociale. En menant une enquête sociologique très approfondie sur les luttes entre experts autour de l’authentification d’une toile de Nicolas Poussin, il met à jour les ressorts historiques de la domination sous ses formes politique, théologique ou culturelle. Ce n’est pas que par ses qualités intrinsèques qu’une œuvre parvient à la notoriété, mais par la part de fascination que suscite tout objet sacralisé. Bernard Lahire rappelle que « les théories esthétiques qui font de l’art un objet autonome sont historiquement liées aux institutions qui comme les musées ou les salles de concert, engendrent une division entre l’art et la vie, entre le sacré et le profane ». Il caractérise plus profondément cette division entre sacré et profane en soulignant que « les fictions théologiques n’étaient elles–mêmes, dès le départ que des transpositions de réalités politiques, des réalités de pouvoir transfigurées ». Le sacré n’est qu’une réalité instituée, ce sont les formes humaines du pouvoir (peut-on sérieusement en envisager d’autres !) qui servent de modèles pour penser l’espace sacré. « C’est Dieu qui est à l’image du pouvoir temporel et non l’inverse ».

 
Ces propos sont à rapprocher de ceux de l’historien Robert Muchembled, qui insiste dans son essai Une histoire du diable sur les similitudes entre l’iconographie du démon et le pouvoir royal : « Nul contemporain ne semble avoir remarqué la concordance entre deux sphères si diamétralement opposées par définition. Pourtant les fantasmes diaboliques étaient produits par les mêmes artistes qui mettaient en exergue la souveraineté royale ». « Ces images [iconographie démoniaque du 15ème siècle] véhiculent une vision hiérarchique du monde infernal calquée sur celle de la souveraineté royale ».

 
Si les théories esthétiques, comme l’affirme Lahire, opèrent une scission entre l’art et la vie, est-on condamné à ne reconnaître comme beau et digne d’intérêt que ce que la race arrogante de nos maîtres désigne comme tel ? Doit-on communier avec les prêtres de l’art dans l’orthodoxie du beau ? La lecture d’un autre essai que je viens de terminer nous ouvre des perspectives de libération. Dans son dernier ouvrage (La valeur d’un film. Philosophie du beau au cinéma), le philosophe Eric Dufour défend une conception sociale et politique du cinéma fondée sur les usages que l’on en fait. Si un film, même le plus populaire, impacte mon existence en ouvrant des formes de vie possibles (éthiques, politiques ou encore existentielles), alors il devient tout aussi légitime que n’importe quel film appartenant à la grande tradition culturelle. Comme s’il répondait par avance à une critique possible (celle des contempteurs obsessionnels du relativisme), Dufour pose la question suivante : « Qui veut à tout prix trouver des normes universelles, qui prétend à cet universel et à une hiérarchisation des films ? » Pour Eric Dufour, la réponse est bien évidement à chercher du côté des tenants des conceptions élitistes du cinéma. La conclusion de Dufour est sans appel : « C’est une forme de violence, et à notre sens la violence la pire, parce qu’elle se dissimule sous l’apparence du logos ». On est ici au plus près de la conception du sacré, matrice de domination chez Lahire.

 

Philo-analyse

SpilliaertJe hais les corporations et les lieux clos de l’entre soi. Il n’y a rien de plus insupportable que de subir une pensée intériorisée qui se croit libre de l’institution qui la gouverne souterrainement. On pourrait croire, mais c’est là une croyance naïve, que les professionnels de l’esprit critique et de la pensée libre ont une capacité de recul qui leur permet d’échapper en partie à la logique du conditionnement professionnel. Pourtant, et c’est là pour moi un grand paradoxe et une source continuelle d’interrogation : ce qui nous fait penser nous aliène dans le même temps. Ou plutôt, nous sommes incapables de penser et de faire vaciller le socle à partir duquel nous pensons. Un professeur de philosophie français gavé au rationalisme et adoubé par l’institution aura une forte tendance à penser en rationaliste et à partir en croisade contre toute forme de pragmatisme et de relativisme. Il s’agit alors pour les professeurs-curés durant l’année de terminale de brandir le goupillon de la raison et de faire avaler en trois parties les hosties d’un raisonnement supérieur.

 
Je viens de terminer un essai, Que peut la philosophie ? de Sébastien Charbonnier, professeur de philosophie, qui pointe du doigt les dysfonctionnements de l’enseignement de la philosophie en terminale. Mon but n’est pas dans cet article de faire un résumé exhaustif des thèses de l’auteur, mais de commenter certaines réflexions pertinentes. Sébastien Charbonnier, en s’appuyant sur Deleuze, rappelle que la philosophie a toujours eu besoin de poser un ennemi pour renforcer sa cohésion. « Cet ennemi prend diverses formes dans l’histoire de la philosophie : c’est ce que Deleuze appelle le « négatif de la pensée ». Sans prendre en compte la chronologie, on peut dresser une liste de quelques figures ennemies de l’erreur : le préjugé, le délire, l’ignorance, la superstition, l’illusion, etc. Deleuze insiste sur la variété de ces « déterminations rivales », qui ont pourtant toutes quelque chose en commun : le négatif de la pensée, quelles que soient ses formes, figure toujours une ligne entre le « philosophique » et le « non philosophique ». On n’est pas sorti du schéma identitaire originel : il y a les barbares et nous. » On l’a compris, la philosophie est une montée vers la vérité et il s’agit d’isoler et de traquer les éléments non nobles de la pensée qui signent la faillite de la raison. La philosophie a besoin de circonscrire un territoire, de poser des valeurs, ce qui ne peut que freiner l’activité philosophique elle-même. En présupposant ce qu’il faut penser, on ne pense plus rien de vivant.

 
La philosophie est en effet mortellement ennuyeuse quand elle n’est qu’une immense leçon qu’il faut écouter religieusement. Si la philosophie a pour rôle d’émanciper, elle ne peut le faire qu’en suscitant le désir. Il ne peut y avoir d’effets émancipateurs par la seule parole du maître. Pour Sébastien Charbonnier, « l’activité philosophique n’est garante de rien et n’a aucune légitimité en dehors des effets qu’elle procure ». Si on se contente d’exposer les pensées de Descartes, de Platon et de Kant à des élèves en leur disant, voilà ce qu’il faut avoir à l’esprit pour se libérer, il ne faut pas s’étonner de ne pas retenir leur attention. La pensée produit des effets à partir du moment où quelque chose passe, coule, où un concept s’élabore collectivement. La philosophie est une « boite à outils », pour reprendre l’expression de Michel Foucault, et les philosophes (antiques, modernes, comme contemporains) servent de pièces de constructions pour des agencements qui permettent de court-circuiter la doxa environnante.

 
L’auteur n’est pas avare de références sociologiques (Louis Pinto, Pierre Bourdieu… ) La sociologie entretient en effet un rapport particulier avec la philosophie, mais les philosophes ne voient pas d’un bon œil des analyses qui consistent à faire émerger les implicites sur lesquels reposent partiellement leur pensées. Et pourtant la philosophie a une histoire qui structure en partie les représentations de ses acteurs et la croyance en une Perennis philosophia pourrait bien relever d’une illusion auto entretenue par les professeurs eux-mêmes. Au sujet de la culture des professeurs de philosophie, on peut lire dans le rapport sur l’état de l’enseignement de la philosophie en 2007-2008 que « les sciences de l’homme hier surinvesties, mais presque écartées de l’enseignement aujourd’hui, ne font pas partie des domaines de prédilection des professeurs ». Comme quoi l’ignorance sélective peut se révéler utile… Pour information, je suis professeur de philosophie.

Image lumière

elite-daily-warp-speedDeleuze s’est toujours battu contre l’affirmation suivante : « l’image cinématographique est une image au présent ». Pour Deleuze, « c’est par le montage que la conscience du temps ou qu’une image du temps découle des images-mouvement. C’est le montage des images-mouvement qui donne une image du temps ». Pourtant, peut-on vraiment affirmer que le montage nous donne à voir le temps comme une qualité qui apparaîtrait comme telle par un procédé d’assemblage ? Le cinéma est avant tout un art de l’illusion (cf. article). Le cinéma est une construction, il ne donne pas à voir le réel dans sa pureté. On peut d’ailleurs se demander ce qu’est un réel pur : est-ce un réel non entaché de subjectivité ? La puissance de l’image est trompeuse ou du moins le devient-elle véritablement quand on cesse de la considérer en elle-même et pour elle-même. Il y a bien une positivité de la puissance de l’image cinématographique, mais cette puissance est toute entière contenue dans l’artifice. Je ne rentre pas dans le temps, mais dans la représentation du temps. Le temps cinématographique n’est qu’une image du temps, une construction qui me permet d’éprouver une durée que je peux parcourir ou non en fonction de ma sensibilité. Le passage et la marque du temps sont possibles grâce à toute une batterie de techniques tels que le fondu enchaîné, la voix off, ou encore le recours à la brusque accélération. A contrario, on peut mettre entre parenthèses le temps de la narration par le recours à l’ellipse. Bien entendu, toutes ces techniques produisent des effets sur le spectateur, mais cela ne saurait nous faire oublier, n’en déplaise à Deleuze, que les différentes durées d’un film s’inscrivent dans le continuum d’une succession de plans même si ces derniers ne se suivent pas chronologiquement.

J’ai pu mesurer à quel point « l’effet du temps » relève de l’emploi d’astuces cinématographiques avec la série True détective, qui cherche à réduire au maximum la perception de la temporalité. Les premiers épisodes montrent comment des évènements passés s’enchaînent avec le récit des protagonistes sur ces mêmes évènements. Le dispositif optico-sonore mis en œuvre (conversation engagée au présent qui se poursuit sur un plan au passé, ou encore les transitions ou plutôt l’absence d’effets de transitions entre les différentes séquences temporelles) contribue à saper toute expérience du temps et traite ce dernier sur le mode du présent. Au final, la série, et c’est ce qui fait son originalité, plonge le spectateur dans un temps sans épaisseur. Les repères temporels ne se sont pas dissipés, nous passons facilement d’un temps de compréhension à un autre, mais nous ne les éprouvons plus comme tels. Nous sommes coincés dans un éternel présent. Toutefois, on peut regretter la gratuité de ce parti pris esthétique car forme et fond ne se répondent pas. On peut essayer de lier les réflexions du policier Rust Cohle, un des deux personnages principaux de la première saison, sur le concept nietzschéen de l’éternel retour avec ce passé qui ne passe pas. Mais Cohle, personnage très pessimiste, délivre tout au long de la série des propos qui le rapprochent sans contestation possible de Schopenhauer. C’est donc une piste qu’il nous faut abandonner à moins de conclure à l’incompétence philosophique des scénaristes !

J’ai pu également expérimenter la dissipation de l’effet du temps dans un tout autre registre et dans un autre type de cinéma. Le dernier Mad Max (un film décevant que je suis allé voir à reculons) enchaîne les scènes d’actions au point que, à un certain moment, je me suis trouvé comme déconnecté de ce que je voyais. Pendant l’espace d’un instant, j’ai été comme rejeté de la succession ultra rapide des images et de la dynamique de l’image-mouvement conceptualisée par Deleuze (une action entraîne une réaction selon un schème sensori-moteur). Le temps qui se donne à voir ici, à l’intérieur du mouvement, s’est comme dissipé. L’image ne se donne plus au présent, elle cesse tout simplement de se donner. Pour conceptualiser cette expérience, je citerai Paul Virilio, qui s’efforce de penser dans plusieurs de ses essais l’impact de la technologie et de la vitesse sur nos sociétés modernes. Dans La vitesse de libération, il écrit : « Actuellement, l’écran des émissions télévisées en temps réel est un filtre non plus monochromatique, comme celui bien connu des photographes, qui ne laisse passer qu’une seule couleur du spectre, mais un film monochronique qui ne laisse entrevoir que le présent. Un présent intensif, fruit de la vitesse-limite des ondes électromagnétiques, qui ne s’inscrit plus dans le temps chronologique, passé, présent, futur, mais dans le temps chronoscopique : sous-exposé-exposé-sur-exposé ». Ce présent intensif, qui par le biais du numérique se décline dans toutes les productions audiovisuelles aujourd’hui, nous exclut du régime de l’illusion temporelle pourtant nécessaire à l’appréciation esthétique et à la construction du monde.

L’ontologie zéro de Pyrrhon d’Elis

pyrrhonIl y a environ deux ans, j’ai écrit un article assez synthétique sur la pensée de Marcel Conche, dont j’avais pris connaissance par le biais de son ouvrage Orientation philosophique. Or, la lecture attentive de son maître-livre, Pyrrhon ou l’apparence, dont je n’avais lu à l’époque que des extraits, m’a donné envie d’écrire un nouveau texte sur cette philosophie aussi subversive que fascinante.

Dans Pyrrhon ou l’apparence, essai universitaire rigoureux, Marcel Conche entreprend de réaliser une défense du scepticisme en proposant une interprétation nouvelle de la pensée du philosophe sceptique Pyrrhon d’Elis. Marcel Conche s’efforce tout au long de son essai de distinguer la pensée de Pyrrhon de celle de Sextus Empiricus, un sceptique grec de la fin du 2ème siècle après JC. Pyrrhon, qui connut le début du règne d’Alexandre et la fin des cités grecques, défend une conception du scepticisme que l’on ne retrouve pas chez ses continuateurs mis à part chez son disciple Timon. Pyrrhon a assisté à la naissance d’un monde et a pris conscience de l’illusion qui consiste à croire que les choses ont un fond. Les analyses de Marcel Conche ont le mérite de dégager l’originalité du penseur d’Elis et permettent de corriger les interprétations officielles sur la pensée de Pyrrhon (comme celle avancée par l’historien de la philosophie antique Victor Brochard).

Mais entrons sans attendre dans le vif du sujet en exposant ce qu’est le scepticisme. De manière générale, il est entendu que le doute sceptique porte non par sur les phénomènes, c’est-à-dire sur ce qui apparaît, mais sur les choses cachées. Les sceptiques comme Sextus Empiricus ne doutent pas de la réalité des phénomènes ; le phénomène, c’est ce dont je peux faire l’expérience par la sensation, je peux par exemple toucher cette table ou ressentir le goût sucré de ce gâteau, mais je suis incapable de me prononcer sur la pensée d’un noumène telle que l’idée de Dieu. Les causes extérieures des phénomènes et en général tout objet pensé sont incertains ; il faut donc suspendre son jugement (épochê) à l’égard des idées qui n’ont pas de rapport avec la sensation. Le scepticisme entendu ici est un scepticisme « phénoméniste ».

Or pour Pyrrhon, le doute sceptique ne fait pas le tri entre l’apparence et l’être des choses qui est par nature douteux, mais passe par la formule du ou mallon (pas plus) : ce n’est pas plus ainsi qu’ainsi ou que ni l’un ni l’autre. Pyrrhon substitue à l’être des dogmatiques, l’apparence. Non pas l’apparence de (l’apparence de quelque chose dont la nature ou l’essence reste cachée), ni l’apparence pour (pour un sujet, ce qui apparait a une subjectivité), mais l’apparence pure et universelle. Les choses ne sont pas plus ceci que cela, signifie qu’elles n’ont pas d’être. Marcel Conche parle de « dissolution universelle des étants », mais souligne que Pyrrhon ne substitue pas pour autant la catégorie du non-être à celle de l’être. « Cependant le rien auquel aboutit Pyrrhon est un tout autre rien que le néant qui serait simplement l’opposé de l’être ».

C’est pourquoi, il faut comprendre cette dissolution de l’être comme apparence pure. Pour la métaphysique de l’époque, celle d’Aristote en particulier, le fait qu’il y ait des étants va de soi. On questionne l’être de l’étant, mais on ne saurait sans absurdité nier l’être lui-même. Pour Aristote, le principe de contradiction « il n’est pas possible que la même chose, en un seul et même temps, soit et ne soit pas » est indémontrable et peut être défendu contre ses négateurs. Dans le livre Gamma de la Métaphysique, Aristote montre qu’il suffit de demander à un adversaire du principe de dire au moins quelque chose pour le réfuter, car en disant quelque chose (on ne peut nier que les mots ont un sens défini), il signifie quelque chose et donc par-là respecte la logique du principe.

Pyrrhon, en déclarant à propos d’une chose qu’elle est et n’est pas, fait-il vraiment preuve d’absurdité? Pour lui, c’est bien une vérité, mais elle ne se situe pas au niveau du discours, car le langage ne peut manquer de réintroduire la question de l’être (« ceci est », « ceci n’est pas », « il n’y a que l’apparence », etc.) Si tout est indécidable et indifférent, alors il s’agit non pas de suspendre son jugement mais de s’abstenir de juger. Voilà le vrai sens de l’épochê pyrrhonienne pour Marcel Conche. Le sage est celui qui se délivre de la recherche illusoire de la vérité. Si l’on quitte le sol des évidences du sens commun et de la philosophie dogmatique, alors on cesse de donner une valeur au mot « être ». Pour Marcel Conche, une telle position ne pouvait manquer de faire « l’objet d’un refoulement idéologique, car, contrairement au scepticisme phénoméniste (celui de Sextus Empiricus par exemple), il ne fut jamais conciliable avec les idéologies dominantes ». Phyrron est au fond très proche de Wittgenstein, qui dénonce dans sa seconde philosophie les prétentions abusives de la philosophie. Leurs pensées respectives s’exercent contre une certaine idée de la philosophie. Faire de la philosophie, c’est se délivrer de l’illusion que la philosophie dit ou peut dire quelque chose sur le réel. Si Wittgenstein cherche à nous délivrer « des crampes mentales » occasionnées par « l’ensorcellement par le langage » dont nous nous ne manquons pas d’être les victimes, Pyrrhon, lui dénonce l’illusion ontologique à la base de tout questionnement philosophique. Car ce qui est étonnant, c’est bien la croyance non discutée en la philosophie !

L’Art ne nous dévoile rien

SUMA-Light-Installation« Le tableau me dit quelque chose en se disant lui-même […] Le fait pour lui de me dire quelque chose consiste dans sa propre structure, ses propres formes. » Cette remarque de Wittgenstein tirée de sa Grammaire philosophique signifie qu’une œuvre d’art n’exprime rien en dehors d’elle-même. Pour Wittgenstein, l’Art contrairement au langage, n’assume pas de fonction de renvoi, il n’est pas signe vers autre chose, mais présence autosuffisante. Cette réflexion originale a pour mérite de délivrer l’œuvre artistique  de ce que Jean-Marie Schaeffer appelle  dans L’Art de l’âge moderne la « théorie spéculative de l’Art ». Schaeffer montre dans cet essai  exigeant, comment à partir de la révolution romantique s’est élaborée une théorie ontologique de l’Art. L’Art prend le relai de la philosophie pour exprimer la réalité de l’être, l’Art endosse le rôle douteux  de la métaphysique. La philosophie s’appuie désormais sur lui  pour tenter de nous faire voir ce  que la raison est incapable de dévoiler. Pour Schaeffer, même Nietzche s’abreuve à la source de la théorie spéculative de l’Art pour asseoir sa théorie du monde  comme interprétation. « Comprendre l’Art, c’est comprendre  la volonté de puissance, parce que c’est dans l’Art que la volonté de puissance s’incarne dans sa transparence absolue », écrit Schaeffer. Autrement dit, si Nietzsche tord la théorie spéculative de l’Art pour la faire fonctionner dans sa propre cosmologie, il la conserve en tant qu’outil philosophique.

Le résultat de cet embrigadement de l’Art par la philosophie a une conséquence directe pour Schaeffer : nous sacralisons aujourd’hui l’œuvre d’art et nous lui demandons de nous délivrer de la banalité quotidienne en nous ouvrant les portes de la réalité pure.  Pour compléter Schaeffer, j’ajouterai que cette sacralisation n’a pas disparu avec le paradigme ouvert par Marcel Duchamp. L’art contemporain  a liquidé la question de l’esthétique, mais  a perpétué la fonction religieuse de l’Art et l’a même étendu à la personne de l’artiste. C’est dans ce contexte que les analyses de Wittgenstein prennent tout leur sens en nous permettant de nous  recentrer sur l’œuvre elle-même. En quel sens faut-il  comprendre  ce recentrement ? Pour Wittgenstein, il faut s’attacher au fonctionnement de l’œuvre elle-même, à son harmonie interne. Il faut par exemple en musique parler de l’interprétation correcte ou incorrecte d’un morceau. Le sentiment que procure une œuvre d’art est secondaire pour le philosophe.  «  On pourrait en déduire que n’importe quel autre moyen de produire de tels sentiments nous ferait ce que fait la musique. A une telle explication, nous sommes tentés de répondre c’est elle-même que la musique nous transmet », affirme Wittgenstein.

Pour lui, l’œuvre d’art  ne renvoie qu’à elle-même ; on peut parler à son sujet d’autoréférence. L’œuvre n’est plus le signe de l’être, mais est à elle-même son propre signe, comme si l’œuvre jouissait d’un statut particulier. Certes, elle n’est plus au service d’une spéculation sur l’être, mais elle apparaît sous la description énigmatique de l’auteur comme une réalité métaphysique en soi. Ce qui, in fine, nous ramène au point de départ. La question que l’on peut se poser est alors celle-ci : peut-on penser l’Art philosophiquement en dehors de toute référence ontologique, tout en conservant  la puissance de fascination qu’il exerce sur la pensée ?

Le philosophe Louis Vax (cf. article Les fantômes et le philosophe) a peut-être quelque chose à nous apprendre à ce sujet. Louis Vax, penseur original  fut l’un des premiers en France à s’intéresser à la philosophie analytique  qui a été façonnée en partie par la pensée de Wittgenstein. Louis Vax est également connu pour ses analyses sur la littérature fantastique. Dans son essai très érudit qu’il consacre à la déconstruction de la notion de profondeur Critique de la profondeur, on peut lire : « Une œuvre d’art ne dit que ce qu’elle dit. Elle ne cache rien, elle s’offre à nous tout entière. Son épaisseur est transparente, son mystère en pleine lumière ».  On voit la proximité de la pensée de Vax  avec celle de Ludwig Wittgenstein. Mais contrairement à Wittgenstein, Vax  va insister sur l’importance  de ce que nous éprouvons face à une œuvre d’art. L’œuvre provoque chez le spectateur un sentiment qui prend la forme d’une promesse, une promesse de jouissance par exemple. Mais cette puissance que nous croyons déceler dans l’œuvre ne consiste que dans l’effet produit. L’œuvre en effet ne dit que ce qu’elle est. « L’objet esthétique […] se donne en même temps qu’il se promet. Et c’est par là qu’il est esthétique, et qu’il ne saurait nous décevoir comme peuvent le faire les autres biens de la terre ».  Avec Vax, on peut enfin définir ce qu’est une œuvre d’art : une réalité qui s’épuise dans le sentiment esthétique qu’elle produit sur celui qui la contemple. Penser l’Art consiste alors à  se délivrer de la tentation d’élever  à la  seconde puissance  l’illusion dont on jouit, et non à faire d’une œuvre le prisme des folles prétentions  de la métaphysique.

Les zombies (6) : par-delà l’interprétation

Je viens de terminer la lecture de deux essais sur les zombies qui tranchent avec la médiocrité des ouvrages consacrés jusqu’à présent au sujet (cf. articles zombies 1 et 2). Les deux auteurs ont le mérite de se focaliser sur le zombie comme être filmique et non comme phénomène de mode. Le zombie, comme j’ai essayé de le montrer moi-même (cf. articles zombies 4 et 5), s’appréhende en effet dans  l’image, il n’est qu’un être pour l’image. C’est une  figure singulière qui mute de film en film, c’est un concept toujours en devenir. En cela, il faut sans doute être nominaliste et renoncer à parler de l’essence du mort-vivant.

Ceci étant dit, revenons à nos auteurs : Amélie Pépin a intitulé son essai Zombie Le mort-vivant autopsié.  Sur 123 pages, dans un style clair, elle s’applique à faire ressortir, entre autres, le motif religieux à l’œuvre dans les films de zombies. Elle analyse trois longs métrages : White Zombie de Victor Halperin, Dawn of the Dead, de George Romero (auquel j’ai consacré un article cf. article zombies 5) et 28 Days Later de Danny Boyle. Pour aller vite, on pourrait dire que les figures des morts-vivants dans ces trois films correspondent respectivement  à l’image classique, moderne et postmoderne du zombie. Essentiellement descriptive, l’analyse de l’auteur s’attache à faire émerger la thématique maintes fois développée de la critique de l’individualisme et de la société de consommation dans les films du genre (en particulier chez Romero). De ce point de vue, elle n’est guère novatrice, mais l’intérêt de son livre ne vient pas de cette analyse banale et somme toute assez superficielle, mais de la manière dont elle l’a conduite et justifiée. De manière fine, elle fait apparaître les jeux de renvois entre films et motifs  bibliques (genèse et apocalypse). Son plus grand mérite, il me semble, est d’avoir donné de l’épaisseur au film de Danny Boyle qui est une œuvre beaucoup plus commerciale que Dawn of the Dead de Romero. Au final, c’est dans une direction morale que l’auteur entraîne ses lecteurs en choisissant pour cela la voie de l’herméneutique. Mais l’interprétation, aussi stimulante soit elle, a pour défaut de manquer ce qui fait la spécificité conceptuelle du zombie, son modus operandi. Le zombie n’est pas soluble dans la métaphore (cf. article zombies 3).

Sensible à ce problème, Joachim Daniel Dupuis, dont l’essai s’intitule George A. Romero et les zombies Autopsie d’un mort vivant (il n’y a pas dû avoir concertation entre les deux auteurs !) propose une analyse non interprétative du zombie (il n’est pas le premier à en avoir eu l’idée cf. articles zombies 3 et 4). Le livre de Joachim Dupuis est ambitieux : il cherche à montrer en quoi le zombie romérien est une figure qui « court-circuite » les dispositifs de pouvoir en action dans le corps social. Le cinéma de George Romero s’articule ici à la pensée de Michel Foucault et est présenté comme contre-effectuation à la normalisation des sujets. Les analyses de l’auteur sont souvent pertinentes. Les commenter prendrait beaucoup de temps et m’éloignerait de ce qui m’a animé à la lecture de l’essai.

Deux idées ont particulièrement attiré mon attention. La première concerne l’utilisation du concept d’affect tel que Deleuze l’entend, même si le philosophe n’est pas cité par Joachim Dupuis : « Les morts ne sont pas une idée rendue concrète par un personnage. Les morts sont plus l’expression d’un affect que le spectateur éprouve autant que les personnages. Un affect n’est pas un simple sentiment, une simple affection qui aurait pour cause un sens anthropologique (du type joie, bonheur). Il s’agit plutôt de forces qui agissent sur nous sans que nous sachions de quoi il retourne. Il y a un sentiment d’inéluctabilité, de nécessité. C’est une catastrophe. » De la même manière que, dans un tout autre genre, les meilleurs films de John Cassavetes permettent au spectateur réceptif de ressentir les flux et les forces à l’œuvre dans la vie, les films de Romero nous permettent d’expérimenter les flux du chaos. L’auteur a bien perçu que les zombies dont l’origine est inassignable et qui ne sont l’expression d’aucun signifié (cf. article zombies 4)  produisent un effet très particulier sur le spectateur. Ce dernier expérimente sans pouvoir rabattre ce qu’il ressent sur des coordonnées précises. Affect sans référent, qui déterritorialise pour parler comme Deleuze, ceux par qui il passe. Joachim Dupuis complète ici les analyses de Philippe Met pour qui le zombie est davantage « processuel » qu’ « allégorisable » (cf. article zombies 3).

Le deuxième point que j’aimerais évoquer concerne le  refus de l’auteur de considérer les zombies comme une masse : « [Les zombies] ce n’est pas non plus une « masse », car celle-ci n’inscrit pas de traces (Canetti). Or le mort-vivant porte en lui-même une trace des pouvoirs (ce que sont clairement les morts-vivants comme expression du pouvoir), les marques du pouvoir en les « brouillant » ». On comprend pourquoi l’auteur refuse le rapprochement que Pascal Couté opère entre les zombies et le concept de masse d’Elias Canetti (cf. article zombies 3).  Envisager les zombies comme une masse, c’est renoncer à les faire fonctionner comme coupures des flux de pouvoir. La masse croît sans cesse en absorbant les individus. En fait, la masse ne marque pas les corps et les âmes, elle les absorbe. En digérant et en assimilant individus et institutions, les zombies deviennent les signes de la dissolution de tout rapport social dont le pouvoir n’est qu’une des modalités, sur laquelle s’est à mon sens trop focalisé Joachim Dupuis (bien que ce soit là son but). Plus profondément, c’est la grammaire de la réalité elle-même qui est subvertie par les zombies romériens.  « Certaines propositions sont soustraites au doute, comme des gonds  sur lesquels tournent ces questions et doutes », énonce Wittgenstein dans De la certitude  à propos du langage. L’action des zombies  symbolise dans l’image la perte de ces propositions pivots à partir desquelles nous pouvons penser le pouvoir, la religion et toutes nos expériences sociales. C’est l’image même de la réalité à partir de laquelle nous pouvons donner sens au monde et que nous ne pouvons pas remettre en question (car  c’est à partir d’elle que nous pensons), qui s’effrite et disparaît sous la pression des morts.

Le train fantôme : une expérience ontologique

WienGeisterbahnRoterAdlerA première vue, le train fantôme est une attraction foraine semblable aux autres manèges. On y vient pour faire le plein de sensations et d’émotions. Toutefois, le plaisir ambigu ressenti dans un train fantôme se distingue de l’impression de vertige expérimentée dans les manèges à sensation comme les « grands-huit » et attractions de même acabit qui produisent sur les corps des effets liés aux puissantes accélérations, à la force centrifuge et qui soustraient le public  pour un temps aux lois de la gravitation. Le train fantôme produit des sensations physiques sur ceux qui le visitent  en jouant sur l’émotion de la peur : c’est parce que nous sommes effrayés que nous réagissons physiquement.

Bien entendu, il faut distinguer les trains fantômes des fêtes foraines qui fonctionnent sur l’effet de surprise (apparitions soudaines de personnages ou d’automates hurlant et gesticulant, jeux de lumière aveuglants, bruits stridents et inquiétants se déclenchant à des moments stratégiques) de leurs variantes pédestres (« maisons de l’horreur »). Ces dernières permettent une plus grande immersion dans le monde fictif car le public peut moduler son rythme de parcours. Enfin, il faut aussi citer les « maisons hantées » des parcs d’attractions  qui  associent   déplacement en wagonnet (propre aux trains fantômes) et scénographie très élaborée. Les effets spéciaux y sont généralement très soignés et mis au service d’une ambiance et d’une esthétique macabres.

Pour plus de commodité, j’emploierai le terme de « train fantôme » dans son sens générique pour désigner ces différentes attractions. Par ailleurs, ce qui va retenir mon attention relève de leurs propriétés communes c’est-à-dire d’une part de l’espace fermé et coupé du monde réel qu’elles constituent et de leur pouvoir de représentation ou d’évocation d’autre part. Un train fantôme est un lieu clos sur lui-même, un espace fermé qui abrite un monde dont les décorations extérieures constituent des signes. L’aspect extérieur d’un train fantôme donne un avant gout du monde « infernal » qu’il renferme ; il est promesse d’une expérience où le plaisir prend appui sur le malaise. Le train fantôme met en scène  le monde de l’au-delà et ses représentations effrayantes.

Si les lieux de culte symbolisent la coupure entre monde sacré et monde profane pour le croyant, le train fantôme opère une coupure ontologique entre le monde réel et le monde d’Hadès. Or, comme le souligne l’historien des religions Mircea Eliade « tout espace sacré implique une hiérophanie, une irruption du sacré qui a pour effet de détacher un territoire du milieu cosmique environnant et de le rendre qualitativement différent ». Le train fantôme fonctionne donc comme un lieu sacré, fut-il inversé. Il regorge de figures effrayantes qui font écho à des peurs ancestrales et à l’abomination des différents mythes que l’homme a imaginés. Aussi, l’amateur de train fantôme ne cherche pas le frisson pour le frisson. Il est avant tout captivé par le déploiement artificiel d’univers effrayants.  L’excitation provoquée par le train fantôme peut être résumée par cette citation de l’écrivain belge Jean Ray : « La Peur est d’essence divine, sans elle les espaces hypergéométriques seraient vides de dieux et d’esprits. Si elle ne peut que vous tordre les entrailles, sans vous laisser dans la bouche un goût de vin de flammes, si elle vous est sans volupté, si elle n’éveille en vous ni frisson de grande joie, ni sentiment de troublante gratitude, n’ouvrez pas ce livre noir des merveilles qu’est « La cave aux crapauds ». »

J’ai parlé plus haut de « pouvoir de représentation », il faut en effet  clarifier la nature de cette représentation. Quel est le statut des figures effrayantes qui s’offrent au regard du public dans les trains fantômes ? En quel sens peut-on les qualifier de réelles ?  Pour répondre à ces questions, je vais convoquer Arthur Danto, qui dans La transfiguration du banal  insiste sur les deux sens du mot anglais appearance, qu’il rapproche du terme « représentation » : « Le terme désigne d’abord la manifestation de la chose elle-même […] Mais selon son deuxième sens, appearance  signifie effectivement l’apparence qui s’oppose à la réalité. » La deuxième acception semble ne pas poser de problème ; les créatures fantastiques qui peuplent le train fantôme ne sont que des apparences, des simulacres et le train fantôme donne l’illusion d’un monde réel. Or, ces créatures sont nées de l’imaginaire et n’ont donc pas leur pendant dans le réel, elles ne peuvent donc être des apparences car elles ne s’opposent à aucune réalité.

Peut-on dire alors  qu’elles manifestent quelque chose ? En un sens oui, car elles manifestent leur propriété d’artefact. Un automate en forme de zombie ou de vampire est une réalité qui se représente elle-même. C’est un objet physique qui est tout aussi réel que n’importe quel autre objet. Mais il a également une autre manière d’être réel. Il est réel par l’effet qu’il produit sur celui qui en a peur. Il fait partie des choses effrayantes qui se sont imposées à une culture à un moment donné, il ne m’appartient pas de trouver effrayant ou nom cet objet, il est le dépositaire de l’expression de la peur de la culture dans laquelle tout individu baigne. Ce qui se manifeste dans le train fantôme est l’expérience verticale toujours renouvelée de l’esthétique fantastique.

Petit jeu sur le je

Ludwig WittgensteinL’interprétation d’un aphorisme en philosophie comporte toujours le risque d’une possible surinterprétation. Pour les mêmes raisons, l’aphorisme exerce une stimulation intellectuelle sur celui qui le lit et peut se donner à voir comme une promesse herméneutique. Dans tous les cas, l’excès de sens reste donateur de sens. Dans le Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein écrit : « On voit ici que le solipsisme, développé en toute rigueur, coïncide avec le réalisme pur. Le je du solipsisme se réduit à un point sans extension, et il reste la réalité qui lui est coordonnée ».

Pour rappel, le solipsisme est la thèse philosophique qui stipule que rien n’existe en dehors du sujet, et que seul le contenu d’une conscience est réel et non le monde qui l’environne. Wittgenstein ne défend pas exactement cette thèse, pour lui « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde ». Pour l’auteur, le monde (ou mon monde) est nécessairement contenu dans les limites de mon langage. Ce qui excède le dire peut seulement se montrer. Mais montrer quelque chose, cela revient à ne rien formuler sur une chose. Pour Wittgenstein, il est illusoire de vouloir énoncer des propositions sur des objets relevant de domaines (esthétique, métaphysique, ou mystique) qui  ne sont pas des réalités factuelles. Le monde que je peux saisir est le monde qui passe par le tamis de mon langage et les limites de mon monde épousent les limites de mon langage.

Ce qui est intéressant chez Ludwig Wittgenstein, c’est que le je du solipsisme est indicible, il constitue une frontière du monde et non une réalité métaphysique. Le monde est bien mon monde, mais ce je pour qui il y a monde est inapparent, ce n’est pas un je substantiel. Wittgenstein utilise la métaphore du champ visuel : « Tu réponds qu’il en est ici tout à fait comme de l’œil et du champ visuel. Mais l’œil en réalité, tu ne le vois pas ». C’est pourquoi il  ne reste que « le réalisme pur ». Finalement, il parvient à concilier les deux propositions contradictoires du solipsisme et du primat du réel en les dépassant. Il n’y a du monde que pour moi, mais ce moi pour qui il y a monde n’a pas de réalité, le je métaphysique n’est pas un fait du monde.

On peut dire que Wittgenstein procède par un double réductionnisme. Il commence par réduire le monde au monde qui peut être exprimé dans le langage pour un sujet puis, il réduit le sujet « à un simple point inétendu » ; ce qui reste alors est « le réalisme  pur ». On comprend pourquoi certains phénoménologues ont pu croire se retrouver dans les analyses wittgensteiniennes, mais c’est là, il me semble, une erreur d’interprétation, car Wittgenstein ne cherche pas à exprimer l’idée d’un réel qui est le résultat d’une visée intentionnelle, il tend à montrer que le réel est indépendant du sujet et en même temps que ce réel indépendant de tout sujet ne peut être qu’un réel pour un sujet. La démonstration semble paradoxale, mais elle ne l’est qu’en apparence. Wittgenstein ne tranche pas entre l’intuition du réaliste et celle de l’idéaliste, il les fait fonctionner ensemble. Je peux, par le langage, exprimer le monde comme fait, mais je ne peux que montrer que le monde n’est que mon monde. Le seul réel paradoxe est qu’en écrivant ceci, je sors des limites de la description du monde, j’exprime avec le langage ce qui ne peut être dit.

Le véritable paradoxe consiste dans le fait d’exprimer ce qui se montre en ayant recours au langage. A moins bien sûr de prendre ses distances avec Wittgenstein sur ce point et de faire l’hypothèse que tout ce qui peut être exprimé et compris est intelligible. A la notion trop étroite du monde Wittgensteinien, il faut peut-être opposer celle, plus ouverte, de Karl Popper qui divise le monde en trois mondes : le « monde 1 » est celui des faits physiques, le « monde 2 » celui des expériences subjectives , et enfin le « monde 3 » « est  le monde de l’esprit humain, des pensées et des théories, mais aussi celui des œuvres d’art , des valeurs éthiques et des institutions sociales ». Ainsi, pour jouir de la fécondité des propos de Wittgenstein, il semble nécessaire de ne pas le lire avec des lunettes wittgensteiniennes !

Ces séries qui jouent la carte de l’interdit

ATTENTION : cet article comporte un spoiler concernant la fin de la série Breaking Bad.

Walter White de Breaking BadLes bons sentiments, la loi et la morale ne semblent plus faire recette dans les séries télévisées américaines. En effet, depuis une bonne dizaine d’années, les méchants ont détrôné les justiciers, les trafiquants et les tueurs ont éclipsé les policiers et autres redresseurs de torts en leur volant la vedette. Aujourd’hui, on s’identifie aux personnages troubles, on prend plaisir à suivre leurs machinations criminelles en s’insérant avec délectation dans les plis tortueux de leur psyché. La société américaine aurait-elle réussi à crever les écrans de la bien-pensance ? Ou bien, plus prosaïquement, assiste-on  à un renouveau stratégique des chaînes qui surfent sur l’individualisme contemporain en proposant des produits ciblant les consommateurs postmodernes en mal de transgression ?

Répondre précisément à ces questions réclamerait un travail d’enquête sociologique approfondi. Pour ma part, je souhaiterais, plus modestement dans cet article, convoquer des concepts philosophiques pour analyser ces nouvelles figures du mal. En fait, il n’est pas possible de les penser sous un même concept car les protagonistes de ces séries ne s’alimentent pas aux mêmes sources de la « malignité ». Mais si la notion de mal est vague dans son essence, elle va tout de même me permettre d’appréhender les différentes formes de transgressions de quelques personnages phares issus de la culture télévisuelle contemporaine. Trois noms ont retenu mon attention : Tony Soprano de la série éponyme Les Soprano, Morgan Dexter qui donne également son nom à la série Dexter et enfin Walter White de Breaking Bad.  Mon objectif dans cet article est de chercher à montrer, en ayant recours à des concepts précis, comment chaque personnage exprime le mal, comment il s’y rapporte précisément.

Tony Soprano est le chef d’une famille de la mafia issue du New Jersey. Il partage sa vie entre sa famille et ses séances chez sa psychanalyste d’une part, et ses activités illicites d’autre part. On nous le montre dans son quotidien, on nous le présente comme un personnage ordinaire qui éprouve les maux de Monsieur tout le monde. La violence fait partie de sa vie et il sait se montrer impitoyable envers ses ennemis. Le propos de la série est d’insister sur la face normale qui coexiste avec la déviance. On peut vivre dans la parfaite illégalité et mener à côté une vie quasi normale. On peut parler  à propos de Tony Soprano de naturalisation du mal. Tony Soprano, c’est certes l’homme qui évolue  au sein de la codification stricte de la criminalité, mais qui, en même temps, vit dans  l’état de nature tel que l’a imaginé Thomas Hobbes. Tony Soprano ne suit que la ligne de son désir et s’empare par la force de tout ce qu’il convoite. Il n’est pas l’homme du pacte social et ne reconnaît à l’Etat aucune légitimité. Le rapport au mal chez Soprano s’inscrit dans une valorisation du désir et de la violence qui participe à la fois d’une culture, la culture de la mafia, mais qui relève également de l’état de nature qui pour Hobbes est caractérisé par l’état de « guerre de tous contre tous ».

Morgan Dexter rencontre le mal d’une manière radicalement différente. Dexter est un expert médico- légal auprès  de la police de Miami, il est plus particulièrement  spécialisé dans l’investigation des traces de sang sur les lieux de crimes. Mais il est aussi un redoutable psychopathe qui prend un réel plaisir à assassiner des personnes reconnues coupables de méfaits. Dexter est vide de toute émotion et s’évertue à donner le change à ses collègues et à ses proches. Dominé par une pulsion incontrôlable, Dexter ne peut connaître la satisfaction que dans l’acte de tuer. Dexter est l’homme du « ça » de Freud, de la partie inconsciente du psychisme humain. A proprement parler, Dexter ne commet pas le mal, car la pulsion irrépressible qui l’habite et  qu’il décrit comme son « passager noir » ne relève pas du choix. Commettre des meurtres pour Dexter est paradoxalement un acte vital, c’est la seule chose qui le relie à lui-même.

Mais le cas le plus troublant de l’expression du mal reste associé  à Walter White, le personnage de Breaking Bad. Walter White est un professeur de physique/chimie qui mène une vie morne et sans surprise. Quand il apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon, il s’associe pour payer ses frais médicaux avec un de ses anciens élèves pour fabriquer de la méthamphétamine, une drogue de synthèse psychostimulante. Walter White va mettre ses compétences techniques et sa grande intelligence au service de la criminalité en recourant même jusqu’à l’homicide pour protéger son business et sa vie. Walter White conserve malgré tout un fond de moralité en sachant dominer ses passions. Ce n’est pas l’homme de la démesure, il ne recherche pas le plaisir que donne la fortune. Dans le dernier épisode, il révèle à son épouse qu’il a fait tout cela pour se sentir  « vivant ». Walter White s’est d’une certaine manière trouvé et accompli dans ses actes criminels. Il s’est comme transcendé par le crime. Dans la dernière scène du dernier épisode de la série, on le voit mourir auprès d’une cuve servant à préparer la drogue, un sourire satisfait aux lèvres, le regard comme empreint d’une joie mystique ; Walter White est mort heureux. Walter White s’est efforcé de « persévérer dans son être », selon l’expression de Spinoza. Sa rencontre avec le crime ne l’a pas perverti mais fortifié. Si l’on substitue, avec Spinoza, les concepts bon et mauvais aux concepts de bien et de mal, on peut avancer l’idée que le personnage a gagné en puissance d’exister en produisant une substance pourtant nocive pour ceux qui la consomment. Spinoza en son temps s’est montré embarrassé face à Blyenberg son contradicteur qui l’accusait d’avoir réduit la morale à la convenance personnelle. La trajectoire de White est embarrassante, car à moins de recourir aux évaluations morales classiques reposant sur une liberté de choix, Walter White apparait comme l’homme qui passe à côté de la conception du mal.

In fine, ce qui relie les trois personnages, c’est leur commun éloignement du mal métaphysique, de l’essence pure du mal. Tony Soprano est gouverné par le désir fruste, Morgan Dexter par l’inconscient et Walter White par l’actualisation de ses virtualités. Mais aucun ne rencontre le mal proprement dit. La société américaine par le biais de ses nouveaux héros télévisuels  donne à penser sur la condition de l’homme d’aujourd’hui mais ne subvertit aucunement la morale. On peut le regretter…