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Le cinéma : un stimulant pour la pensée

Profession reporter de Michelangelo AntonioniDans son essai Esthétique et psychologie du cinéma, Jean Mitry donne la définition suivante de l’idée au cinéma : « En raison du caractère concret de l’image, l’idée signifiée devient elle-même une qualité sensible ». Pour Jean Mitry, il faut donc distinguer l’idée abstraite, c’est-à-dire le concept de l’idée sensible. Dans l’image, l’idée coïncide avec son support matériel. A l’abstraction de l’idée qui passe par les mots, répond le concret d’une image signifiante. Cette conception semble proche de la théorie hégélienne de l’Art. Pour Hegel, l’Esprit se donne à voir dans le sensible, s’actualise dans l’œuvre d’art. L’art manifeste l’Esprit qui devient absolu en devenant inséparable de la matière qui le recueille. L’analogie s’arrête pourtant là, car chez Hegel, l’incarnation de l’idée dans le sensible répond à une préoccupation philosophique qui place l’art sous la dépendance de la métaphysique. Chez Hegel, le spirituel prime sur la matière, alors que pour Mitry, on ne sort pas du plan de la littéralité. L’idée n’existe pas au-delà de l’image. L’image est à proprement parler l’idée elle-même : l’opposition entre le fond et la forme n’existe pas.

Une autre distinction majeure repose sur le fait que les idées suggérées par un plan cinématographique n’ont jamais de signification précise. Pour Jean Mitry, « l’attitude du spectateur, au cinéma, est de déchiffrer, à travers un réel perçu, des idées suggérées plutôt que signifiées, les significations filmiques étant nécessairement imprécises et ambigües. » Là où l’art selon Hegel, manifeste la vérité de « L’esprit », le cinéma se contente de nous suggérer un sens possible. En fait, Mitry serait ici beaucoup plus proche de Kant pour qui « le symbole donne à penser ». Rappelons que Kant fait la distinction entre les idées de la raison auxquelles nulle intuition n’est adéquate et les idées esthétiques qui sont des intuitions auxquelles nul concept n’est adéquat. Pour Kant, l’idée esthétique « donne à penser », elle oblige l’entendement à une recherche inépuisable de significations.  Jean Mitry trace également une ligne de démarcation très nette entre la pensée dans l’image et la pensée conceptuelle ; une image cinématographique nous montre quelque chose, mais elle ne nous dit rien. Par essence, la monstration est beaucoup plus ouverte que la signification conceptuelle. On n’est jamais assuré de la signification d’une image, le langage cinématographique ne relève pas de la linguistique. Ce qui signifie qu’il n’y a pas commensurabilité entre ce qu’un texte dit ou raconte et ce qu’une image montre.

Si le sens d’une image déborde toujours du cadre étroit de l’univocité, alors le travail philosophique mené sur un film relève de l’interprétation et d’une réflexion toujours renouvelée. Il ne s’agit pas d’essayer de trouver des concepts philosophiques à l’intérieur de la fiction (car par nature, ces derniers ne peuvent s’y trouver) mais de penser à partir de ce qui est montré. Philosopher à partir du cinéma ne consiste pas à ranger ce que le film exprime dans des cases conceptuelles, mais à inventer des problématiques à partir d’un sens ambigu et riche à la fois pour poursuivre et continuer le film par d’autres moyens. Le travail sur le sens ne recouvre pas celui sur la vérité.

Voici deux exemples de scènes analysées de deux films aux visées philosophiques qui me permettront d’illustrer mes propos. La première scène est tirée de Profession reporter de Michelangelo Antonioni. Cette séquence, qui est aussi l’avant -dernière du film, nous donne à voir sans nous la montrer la mort du héro David Locke. Les barreaux  de la fenêtre de la chambre d’hôtel dans laquelle repose David symbolisent la solitude perceptive du journaliste. Au dehors, les personnages secondaires s’affairent de manière artificielle comme pour suggérer le caractère factice du réel. L’évènement, la mort de David, se produit à l’insu de tous. Ainsi, ce qui est réellement échappe à la perception et ce qui est factice, constitue la trame ontologique des vies ordinaires et impuissantes. A partir de cette description, qui est nécessairement en partie interprétation, on a la possibilité  d’ouvrir la réflexion vers les concepts d’illusion et de perception. Mais ces derniers ne se manifestent pas comme tels dans le film. Ce que le film exprime, c’est une idée ou plutôt un faisceau d’idées que le spectateur capte dans le ressenti immédiat du film.  A partir de l’idée  perçue dans l’image, on peut construire un sens plus élaboré  et enrichir le sens décelé par un travail de la pensée.

La deuxième scène que je  vais citer ici est tirée de Solaris d’Andreï Tarkovski. Le professeur Burton traverse en voiture tout un ensemble de tunnels et de voies rapides, une musique minimaliste électronique et hypnotique extra diégétique accompagne la scène. On passe de la couleur au noir et blanc, la couleur semble symboliser le déplacement de la voiture et l’espace parcouru alors que l’utilisation du noir et blanc correspond aux prises de vues réalisées de l’intérieur de la voiture et renvoie à la même action mais vécue de l’intérieur  de la pensée de Burton. La fin de la séquence  réalisée en plan large en plongée nous montre des files de véhicules aux phares allumés qui se croisent en tout sens sur un réseau d’échangeurs. Cette scène remarquable amène  une foule de questions. Tarkovski nous invite t-il à expérimenter le rapport de la partie au tout ? Passe-t-on de la subjectivité à jamais close sur elle-même à la fusion dans un tout organique ? Cette longue scène de déplacement dans la solitude,  qui de manière soudaine  s’achève dans un fourmillement de voitures réduites à de simples points en mouvement traduit-elle un changement de perspective sur le réel ? Qui regarde : le spectateur, un esprit supérieur, le démon de Laplace ? Bien entendu, la scène est à mettre en rapport avec les autres parties du film pour tenter d’en percer l’intelligibilité, mais ce qui est intéressant de noter, est que le sens profond  se dérobe à toute tentative de capture, parce que justement il n’y a pas de sens ultime à décrypter.

Les bons films nous font signe, ils nous montrent une direction, nous pouvons resserrer par des recoupements et des hypothèses la voie d’un sens ou d’une idée, mais  il y aura toujours une part d’errance qu’il nous faut affronter par la pensée, et qui suscite dans un même mouvement le désir de la pensée. Le cinéma est le grand stimulant de la philosophie.

Le cinéma : une puissance du faux

Jean Mitry : Esthétique et psychologie du cinémaLes philosophes, quand ils réfléchissent sur le cinéma, s’intéressent principalement à la question du réel. La réalité cinématographique devient un prisme pour saisir le réel lui-même. On retrouve cette préoccupation dans des approches philosophiques pourtant différentes comme celle d’André Bazin ou de Gilles Deleuze. Ce n’est pas le cinéma dans son essence qui motive la réflexion philosophique, mais ce qui en lui peut alimenter les recherches métaphysiques. D’une certaine manière, le cinéma se fond dans la perspective d’une pensée cherchant à embrasser le réel. Le cinéma est pensé comme un moment du monde et non plus comme un monde à part entière. Si la pensée philosophique  sur le cinéma a pour avantage de renouveler les territoires de la réflexion, elle a pour inconvénient de laisser dans l’ombre ce qui fait la spécificité de l’expression cinématographique. Or, ne faut-il pas penser le cinéma pour lui-même avant de penser à travers lui ? En se focalisant sur le rapport au réel  du cinéma, on laisse de côté ce qui fait sa substance, c’est-à-dire son pouvoir de représentation. Comme l’exprime Jean Mitry dans Esthétique et psychologie du cinéma, l’image a une dimension réelle, car elle est perçue dans sa matérialité devant un écran, mais aussi une dimension artificielle qui résulte du travail de la caméra et du montage. Le cinéma est le lieu où cohabitent réalité et illusion. Une image cinématographique est une construction, une élaboration à partir d’un réel à l’état brut qui nous donne à voir une réalité transfigurée.  Ce que nous discernons à l’écran (pour un film de fiction)  est une illusion qui s’appuie sur un fond de réalité.

Jean Mitry, contrairement à Gilles Deleuze envisage le cinéma dans une perspective qui mêle ontologie et psychologie. Il n’évacue pas la question de la subjectivité, il y a bien un  œil humain derrière la caméra qui organise les images. Deleuze, en s’appuyant sur le cinéma de Vertov déclare au contraire que « au lieu que je saisisse une image, ce sont les images, leurs interactions qui saisissent toutes les actions qu’elles recouvrent, toutes les réactions qu’elles exécutent ». A rebours de  la visée intentionnelle suggérée par Mitry, Deleuze s’engage dans la voie sémiotique inaugurée par Peirce. L’image est un signe qui rentre en rapport avec d’autres images. Dans un de ses cours, Deleuze ironisera sur la position de Mitry de manière un peu facile en ignorant ou en feignant d’ignorer qu’ils ne parlent pas du même lieu. Mitry ne cherche pas à faire de la philosophie à partir du cinéma, mais à penser ce dernier tout simplement.

En outre, à partir de la définition du cinéma proposé par Mitry, on peut pratiquer la philosophie, non pas au sens d’une ontologie totale à la Deleuze, mais à partir d’un réel dont on sait qu’il est en partie illusoire. Je sais que ce que je vois à l’écran n’existe pas comme tel, mais l’enchaînement des images produit un sens, manifeste une pensée  (pas pour la majorité des films) qui arrache le réel à sa pesanteur. Les images cinématographiques stimulent la pensée, par le biais des puissances de l’illusion, mais cette illusion maîtrisée ne nous écarte pas pour autant de ce qui est. A partir d’une fiction, je peux penser le monde. Et comme le dit Michel Foucault : « Je n’ai jamais écrit rien d’autre que des fictions, et j’en suis parfaitement conscient. Malgré cela, je ne voudrais pas dire que ces fictions sont en dehors de la vérité. Je crois qu’il est possible de faire fonctionner la fiction à l’intérieur de la vérité, d’introduire des effets de vérité dans un discours de fiction et ainsi d’arriver à faire produire au discours, à lui faire « fabriquer » quelque chose qui n’existe pas encore, quelque chose qu’on fictionnalise ». In fine, le cinéma nous donne la possibilité d’expérimenter non pas ce qui est, mais de nous montrer quelque chose sur ce qui est à partir de ce qui n’est pas.

 

Deleuze et Wittgenstein (3) : En guerre contre l’unité

échangeursDans ce troisième et dernier article consacré aux liens entre Gilles Deleuze et Ludwig Wittgenstein, je vais m’efforcer de mettre en lumière leur commune lutte contre la recherche de l’essence en philosophie. Je vais m’appuyer pour cela sur le concept d’ « air de famille » qui appartient à la deuxième philosophie de Wittgenstein et à la notion de « rhizome » forgée par Deleuze et Guattari.

Wittgenstein  dénonce la soif de généralisation en philosophie. Les cas particuliers que recouvrent un concept n’ont pas obligatoirement de parties communes. Ainsi, Wittgenstein peut écrire dans Le cahier bleu que « nous pensons que tous les jeux ont en commun une certaine propriété et que celle-ci justifie le vocable générique  « jeu » que nous leur appliquons ; alors que tous les jeux sont groupés comme une famille dont tous les membres ont un air de ressemblance. Les uns ont le même nez, les autres les mêmes sourcils, d’autres encore la même démarche, et ces ressemblances sont enchevêtrées ». Philosopher ne consiste donc pas à rechercher l’essence d’une signification ou d’un concept, puisque celle-ci n’existe pas. Ce qui se rapporte à des termes relevant d’un même domaine de sens est comme éclaté et disséminé dans un ensemble où les cas particuliers partagent non pas des propriétés communes, mais des points de ressemblance.  On peut donc relever que Wittgenstein réhabilite le particulier en philosophie en dessinant les contours d’une signification ouverte, fragmentaire et non totalisable.

Nous sommes là au plus près de la définition du rhizome chez Deleuze. Dans Mille plateaux, il écrit que « à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple […] Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde». On voit que le rhizome est au plus loin d’une pensée organisée et progressive. Deleuze, par ce concept, cherche à promouvoir un plan de pensée en totale rupture avec la verticalité de la vieille métaphysique. Deleuze rompt avec la métaphore de l’arbre et de ses racines qui symbolisent les principes qui sous-tendent toute recherche rationnelle. A l’effort ordonné de généralisation des connaissances, il substitue le processus  ouvert et hétérogène de connexion d’éléments multiples. Chez Deleuze et Wittgenstein, le sens ne se laisse pas circonscrire dans des définitions, mais les déborde toujours.  On peut avancer l’idée que les notions d’ « air de famille » et de « rhizome » sont des concepts métaphoriques qui expriment la dimension spatiale des données qu’ils enveloppent.

Deleuze et Wittgenstein ont opéré tous deux une révolution conceptuelle qui fait trembler les assises de la philosophie en éliminant toute recherche d’unité ou de fondation. Pourtant, ils opèrent sur des lignes de pensées qui ne se rejoignent pas. Ce qui leur confère  une sorte d’unité est leur manière de penser en philosophe en dehors de la philosophie. Si penser, c’est ne rien accepter comme allant de soi, alors quoi de plus logique et de plus vivifiant que de ne pas marcher dans les chemins balisés de la philosophie ? Philosopher avec Deleuze et Wittgenstein, c’est basculer d’un pôle sceptique à un pôle créatif, c’est se situer en amont ou en aval de la philosophie.

 

Deleuze et Wittgenstein (2) : intériorité vide

...Si on peut établir certaines analogies entre Wittgenstein et Deleuze (cf. article précédent), c’est à partir d’un point de vue extérieur.  Il n’y a en effet aucun sens à pointer des ressemblances entre des auteurs qui évoluent dans des contextes philosophiques radicalement différent. Il faut donc faire apparaître non pas l’espace commun aux deux auteurs, mais ce lieu de la double rupture avec ce qu’on appelle la philosophie. Dans sa seconde philosophie, Wittgenstein nous exhorte à rester au niveau du langage, à ne pas en sortir. On peut donc parler d’un en-deçà de la philosophie. Deleuze, pour son compte, cherche à sortir de la philosophie par les « lignes de fuite » et la « déterritorialisation », il est possible alors de parler d’un au-delà de la philosophie (dans l’immanence bien entendu). On peut avancer l’idée que Deleuze et Wittgenstein considèrent tous deux la philosophie comme un piège et une impasse. Pour Wittgenstein, les problèmes philosophiques ne sont que des illusions et pour Deleuze, ils ne préexistent pas à leur création. En revanche, là ou pour Wittgenstein, il s’agit de retrouver la sérénité en se guérissant des sortilèges du langage, pour Deleuze,  ce qui est quasi vital est de pouvoir relancer les flux du désir. Sur ces points précis, on voit que Wittgenstein est bien l’hériter de Schopenhauer et Deleuze celui de Nietzche, qui fut comme on le sait admirateur de Schopenhauer à un moment de sa vie.

De manière plus anecdotique (mais est-ce vraiment le cas ?), on peut souligner que les deux philosophes prennent leurs distances avec le cadre institutionnel de l’enseignement de la philosophie. Wittgenstein donne ses cours dans l’intimité de ses appartements  à Cambridge tandis que Deleuze officie dans le chaos organisé de l’université expérimentale de Vincennes. Personnalités atypiques, les deux penseurs ont marqué durablement leur public. Deleuze et Wittgenstein sont philosophes avant d’être professeurs ; la philosophie, ils la vivent de l’intérieur, ils ont un rapport de nécessité avec elle. On peut dire que Deleuze et Wittgenstein sont traversés par la philosophie définie comme une intensité. Traversés, car chez eux la philosophie ne se loge pas dans l’intimité de la conscience. Ils sont en effet tous deux ennemis de la tradition idéaliste et n’accordent aucun crédit à l’intériorité. Ils ont tous deux développé une philosophie vigoureusement anti-subjective où la conscience ne joue aucun rôle.

Wittgenstein a insisté sur l’impossibilité  de la constitution d’un langage privé, c’est-à-dire d’un langage qui ne pourrait être compris que par un locuteur, qui serait seul face à son monde intérieur. Wittgenstein a montré  qu’un tel langage est impossible  car tout langage présuppose nécessairement des jeux de langage public. Rappelons que pour lui, les jeux de langage renvoient au côté toujours public du langage. La signification d’un mot est toujours donnée dans un ensemble de règles qui régissent le langage. Je ne peux donner une signification par moi-même de quelque chose, car pour cela je devrais par moi-même concevoir  l’arrière plan des règles de grammaire qui règlent l’usage d’un mot. Le philosophe donne l’exemple  de l’expression de la douleur, Wittgenstein insiste sur son caractère éminemment public. Pour exprimer que j’ai mal, j’ai besoin de connaître la « grammaire » du mot « douleur », qui ne réside pas dans ma conscience mais dans un jeu de langage.  Hilary Putnam, un des philosophes les plus influents de la philosophie analytique, marchera dans les pas de Wittgenstein en ayant recours à des  exemples dépaysants et  saisissants qu’il utilisera dans sa démonstration  contre  la théorie de  l’intentionnalité dans le langage.

En écho à l’absurdité d’un langage privé, on peut convoquer les réflexions de Gilles Deleuze consacrées au livre de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du Pacifique. Deleuze s’interroge sur les conséquences pour une conscience d’un monde sans autrui. Pour Deleuze, autrui n’est pas un objet pour la conscience ou un autre sujet qui m’objective comme chez Sartre, mais « une structure du champ perceptif ». Si autrui vient à disparaître, la conscience et son objet se confondent ; la distance qui permet de percevoir le monde et de nommer ses objets est alors perdue. Dans Logique du sens, il écrit que « en l’absence d’autrui, la conscience et son objet ne font plus qu’un. Il n’y a plus de possibilité d’erreur : non pas simplement parce qu’autrui n’est plus là, constituant le tribunal de toute réalité pour discuter, infirmer ou vérifier ce que je crois voir, mais parce que manquant dans sa structure, il laisse la conscience coller ou coïncider avec l’objet dans un éternel présent ».

Chez Deleuze, autrui joue pour la conscience  le même rôle que les règles de langage chez Wittgenstein. L’intériorité n’est que l’ombre projetée de l’extériorité.

A suivre.

Deleuze et Wittgenstein (1) : les frontières de la philosophie

Ludwig Wittgenstein et Gilles DeleuzeLudwig Wittgenstein et Gilles Deleuze sont tous deux des philosophes inclassables aux pensées singulières. Le premier, qui a pendant un temps cherché à dégager une forme logique commune à la réalité et au langage, s’est employé dans ses travaux ultérieurs à dissiper les illusions dues à une mauvaise compréhension du fonctionnement de notre langage. L’activité philosophique n’a plus de mission de fondation, mais au contraire, un rôle de démystification. Pour Wittgenstein, les problèmes philosophiques n’ont pas de réalité hors du langage et la philosophie est considérée comme l’expression d’un désordre mental. Wittgenstein conçoit sa méthode philosophique comme une thérapie qui doit nous aider à lutter contre cet « ensorcellement par le langage ».

Gilles Deleuze quant à lui, a tout au long de sa carrière de penseur dessiné les contours d’une philosophie de l’immanence, d’abord par ses commentaires sur des philosophes un peu en marge de la tradition philosophique, comme Nietzsche ou Spinoza, puis par sa propre pensée. Il a rédigé certains de ses ouvrages en collaboration avec le psychanalyste Félix Guattari avec qui il s’est employé à faire surgir une autre image de la pensée. Pour Deleuze, « la philosophie, n’est ni contemplation, ni réflexion, ni communication. Elle est l’activité qui crée des concepts ».

Dissipation pour l’un, création pour l’autre, Deleuze et Wittgenstein s’opposent en tous points, sur la question de la méthode, comme sur celle  de la finalité de l’activité philosophique. On a encore en mémoire les propos très durs de Deleuze à propos des disciples de Wittgenstein : « C’est des assassins de la philosophie ». Pourtant, à y regarder de plus près, on peut constater quelques similitudes chez ces deux auteurs.  Au sein de leurs systèmes respectifs (le mot est mal choisi en ce qui concerne Wittgenstein), on peut percevoir les traits d’une résistance commune aux courants philosophiques majoritaires dans la philosophie comme l’idéalisme et un même refus de penser à l’intérieur de ce que l’on pourrait nommer le monde de la philosophie, un monde toujours tendu vers les mêmes fins comme la recherche de la sagesse ou de la vérité.

Deleuze n’a jamais caché sa méfiance envers les pensées de l’intériorité et sa fascination  vis-à-vis du dehors. Dans l’Abécédaire, on perçoit l’animation à travers son regard quand il déclare à Claire Parnet : « Pour moi, dès qu’on fait quelque chose, il s’agit d’en sortir. Il s’agit à la fois d’y rester et d’en sortir. […] Moi, je veux sortir de la philosophie par la philosophie. » Porter la philosophie à l’extérieur du champ philosophique, voilà ce qui mobilise la puissance de pensée deleuzienne.

En revanche, Wittgenstein semble tiraillé par le mouvement contraire, il cherche à échapper à la  philosophie de manière définitive. Ce qui le motive en premier lieu dans les Recherches philosophiques, c’est de fermer la porte de la réflexion philosophique qui ne peut susciter selon lui que « des crampes mentales ». Malgré ces différences, les auteurs se situent tous deux sur ce qu’on pourrait appeler les frontières de la philosophie ; celle-ci n’est plus pensée dans sa positivité ni sa fixité, il n’existe plus à proprement parler de territoire de la philosophie. Elle est comme remaniée à ses extrémités. Wittgenstein essaie d’en montrer l’illusion et le vide ontologique, quant à Deleuze il s’emploie à l’étirer toujours plus loin sur la toile de la réalité. C’est à partir de ce double mouvement  de forces contradictoires que je soulignerai, dans mes prochains articles, les analogies conceptuelles  détectées chez Wittgenstein et Deleuze.

A suivre.

Les zombies (5) : transcendance et immanence au pays des morts

lucio fulci la paura frayeurs zombiesLe cinéma d’épouvante peut créer le sentiment de peur chez le spectateur par les créatures et les situations de cauchemar qu’il donne à voir sur l’écran, mais il peut également générer un malaise par la suggestion d’une présence tapie hors-champ, que les images ne montrent jamais mais qu’elles suggèrent fortement. Eric Dufour, dans son essai Le cinéma d’horreur et ses figures, a parfaitement exprimé cette idée : « Ce qui meut la fiction, c’est que l’endroit qu’on nous montre a toujours un envers qui reste caché, mais qui ne devient effectif, c’est-à-dire présent bien que hors-champ, que pour autant qu’on nous montre quelque chose qui seul peut l’exprimer. Ce qui donc, meut le film d’horreur, c’est le centre invisible d’un film qui se meut à la périphérie ». Cette présence peut être suggérée techniquement par un travail habile de la caméra comme dans le film Halloween de John Carpenter. Dans Halloween, l’utilisation de travellings  provoque un sentiment d’incertitude constant chez le spectateur portant sur  la présence ou non derrière la caméra du tueur Michael Myers.

En revanche, le film Zombie de George Romero ne repose absolument pas sur ce schéma et les morts-vivants n’expriment pas autre chose que ce qu’ils sont, ils ne sont pas les signes d’une quelconque puissance surnaturelle absente du champ et néanmoins manifestée par eux. Sur ce point, Romero s’oppose diamétralement au réalisateur Lucio Fulci, qui utilise les mort-vivants pour évoquer dans ses films  comme La paura, ou L’aldilà la présence d’un au-delà implacable. On a pu parler à propos de certains films de Fulci de poésie macabre. Cette dernière repose  autant sur les talents du réalisateur à esthétiser les scènes gores que sur sa capacité à donner à imaginer ce que l’on ne peut voir à l’écran.

Dans une scène de La paura, Sandra découvre que le cadavre d’une femme qui reposait il y a encore peu de temps à la morgue gît maintenant sur le sol de sa cuisine. Un hors-champ sonore nous donne à entendre que le cadavre s’est levé et circule dans la cuisine. Il ne sera pas retrouvé et les personnages qui le cherchent se heurteront à des manifestations surnaturelles à la fin de la scène (fenêtre brisée mystérieusement, sang qui coule, débris de verre plantés dans les murs, etc.) Chez Fulci, tout est fait pour nous donner à penser que les morts et les zombies ne sont pas automoteurs mais mus par des forces extérieures. Dans un même ordre d’idées, la lenteur de certaines scènes, le recours à des plans larges et aux musiques lancinantes  contribuent  à suggérer  l’idée d’un destin s’abattant sur les protagonistes du film. On peut parler pour les films de Fulci de « personnages en situation optique et sonore pure ». Cette expression empruntée à Gilles Deleuze signifie que les personnages ne réagissent plus aux situations rencontrées dans l’image. Ce que donnent à voir les plans est l’action de la temporalité  de cette surnature qui subvertit les capacités d’action et de réaction des personnages. Les zombies chez Fulci participent de cette surnature contaminant l’image par sa présence muette.

A cette manifestation cinématographique de la transcendance chez Fulci, il convient d’opposer le cadre immanent perceptible chez Romero. Rappelons rapidement ce que signifie cette notion. L’immanence est ce qui dans un être, relève d’un principe interne et non pas supérieur comme dans la transcendance.  Chez Romero, la genèse du phénomène zombie reste mystérieuse. Dans le film Zombie, un des personnages principaux, Peter, fait une allusion au Vaudou, mais c’est juste un point de vue émis par un personnage. Les films de zombies de Romero (cf. article précédent) se prêtent à une lecture basée sur la critique sociale. Cependant, ce ne sont pas seulement les institutions politiques qui sont subverties, mais également ce qui touche aux croyances et aux spéculations religieuses. La peur du zombie est double, elle porte en premier lieu sur la créature elle-même, sur son caractère effrayant et dangereux. Mais elle nait aussi  du processus de transformation en zombie par lequel passe toute personne mordue. La peur du zombie est donc aussi la peur d’un possible devenir zombie. Les personnages n’ont même plus la consolation d’échapper à un réel devenu fou par la croyance en une survie post mortem, car cette dernière est confisquée par le phénomène zombie. On ne ressuscite  pas avec un corps glorieux comme dans le christianisme, mais on revient sous les traits d’une créature putride, dénuée d’intelligence et d’émotion, mue par le seul instinct de prédation.  Le surnaturel est comme encapsulé dans  le monde naturel. Il ne faut pas parler ici de transcendance dans l’immanence, comme si le surnaturel se logeait dans la nature, mais d’un processus de naturalisation de la transcendance ; le surnaturel obéit aux mêmes lois que le monde naturel. Les figures de l’impossible que sont les zombies se soumettent au déterminisme physique. On ne peut donc échapper à ce monde unidimensionnel.

Cette impression d’enfermement est bien rendue par la manière de construire le film. Zombie à proprement parler ne débute pas. Le film s’ouvre sur Fran, endormie et en train de cauchemarder, la scène est relevée par une musique aux tonalités sombres qui sonne comme un glas sinistre. La jeune femme se réveille de son sommeil agité pour retrouver la réalité du chaos ambiant, c’est-à-dire un monde infesté de zombies où tout va de plus en plus mal. Le spectateur se trouve plongé au milieu du chaos sans autre forme de procès.  Chez Romero, personne n’échappe au champ, ni les zombies qui ne renvoient qu’à eux-mêmes, ni les personnages qui tentent de leur résister et encore moins les spectateurs qui sont propulsés de plan en plan par un montage nerveux dans le déroulement insensé des évènements. J’avancerai l’idée que le film Zombie est un film au champ saturé, qui ne laisse aucune place à un dehors quelconque (sauf éventuellement pour la scène finale) et qui nous permet d’expérimenter la dissolution du réel sous ses aspects sociaux, politiques et métaphysiques.

Les zombies (4) : entre terreur et concept

MunchDans cet article, je vais poursuivre l’analyse entreprise sur les films de zombies de George Romero en développant cette fois  mon propre travail de réflexion sur le sujet à partir du film Zombie. Le film est une fenêtre fictionnelle nous donnant à voir l’image du chaos. Les institutions et les forces de police sont totalement dépassées par le phénomène zombie. L’envahissement des morts-vivants, parce qu’il se situe au-delà de toute logique,  rend encore plus difficile les actions de résistance. Les humains doivent faire face  aux attaques physiques systématiques des morts et en même temps à leur propre difficulté à concevoir et à accepter un phénomène défiant toutes les lois naturelles. C’est donc l’ensemble des croyances à un monde stable et organisé selon des principes reconnus de tous qui disparaît. L’ordre  social  et les rapports entres groupes humains se décomposent. Mais au-delà de cette dispersion et de cet effondrement général, on peut détecter dans le film les linéaments d’une analyse plus moléculaire qui concerne la manière dont l’individu lui-même est affecté par le chaos ambiant.

Cette réflexion n’est pas d’ordre psychologique au sens où  il s’agirait d’étudier les effets traumatisants d’une catastrophe sur un psychisme, mais philosophique. Dans le film, la plupart des êtres humains se sont transformés en morts-vivants et forment une masse (cf. article précédent). Les survivants cherchent à survivre et luttent pour ne pas être assimilés. Pascal Couté (cf. article précédent)  donne une interprétation pertinente en parlant de valorisation de l’individualité. Le combat contre les zombies  symbolise la lutte contre le conformisme social. Mais on peut aussi explorer d’autres pistes sur les rapports individu/zombies.

Plus le nombre de zombies augmente, plus l’individu se retrouve isolé, c’est toute une partie du monde qui disparaît avec les zombies. Un  monde dans lequel l’individu était immergé, avec lequel il interagissait, mais aussi un monde qui le constituait précisément en tant qu’individu. Dans les sciences sociales, de nombreux courants  dénoncent l’illusion d’un sujet individuel décrit comme une monade qui serait  close sur elle-même. Le sociologue Norbert Elias, par exemple, insiste sur les dynamiques relationnelles  constituant ce que nous appelons les individus. Dans La société des individus, il insiste sur le concept d’interdépendance. « La société sans individu et l’individu sans société sont des choses qui n’existent pas ». Pour Elias, si la société n’est pas un tout supérieur aux individus, ces derniers ne sont pas non plus des sujets autonomes.

A partir de cette approche du social, on peut émettre l’idée suivante : en brisant les dynamiques relationnelles, les zombies réduisent également l’individu. Sur un plan philosophique, on peut dire que le sujet voit son champ perceptif se rétrécir. Gilles Deleuze a dans  Logique du sens commenté le roman de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du pacifique. Deleuze et Tournier s’interrogent sur les conséquences d’un monde sans autrui. Pour Deleuze,  « autrui n’est ni un objet dans le champ de ma perception ni un sujet qui me perçoit : c’est d’abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble  ne fonctionnerait pas comme il le fait ». Ainsi, autrui existe comme structure avant même d’être un autrui particulier.

Autrui conçu de cette façon est un indicateur pour interpréter le monde : Je prends conscience du monde par autrui. Deleuze donne l’exemple d’un visage terrifié qui, surgissant soudain devant moi, exprime la possibilité d’un monde terrifiant. Ce monde n’existe pas hors du visage qui l’exprime, ce monde n’existe pas actuellement, mais est enveloppé dans le visage d’autrui.  De la même manière, dans une de ses nouvelles (Il était arrivé quelque chose), Dino Buzzati  imagine un homme dans un train lancé à toute allure qui, regardant par la fenêtre, voit sur l’ensemble du parcours des gens très effrayés lui faire signe. Pour le narrateur quelque chose de terrible a dû se produire, mais ce qui est intéressant ici est le rapprochement à faire avec Deleuze. Autrui est bien le signe d’un monde possible, le narrateur perçoit au travers d’autrui  l’horreur d’un évènement qui pour l’instant reste enveloppé dans ce qui l’exprime.

Quels liens pouvons-nous faire avec les zombies ?  Pour les survivants, autrui a disparu, les morts ont pris sa place. Les créatures qui grognent et qui pourchassent inlassablement toute personne vivante à leur portée n’ont plus rien d’humain.  Leur démarche cadavérique et leur regard sans vie expriment un monde mort possible et actuel à la fois. Possible, car le mort-vivant est à son insu le signe d’une destruction plus ou moins totale du monde encore existant, et actuel car une partie de la tragédie que vivent les survivants a pour cause la disparition d’autrui. Et en perdant autrui, le sujet perd aussi son rapport avec le monde et sa prise sur ce dernier.

A suivre.

Les zombies (3) : vecteurs de la destruction individuelle

george romero zombies Cet article, troisième volet d’une série de textes consacrés aux personnages horrifiques que sont les zombies, portera sur les analyses les plus fines que j’ai pu lire sur le sujet. Ce n’est pas un hasard si les commentaires les plus pertinents concernent les deux premiers films de zombies de George Romero, La nuit des morts vivants réalisé en 1968 et Zombies en 1978. A cela, il y a plusieurs raisons. Premièrement, George Romero est le réalisateur qui a donné vie sur la pellicule à ces démons d’un nouveau genre à partir des légendes Vaudou et de l’univers de l’écrivain de genre Richard Matheson  (Je suis une légende). Deuxièmement, cinéaste engagé, il a utilisé les zombies pour distiller des messages politiques dénonçant la guerre du Vietnam, le racisme anti-noirs ou la société de consommation. Troisièmement, et c’est ce point qui retiendra toute mon attention dans cet article, Romero est un auteur qui explore à travers le fantastique les rapports et les conflits entre individu et société. Cette réflexion, il la conduit par le prisme de l’image cinématographique. Avant d’être un concept, le mort-vivant est toujours un être singulier relevant d’une forme sensible. L’erreur de « certains spécialistes » est de distinguer radicalement le zombie comme être dans l’image et le zombie comme objet culturel et phénomène de société.

Comme je l’ai mentionné plus haut, Romero a utilisé ses zombies comme signes pour pointer du doigt certains évènements sociétaux et politiques : on peut parler d’utilisation métaphorique du zombie. Mais derrière ces interprétations historiquement situées, se dissimule une  réflexion plus fine qui passe souvent inaperçue des nombreux fans et critiques. Romero s’est toujours beaucoup intéressé aux rapports entre groupe et individu, à la manière dont l’individu subit la contrainte sociale et sur les stratégies qu’il met en œuvre pour exister comme être ayant une identité propre non subordonnée aux contraintes normatives de son milieu. Dans Season of the witch, film de 1973 aux accents expérimentaux, Romero présente le personnage d’une femme de la classe moyenne aisée qui s’adonne à la sorcellerie pour échapper à la place assignée par la société pour les femmes de sa génération. En 1978, avec Martin, qui raconte l’histoire d’un adolescent se prenant pour un vampire, Romero met en lumière l’impact du social sur une personnalité psychotique.

Ce va-et-vient entre social et individu constitue également le ferment des premiers films de zombies du réalisateur. Les petits groupes de survivants représentent dans les films de zombies des humains luttant pour conserver leur identité. Cet aspect a été mis à jour de manière exemplaire par Pascal Couté, philosophe de formation et enseignant en esthétique et en cinéma à l’université dé Caen. Dans un ouvrage collectif consacré à George Romero, Politique des zombies, il opère des rapprochements brillants entre le concept de masse développé par le philosophe allemand Elias Canetti, auteur du monumental essai intitulé Masse et puissance et les zombies des films de Romero. Pour Elias Canetti, une masse, par essence, vise  à augmenter sans cesse, détruit toute distinction individuelle, et tend vers un mouvement commun. C’est exactement ce qui se passe avec les morts-vivants. Rappelons qu’une de leurs caractéristiques est leur pouvoir de contamination. Toute personne mordue devient zombie à son tour et rejoint la masse anonyme des autres morts-vivants.  Les zombies représentent la masse informe sans cesse grandissante qui broie en l’absorbant la singularité individuelle des derniers survivants. Pascal Couté a bien vu que  le héro romerien est un héro tragique qui mène une lutte désespérée pour conserver son individualité et ne pas être assimilé.

Philippe Met, qui enseigne la littérature et le cinéma à l’université de Pennsylvanie, a également perçu ce qui fait la spécificité des zombies et ses remarques complètent celles de Pascal Couté. Philippe Met met l’accent sur  le zombie entendu  comme fonction et non plus comme métaphore. Dans le film Zombie par exemple, les morts-vivants hébétés circulant dans le centre commercial renvoient à l’image de consommateurs bien réels aliénés dans la société marchande contemporaine. Mais dans d’autres films, ils renvoient vers des horizons de sens différents, car les zombies portent en eux une plasticité conceptuelle. Le zombie est avant tout une créature littérale et c’est par ses caractéristiques littérales qu’il donne à signifier ou plutôt à faire l’expérience de quelque chose. Dans l’ouvrage collectif, George A. Romero, un cinéma crépusculaire, Philippe Met affirme que « dépourvu d’origine identifiable et de référent assignable, tout entier tendu vers une fin primaire pourtant vouée à l’inassouvissement, le zombie apparait ainsi plus processuel qu’allégorisable ». C’est parce que le zombie ne renvoie à rien qu’il peut renvoyer à tout. Ce que le zombie nous permet d’expérimenter, c’est la part non perceptible mais agissante  de tout processus social à l’œuvre.

Pour conclure, je dirai que Pascal Couté a bien vu que le zombie ne se conçoit pas au singulier, le zombie est pluriel en son essence. Quant à Philippe Met, il a montré que le zombie donne à penser par ce qu’il fait, il est signifiant intrinsèquement et ne se réduit pas à jouer le véhicule d’un quelconque signifié. Les prochains articles seront consacrés à mes propres analyses que je consacrerai au film Zombie.

A suivre.

Les zombies (1) : une récupération préjudiciable

La Nuit des morts-vivants George Romero zombiesL’originalité n’est pas le point fort des français. Cela est dû en grande partie à notre système centralisé et jacobin et à l’esprit de sérieux qui règne dans les grandes écoles et en général dans tous les lieux institutionnels. Le domaine culturel n’échappe pas à ce formatage, en traçant une ligne de stricte démarcation entre d’une part,  la culture classique  dominante et le divertissement populaire d’autre part.  Il y a des objets culturels réputés nobles et sérieux qui méritent l’attention et des sujets plus légers cantonnés au seul divertissement. C’est pourquoi il est toujours difficile, même si les choses progressent dans ce domaine, de se faire entendre quand on veut penser au-delà de ces catégories bien établies.  Il y a encore dix ans, faire des rapprochements entre des films d’horreur et la philosophie passait et passe encore pour la plupart pour farfelu.  Et pourtant, il y a des intellectuels passionnés qui mêlent plaisir esthétique  et analyse serrée sur les vampires ou les zombies.

On pourrait s’en réjouir, mais le problème est que l’on est passé d’une culture de niche où l’on trouvait quelques textes pointus et pénétrants à une mode du film d’horreur relayée par les médias. Plusieurs ouvrages de vulgarisation, assez pauvres pour certains, souvent écrits par opportunisme, ont fleuri sur les comptoirs des libraires. C’est particulièrement le cas pour les zombies que l’on décline aujourd’hui à toutes les sauces : jeux vidéo, Zombie Walk dans les capitales du monde occidental, et pléthore de mauvais films que l’on donne en pâture à un public peu exigeant et ravi de se lover dans la tendance du moment. Le problème est que tout ce cirque médiatique dessert les véritables amateurs de films de zombies qui sont assimilés à la « zombie mania » régnante. Auparavant, on les considérait comme des originaux et on se moquait gentiment d’eux, aujourd’hui on les prend pour des individus superficiels surfant sur la mode. Bref, l’incompréhension reste totale et la rencontre  avec le public cultivé bien improbable.

Je compte écrire quelques articles sur la thématique des zombies en espérant vous faire partager ma passion, même légèrement.  Voilà pourquoi j’ai tenu à préciser le lieu d’où je parlais ou plutôt les lieux d’où je ne parlais pas. Je commencerai dans le premier article consacré aux zombies par les décrire rapidement et à rappeler leurs principales apparitions sur le grand écran, puis je me livrerai à une petite synthèse des essais et textes universitaires et spécialisés qui sont consacrés au sujet en langue française. Après avoir trié le bon grain de l’ivraie, je délimiterai les points et concepts sur lesquels je m’appuierai pour développer mes analyses des films de George Romero, qui est la référence en matière de films de zombies. A partir de l’univers romerien, j’aborderai les notions de transcendance et d’immanence, mais aussi  les liens entre autrui, individu et société.

A suivre.

Métaphysique sceptique

marcel conche métaphysique sceptiqueMarcel Conche, philosophe français né en 1922, fait partie de ces philosophes qui ont assez d’indépendance d’esprit pour penser en dehors de ce que j’appelle la « doxa philosophique » ; en dehors, mais aussi contre elle. Que faut-il entendre par « doxa philosophique » ?  Faire de la philosophie consiste souvent à penser sur les chemins balisés de l’histoire de la philosophie  et à accepter certains présupposés qui dès lors nous condamnent à quadriller et à inventorier la réalité avec les outils de la métaphysique tels que les concepts d’Un, de Dieu ou encore d’’Etre. Mais on peut aussi philosopher en prenant du recul avec les fins avérées de la philosophie.  C’est ce que fait Marcel Conche en donnant une interprétation renouvelée du scepticisme pyrrhonien. Conche voit dans le scepticisme de Pyrrhon une pensée de l’apparence, de l’apparence pure. Les choses n’ont plus d’essence ou d’être comme dans les philosophies dogmatiques, mais se révèlent sans fond. Pour Conche, toute chose passe, ne laissant que des traces à la manière du passage des météores. « Si l’apparence, en ce sens là, est l’étoffe de toute choses, on peut dire qu’il n’y a rien de vraiment réel ».

Marcel Conche tire une première conséquence de sa position philosophique. Dans Orientation philosophique, il  avance l’idée qu’il  « n’y a pas véritablement de « connaissance », car la connaissance consiste à aller au-delà de ce qui s’offre immédiatement ». Or, l’apparence étant dépourvue de profondeur, on n’en sort jamais, il n’y a rien au-delà.  L’apparence n’est jamais, comme chez Hegel, ce à travers quoi l’essence paraît.  L’apparence n’est ni reflet, ni masque d’une autre réalité ou d’une essence.

Précisons également que contrairement à l’être des dogmatiques, l’apparence n’a pas de principe d’unité. C’est-à-dire qu’il nous est impossible de penser l’apparence sous la marque de l’identité.   Pour reprendre un exemple donné par Conche, le soleil des aztèques n’est pas le soleil des astronomes, même s’il y a des analogies (chaleur, lumière) : « S’il y a une unité de la signification « soleil », ce n’est  que dans les limites d’un monde particulier ». Les apparences forment « un ensemble disparate ».  Autre point important, il n’y a pas non plus « d’apparence pour »,  c’est-à-dire pour un sujet. Si cela était le cas, le sujet occuperait la même place que l’essence, on retrouverait la distinction entre l’être et l’apparence. Pour Marcel Conche, l’apparence n’est jamais une apparence pour quelqu’un, l’apparence est « auto-apparence ».

Pour clarifier ce dernier point, prenons un exemple développé par le philosophe. La tristesse de mon village le soir n’est pas subjective, mon village n’existe que par mon regard, mais mon regard n’est pas séparé de l’objet village, il le réfléchit. Ainsi l’apparence de la tristesse de mon village se réfléchit dans mon regard. C’est la tristesse de mon village qui se donne à voir dans mon regard, sans lequel bien évidemment, mon village n’existe pas. Avec cet exemple, Conche semble proche d’une réflexion de type phénoménologique, mais pourtant c’est bien l’apparence comme « réalité » qui traverse ici le rapport sujet/objet. Pour le dire autrement, le sujet n’est que le véhicule de l’apparence.

Pour conclure, ce qu’il y a d’intéressant dans la position de Conche, est le dépassement de la distinction réalisme/idéalisme que sa philosophie permet. Il n’y a plus de principe essentiel, ni au niveau du sujet qui pense le monde, ni au niveau de la réalité du monde. L’apparence est toujours inessentielle. En fait, la métaphysique de Conche se rapproche beaucoup des traditions extrême-orientales et notamment du bouddhisme et du taoïsme Il a d’ailleurs fait une traduction du Tao Te King de Lao Tseu et rédigé un essai sur les rapports entre Nietzsche et le bouddhisme. Conche oppose à la recherche fiévreuse et inquiète de l’être des penseurs occidentaux, la sérénité  de la vacuité.