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Hétérotopies, illusion et assujettissement

empowerment-through-high-hair-and-witchcraftIl y a quelques temps déjà, j’ai écrit un article sur le film Season of the witch de George Romero dans lequel je m’attachais à faire ressortir les tensions entre social et individualité. J’aimerais aujourd’hui reprendre mon analyse à partir de la thématique féministe du film. Joan, l’héroïne, adhère à la Wicca (mouvement religieux païen) pour échapper à sa condition de femme bourgeoise vieillissante. Le processus de libération est ambivalent, car elle passe d’un milieu fermé et stratifié à un autre, troquant au final une dépendance contre une autre. Dans ce second article, j’aimerais mettre en lumière les espaces sociaux dans lesquels se trouve prise l’héroïne, les lieux où elle se trouve confinée.

On peut en effet faire une lecture du codage de l’individu par le social en partant des lieux fréquentés par Joan. Il y a bien entendu la maison, espace domestique d’enfermement et d’ennui où Joan tente de tromper le désœuvrement avec ses amies. C’est l’espace de l’attente qui s’ouvre régulièrement sur l’espace intérieur du cauchemar quand Joan, endormie dans sa chambre, redouble sa condition de femme au foyer par des rêves symboliques. Il y a aussi des lieux en apparence plus alternatifs, comme le magasin ésotérique d’articles de magie. Mais la carte de crédit que Joan tend au vendeur pour régler ses achats nous rappelle la toute-puissance de l’échange marchand. La force que cherche Joan dans le rituel magique ne peut pas être une force qui s’exerce contre l’ordre social contrôlé par les hommes, car cette dernière est une marchandise comme une autre. A la domination masculine s’ajoute la domination économique. Le magasin ésotérique est « un espace strié », un lieu sous contrôle. La chanson de Donovan qui accompagne les plans où Joan choisit ses articles nous plonge dans l’ambiance psychédélique de la société américaine des années 70 et nous amène un moment à penser à une libération possible pour Joan. Mais cet extrait musical extra diégétique est un piège tendu au spectateur pour le plonger dans l’illusion, aux côtés de Joan.

Enfin, il faut s’arrêter sur un dernier lieu, peut être le lieu de la relégation ultime pour Joan en dépit des promesses de libération qui lui sont associées. Cet endroit est une sorte de temple de la confrérie de sorcières où Joan reçoit son initiation. J’ai dans mon premier article traité ce point sous l’angle de la pensée cinématographique de Romero, je ne reviendrai donc pas sur la symbolique de la scène, mais sur l’espace lui-même. Ce lieu, contrairement à la maison et à la boutique ésotérique, ne fonctionne pas comme un espace ordinaire, c’est un espace différent, « hétérotopique », c’est-à-dire un espace autre. Michel Foucault a recensé dans une conférence intitulée Des espaces autres toute une série de lieux qui ont une fonction spécifique au sein, mais aussi en périphérie de la société. Cela concerne aussi bien les lieux qui abritent l’imaginaire, comme les cinémas ou les cabanes que construisent les enfants, que les lieux de mise à l’écart que sont par exemple les prisons ou les cimetières. Or le lieu où Joan reçoit son initiation est hétérotopique pour deux raisons. Il abrite d’une part l’imaginaire religieux d’une catégorie spécifique de femmes, et fonctionne comme lieu de mise à l’écart d’autre part. Bien entendu, c’est mues par un désir que les « apprenties sorcières » se retrouvent dans ce lieu, ce sont les femmes elles-mêmes qui décident de l’occuper symboliquement. Mais par ce fait même, elles quittent le terrain du pouvoir et des jeux sociaux. Cette relégation au sein d’une sorte de gynécée occulte neutralise de facto leur être politique. Elles troquent leur condition de femme soumise contre un statut fantôme.

Joan, dans la dernière scène du film, est devenue une « sorcière » et suscite des sentiments admiratifs auprès des autres femmes. Pourtant, c’est une femme étrangère à elle-même et au sourire figé que le réalisateur nous donne à voir dans le dernier plan du film. Acte de sublimation manquée, sa transformation en gardienne des mystères neutralise tout à la fois sa féminité et son être social. Elle s’est libérée d’un réel assujettissant pour tomber dans une prison éthérée. Un marché de dupes orchestré indirectement par les dominants, les hommes, qui gardent ainsi le contrôle du réel…

L’impossible sortie du social

Season of the Witch de George RomeroLa pensée cinématographique, c’est-à-dire ce que le réalisateur cherche à exprimer par le biais du montage et des prises de vue, peut se décliner philosophiquement ou sociologiquement. Michelangelo Antonioni par exemple est un réalisateur qui déploie dans ses films un authentique questionnement philosophique (je développerai ce point dans un article ultérieur). George Romero aborde pour son compte dans ses films des problèmes d’ordre sociologique.

Sa réalisation la plus remarquable à cet égard, est Season of the Witch, un film de 1973. Dans ce film aux accents psychédéliques et expérimentaux, Romero s’intéresse à la question du féminisme à travers le personnage de Joan Mitchell, une femme au foyer issue de la petite bourgeoisie urbaine américaine. Délaissée par son mari, en proie à des conflits avec sa fille étudiante qui rejette les valeurs de son milieu, l’héroïne va se tourner vers le monde de la sorcellerie pour échapper à sa vie. Le film est une incursion dans la vie d’une femme qui vit mal son rôle confiné de mère au foyer vieillissante. Joan est tiraillée entre son  éducation bourgeoise d’une part  et son désir sexuel pour l’amant de sa fille d’autre part.  Ce dernier est un jeune professeur de sociologie qui  symbolise, sur les plans du désir et du discours, la génération libérée de la fin des années 60. On voit que Season of the Witch est un film très proche de Faces de John Cassavetes ; sur la forme, comme sur le fond, ils appartiennent tous deux au cinéma indépendant et se font l’écho des valeurs nouvelles qui pénètrent la société.

Ce qu’il y a d’original dans le film de Romero, c’est la thématique du fantastique qui innerve le film. Joan va chercher à évoquer des puissances surnaturelles dans le but de vivre une aventure sexuelle avec Greg Williamson (le jeune professeur de sociologie). Joan, qui a intériorisé avec force les codes sociaux de sa génération, a recours à ce qu’elle croit être de l’ordre de l’irrationnel pour briser tout ce qui dans son éducation l’inhibe sexuellement. Elle a recours sans le savoir, aux pouvoirs de l’auto-suggestion pour annihiler les tabous sexuels intériorisés qui agissent comme des interdits psychiques au niveau du surmoi. Ce qui me permet d’avancer cette hypothèse repose entre autre sur l’utilisation  du principe d’auto-suggestion par Greg dans une scène. On le voit proposer un faux joint de cannabis à une amie de Joan. Cette dernière qui ignore la supercherie va ressentir des effets comme si elle avait vraiment consommé une substance psychoactive.

Mais ce qui fait la très grande force du film repose sur la « thèse » principale défendue par le réalisateur : on ne se libère de quelque chose que par l’assujettissement à autre chose. Ce qui est remarquable dans ce film, est que cette idée est véhiculée par la seule narration par l’image. Romero nous  montre son point de vue par le biais de deux scènes symboliques. Dans la première, située au début du film, Joan rêve qu’elle est conduite en laisse par son mari pour être enfermée dans une cage. L’interprétation du rêve est claire, Joan souffre de sa condition de femme dominée et cela l’obsède. Dans la seconde scène, qui est aussi l’avant-dernière du film, Joan reçoit son initiation de sorcière. On peut voir la « prêtresse » de la confrérie lui passer une cordelette autour du cou pendant que l’héroïne promet fidélité à son nouvel ordre. Joan renaît à elle-même, mais elle troque une tutelle contre une autre. Elle s’émancipe du monde du pouvoir domestique pour la sphère du magico-social. Ce que Romero met en lumière est le fait que l’on ne quitte jamais le champ des coercitions sociales, la libération est toujours partielle, mais nous avons cependant, dans une certaine mesure, la possibilité de choisir ce qui nous lie. Liberté et assujettissement s’articulent ensemble. On est proche ici des thèses de Michel Foucault avec l’idée de renouvellement des pratiques d’assujettissement et celle de la liberté comme pratique de soi sur soi.