Archives de l’auteur : Randolph Carter

Réalité augmentée

Il n’est pas facile de caractériser une expérience esthétique. Est-elle pure, c’est-à-dire dégagée de toute subjectivité, ou bien au contraire chargée d’attentes ? Si « l’œil n’est pas innocent », comme le soutient l’historien de l’art Ernst Gombrich, il n’en reste pas moins que le plaisir ressenti au contact d’une œuvre d’art naît de la rencontre d’un artefact et d’une conscience, d’un objet et d’un sujet. Peu importe au final, si le regard est objectif ou non, ce qui importe, c’est la capacité à saisir une réalité esthétique, c’est-à-dire un ensemble de propriétés stylistiques qui provoque une émotion particulière ou un sentiment de satisfaction. Si la culture et la connaissance de l’art constituent des clés certaines pour l’appréciation esthétique, cela ne signifie pas pour autant que cette dernière n’est pas à la portée du quidam moyen, surtout quand l’œuvre n’est pas hermétique.

casa battloJe pense tout particulièrement à la casa Battlò, une des réalisations architecturales majeures du plus éminent représentant de l’Art nouveau barcelonais, Antonio Gaudi. Les couleurs vives et chatoyantes, les formes organiques de la façade attirent immédiatement l’œil du badaud et donnent envie de visiter l’intérieur de la bâtisse. Ce qui n’est pas forcément le cas pour les créations de Victor Horta à Bruxelles, dont l’austérité végétale, tout aussi délectable, s’offre au regard avec moins de facilité. En cela, la casa Battlò de Gaudi pourrait être un tremplin pour initier les néophytes à l’esthétique architecturale.

Pourtant, les propriétaires actuels de cet édifice ont préféré jouer la carte de la facilité afin de faire couler au maximum les robinets à pognon. L’art et le fric, c’est une longue histoire d’amour… Enfin ! Quelle ne fut pas ma surprise il y a quelques jours en visitant l’édifice de constater que les audio-guides que l’on remet au visiteur sont en fait des sortes de vidéo-guides. L’idée étant de passer une partie de la visite à regarder les pièces de la maison à travers un écran qui ressemble à un smartphone en mode photographie. Et là, ô stupeur, les pièces vides apparaissent meublées, des tortues et des poissons semblant se détacher des fenêtres et des verrières, flottant dans la pièce. On ne sait plus très bien si l’on est chez Disney ou à l’intérieur de l’un des bâtiments les plus emblématiques du modernisme. Le parcours est émaillé de petites surprises visuelles. L’image de Gaudi apparaît tel un spectre derrière un écran (dommage qu’on ne lui ait pas ajouté des oreilles de Mickey !), la maquette de la maison s’illumine pour nous plonger dans une ambiance à la Harry Potter. Bref, tout est fait pour spectaculariser la visite et la rendre la plus attractive possible.

Pedrera Profession reporterMais ce qui apparaît le plus inquiétant, c’est la confusion entre illusion et réalité. A vouloir ainsi juxtaposer le réel au virtuel, ou plutôt à gonfler artificiellement le premier, on perd l’art comme entité. L’art n’est plus une réalité auto-suffisante, il disparaît au sens propre du terme comme sous l’effet d’une réalité augmentée. Il n’y a plus dès lors d’expérience possible. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’écran soit toujours un frein à la rencontre avec l’art. Michelo Antonioni, dans son film Profession : reporter, nous montre son personnage principal venir chercher refuge dans le Palau Guell, puis la Pedrera. « Ils sont tous bien pour se cacher », dira la jeune femme qu’il vient de rencontrer, à propos des bâtiments de Gaudi. L’architecture comme arrière-plan à la rencontre de personnages qui peinent à s’inscrire dans la réalité est un point de vue singulier et assumé pour aborder l’art de Gaudi, mais c’est un point de vue artistique et cela fait toute la différence.

Sacré, attention danger !

lahireBernard Lahire compte parmi les plus grands sociologues contemporains. Son travail permet de saisir les transformations sociales actuelles tout en ne cédant pas aux facilités d’une sociologie qui flirte d’un peu trop près avec les approches cognitivistes et la prétendue liberté des agents. Il a su prendre ses distances avec les analyses déterministes quelque peu rigides de Pierre Bourdieu, en rendant compte de la complexité et de la pluralité des déterminismes qui nous régissent. Il emprunte une partie de ses concepts et de ses outils d’analyse à la pensée philosophique (Foucault, Deleuze ou encore Wittgenstein) et il est le premier à construire de manière rigoureuse les fondements d’une « sociologie psychologique », où le chercheur fait varier ses échelles d’observation en fonction de l’objet étudié. L’étude qu’il a consacrée à Kafka (Franz Kafka. Eléments pour une théorie de la création littéraire) illustre cette volonté d’étudier le social à l’état plié.

 
Dans son dernier ouvrage (Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré), il interroge en profondeur les notions de profane et de sacré en montrant comment ces concepts s’articulent autour de la domination. Un tableau n’est pas un objet ordinaire, mais s’inscrit dans un processus de sacralisation qui prend ses racines dans une dichotomie entre ce qui est noble et ce qui ne l’est pas, et dans la division entre ce qui constitue l’espace des dominants et le monde trivial des dominés. Ce qui fait l’intérêt des recherches de Lahire repose sur le caractère transdisciplinaire de ses travaux ; l’auteur ne joue pas le jeu réduit de l’hyper-spécialisation mais utilise l’histoire, l’anthropologie ou encore la philosophie pour faire apparaître la réalité de la domination.

 
Bernard Lahire, tout au long de son imposant essai, s’efforce de rendre visible ce qui ne l’est pas. Les mondes de l’art et de la culture sont traversés par la magie sociale. En menant une enquête sociologique très approfondie sur les luttes entre experts autour de l’authentification d’une toile de Nicolas Poussin, il met à jour les ressorts historiques de la domination sous ses formes politique, théologique ou culturelle. Ce n’est pas que par ses qualités intrinsèques qu’une œuvre parvient à la notoriété, mais par la part de fascination que suscite tout objet sacralisé. Bernard Lahire rappelle que « les théories esthétiques qui font de l’art un objet autonome sont historiquement liées aux institutions qui comme les musées ou les salles de concert, engendrent une division entre l’art et la vie, entre le sacré et le profane ». Il caractérise plus profondément cette division entre sacré et profane en soulignant que « les fictions théologiques n’étaient elles–mêmes, dès le départ que des transpositions de réalités politiques, des réalités de pouvoir transfigurées ». Le sacré n’est qu’une réalité instituée, ce sont les formes humaines du pouvoir (peut-on sérieusement en envisager d’autres !) qui servent de modèles pour penser l’espace sacré. « C’est Dieu qui est à l’image du pouvoir temporel et non l’inverse ».

 
Ces propos sont à rapprocher de ceux de l’historien Robert Muchembled, qui insiste dans son essai Une histoire du diable sur les similitudes entre l’iconographie du démon et le pouvoir royal : « Nul contemporain ne semble avoir remarqué la concordance entre deux sphères si diamétralement opposées par définition. Pourtant les fantasmes diaboliques étaient produits par les mêmes artistes qui mettaient en exergue la souveraineté royale ». « Ces images [iconographie démoniaque du 15ème siècle] véhiculent une vision hiérarchique du monde infernal calquée sur celle de la souveraineté royale ».

 
Si les théories esthétiques, comme l’affirme Lahire, opèrent une scission entre l’art et la vie, est-on condamné à ne reconnaître comme beau et digne d’intérêt que ce que la race arrogante de nos maîtres désigne comme tel ? Doit-on communier avec les prêtres de l’art dans l’orthodoxie du beau ? La lecture d’un autre essai que je viens de terminer nous ouvre des perspectives de libération. Dans son dernier ouvrage (La valeur d’un film. Philosophie du beau au cinéma), le philosophe Eric Dufour défend une conception sociale et politique du cinéma fondée sur les usages que l’on en fait. Si un film, même le plus populaire, impacte mon existence en ouvrant des formes de vie possibles (éthiques, politiques ou encore existentielles), alors il devient tout aussi légitime que n’importe quel film appartenant à la grande tradition culturelle. Comme s’il répondait par avance à une critique possible (celle des contempteurs obsessionnels du relativisme), Dufour pose la question suivante : « Qui veut à tout prix trouver des normes universelles, qui prétend à cet universel et à une hiérarchisation des films ? » Pour Eric Dufour, la réponse est bien évidement à chercher du côté des tenants des conceptions élitistes du cinéma. La conclusion de Dufour est sans appel : « C’est une forme de violence, et à notre sens la violence la pire, parce qu’elle se dissimule sous l’apparence du logos ». On est ici au plus près de la conception du sacré, matrice de domination chez Lahire.

 

Philo-analyse

SpilliaertJe hais les corporations et les lieux clos de l’entre soi. Il n’y a rien de plus insupportable que de subir une pensée intériorisée qui se croit libre de l’institution qui la gouverne souterrainement. On pourrait croire, mais c’est là une croyance naïve, que les professionnels de l’esprit critique et de la pensée libre ont une capacité de recul qui leur permet d’échapper en partie à la logique du conditionnement professionnel. Pourtant, et c’est là pour moi un grand paradoxe et une source continuelle d’interrogation : ce qui nous fait penser nous aliène dans le même temps. Ou plutôt, nous sommes incapables de penser et de faire vaciller le socle à partir duquel nous pensons. Un professeur de philosophie français gavé au rationalisme et adoubé par l’institution aura une forte tendance à penser en rationaliste et à partir en croisade contre toute forme de pragmatisme et de relativisme. Il s’agit alors pour les professeurs-curés durant l’année de terminale de brandir le goupillon de la raison et de faire avaler en trois parties les hosties d’un raisonnement supérieur.

 
Je viens de terminer un essai, Que peut la philosophie ? de Sébastien Charbonnier, professeur de philosophie, qui pointe du doigt les dysfonctionnements de l’enseignement de la philosophie en terminale. Mon but n’est pas dans cet article de faire un résumé exhaustif des thèses de l’auteur, mais de commenter certaines réflexions pertinentes. Sébastien Charbonnier, en s’appuyant sur Deleuze, rappelle que la philosophie a toujours eu besoin de poser un ennemi pour renforcer sa cohésion. « Cet ennemi prend diverses formes dans l’histoire de la philosophie : c’est ce que Deleuze appelle le « négatif de la pensée ». Sans prendre en compte la chronologie, on peut dresser une liste de quelques figures ennemies de l’erreur : le préjugé, le délire, l’ignorance, la superstition, l’illusion, etc. Deleuze insiste sur la variété de ces « déterminations rivales », qui ont pourtant toutes quelque chose en commun : le négatif de la pensée, quelles que soient ses formes, figure toujours une ligne entre le « philosophique » et le « non philosophique ». On n’est pas sorti du schéma identitaire originel : il y a les barbares et nous. » On l’a compris, la philosophie est une montée vers la vérité et il s’agit d’isoler et de traquer les éléments non nobles de la pensée qui signent la faillite de la raison. La philosophie a besoin de circonscrire un territoire, de poser des valeurs, ce qui ne peut que freiner l’activité philosophique elle-même. En présupposant ce qu’il faut penser, on ne pense plus rien de vivant.

 
La philosophie est en effet mortellement ennuyeuse quand elle n’est qu’une immense leçon qu’il faut écouter religieusement. Si la philosophie a pour rôle d’émanciper, elle ne peut le faire qu’en suscitant le désir. Il ne peut y avoir d’effets émancipateurs par la seule parole du maître. Pour Sébastien Charbonnier, « l’activité philosophique n’est garante de rien et n’a aucune légitimité en dehors des effets qu’elle procure ». Si on se contente d’exposer les pensées de Descartes, de Platon et de Kant à des élèves en leur disant, voilà ce qu’il faut avoir à l’esprit pour se libérer, il ne faut pas s’étonner de ne pas retenir leur attention. La pensée produit des effets à partir du moment où quelque chose passe, coule, où un concept s’élabore collectivement. La philosophie est une « boite à outils », pour reprendre l’expression de Michel Foucault, et les philosophes (antiques, modernes, comme contemporains) servent de pièces de constructions pour des agencements qui permettent de court-circuiter la doxa environnante.

 
L’auteur n’est pas avare de références sociologiques (Louis Pinto, Pierre Bourdieu… ) La sociologie entretient en effet un rapport particulier avec la philosophie, mais les philosophes ne voient pas d’un bon œil des analyses qui consistent à faire émerger les implicites sur lesquels reposent partiellement leur pensées. Et pourtant la philosophie a une histoire qui structure en partie les représentations de ses acteurs et la croyance en une Perennis philosophia pourrait bien relever d’une illusion auto entretenue par les professeurs eux-mêmes. Au sujet de la culture des professeurs de philosophie, on peut lire dans le rapport sur l’état de l’enseignement de la philosophie en 2007-2008 que « les sciences de l’homme hier surinvesties, mais presque écartées de l’enseignement aujourd’hui, ne font pas partie des domaines de prédilection des professeurs ». Comme quoi l’ignorance sélective peut se révéler utile… Pour information, je suis professeur de philosophie.

Image lumière

elite-daily-warp-speedDeleuze s’est toujours battu contre l’affirmation suivante : « l’image cinématographique est une image au présent ». Pour Deleuze, « c’est par le montage que la conscience du temps ou qu’une image du temps découle des images-mouvement. C’est le montage des images-mouvement qui donne une image du temps ». Pourtant, peut-on vraiment affirmer que le montage nous donne à voir le temps comme une qualité qui apparaîtrait comme telle par un procédé d’assemblage ? Le cinéma est avant tout un art de l’illusion (cf. article). Le cinéma est une construction, il ne donne pas à voir le réel dans sa pureté. On peut d’ailleurs se demander ce qu’est un réel pur : est-ce un réel non entaché de subjectivité ? La puissance de l’image est trompeuse ou du moins le devient-elle véritablement quand on cesse de la considérer en elle-même et pour elle-même. Il y a bien une positivité de la puissance de l’image cinématographique, mais cette puissance est toute entière contenue dans l’artifice. Je ne rentre pas dans le temps, mais dans la représentation du temps. Le temps cinématographique n’est qu’une image du temps, une construction qui me permet d’éprouver une durée que je peux parcourir ou non en fonction de ma sensibilité. Le passage et la marque du temps sont possibles grâce à toute une batterie de techniques tels que le fondu enchaîné, la voix off, ou encore le recours à la brusque accélération. A contrario, on peut mettre entre parenthèses le temps de la narration par le recours à l’ellipse. Bien entendu, toutes ces techniques produisent des effets sur le spectateur, mais cela ne saurait nous faire oublier, n’en déplaise à Deleuze, que les différentes durées d’un film s’inscrivent dans le continuum d’une succession de plans même si ces derniers ne se suivent pas chronologiquement.

J’ai pu mesurer à quel point « l’effet du temps » relève de l’emploi d’astuces cinématographiques avec la série True détective, qui cherche à réduire au maximum la perception de la temporalité. Les premiers épisodes montrent comment des évènements passés s’enchaînent avec le récit des protagonistes sur ces mêmes évènements. Le dispositif optico-sonore mis en œuvre (conversation engagée au présent qui se poursuit sur un plan au passé, ou encore les transitions ou plutôt l’absence d’effets de transitions entre les différentes séquences temporelles) contribue à saper toute expérience du temps et traite ce dernier sur le mode du présent. Au final, la série, et c’est ce qui fait son originalité, plonge le spectateur dans un temps sans épaisseur. Les repères temporels ne se sont pas dissipés, nous passons facilement d’un temps de compréhension à un autre, mais nous ne les éprouvons plus comme tels. Nous sommes coincés dans un éternel présent. Toutefois, on peut regretter la gratuité de ce parti pris esthétique car forme et fond ne se répondent pas. On peut essayer de lier les réflexions du policier Rust Cohle, un des deux personnages principaux de la première saison, sur le concept nietzschéen de l’éternel retour avec ce passé qui ne passe pas. Mais Cohle, personnage très pessimiste, délivre tout au long de la série des propos qui le rapprochent sans contestation possible de Schopenhauer. C’est donc une piste qu’il nous faut abandonner à moins de conclure à l’incompétence philosophique des scénaristes !

J’ai pu également expérimenter la dissipation de l’effet du temps dans un tout autre registre et dans un autre type de cinéma. Le dernier Mad Max (un film décevant que je suis allé voir à reculons) enchaîne les scènes d’actions au point que, à un certain moment, je me suis trouvé comme déconnecté de ce que je voyais. Pendant l’espace d’un instant, j’ai été comme rejeté de la succession ultra rapide des images et de la dynamique de l’image-mouvement conceptualisée par Deleuze (une action entraîne une réaction selon un schème sensori-moteur). Le temps qui se donne à voir ici, à l’intérieur du mouvement, s’est comme dissipé. L’image ne se donne plus au présent, elle cesse tout simplement de se donner. Pour conceptualiser cette expérience, je citerai Paul Virilio, qui s’efforce de penser dans plusieurs de ses essais l’impact de la technologie et de la vitesse sur nos sociétés modernes. Dans La vitesse de libération, il écrit : « Actuellement, l’écran des émissions télévisées en temps réel est un filtre non plus monochromatique, comme celui bien connu des photographes, qui ne laisse passer qu’une seule couleur du spectre, mais un film monochronique qui ne laisse entrevoir que le présent. Un présent intensif, fruit de la vitesse-limite des ondes électromagnétiques, qui ne s’inscrit plus dans le temps chronologique, passé, présent, futur, mais dans le temps chronoscopique : sous-exposé-exposé-sur-exposé ». Ce présent intensif, qui par le biais du numérique se décline dans toutes les productions audiovisuelles aujourd’hui, nous exclut du régime de l’illusion temporelle pourtant nécessaire à l’appréciation esthétique et à la construction du monde.

L’ontologie zéro de Pyrrhon d’Elis

pyrrhonIl y a environ deux ans, j’ai écrit un article assez synthétique sur la pensée de Marcel Conche, dont j’avais pris connaissance par le biais de son ouvrage Orientation philosophique. Or, la lecture attentive de son maître-livre, Pyrrhon ou l’apparence, dont je n’avais lu à l’époque que des extraits, m’a donné envie d’écrire un nouveau texte sur cette philosophie aussi subversive que fascinante.

Dans Pyrrhon ou l’apparence, essai universitaire rigoureux, Marcel Conche entreprend de réaliser une défense du scepticisme en proposant une interprétation nouvelle de la pensée du philosophe sceptique Pyrrhon d’Elis. Marcel Conche s’efforce tout au long de son essai de distinguer la pensée de Pyrrhon de celle de Sextus Empiricus, un sceptique grec de la fin du 2ème siècle après JC. Pyrrhon, qui connut le début du règne d’Alexandre et la fin des cités grecques, défend une conception du scepticisme que l’on ne retrouve pas chez ses continuateurs mis à part chez son disciple Timon. Pyrrhon a assisté à la naissance d’un monde et a pris conscience de l’illusion qui consiste à croire que les choses ont un fond. Les analyses de Marcel Conche ont le mérite de dégager l’originalité du penseur d’Elis et permettent de corriger les interprétations officielles sur la pensée de Pyrrhon (comme celle avancée par l’historien de la philosophie antique Victor Brochard).

Mais entrons sans attendre dans le vif du sujet en exposant ce qu’est le scepticisme. De manière générale, il est entendu que le doute sceptique porte non par sur les phénomènes, c’est-à-dire sur ce qui apparaît, mais sur les choses cachées. Les sceptiques comme Sextus Empiricus ne doutent pas de la réalité des phénomènes ; le phénomène, c’est ce dont je peux faire l’expérience par la sensation, je peux par exemple toucher cette table ou ressentir le goût sucré de ce gâteau, mais je suis incapable de me prononcer sur la pensée d’un noumène telle que l’idée de Dieu. Les causes extérieures des phénomènes et en général tout objet pensé sont incertains ; il faut donc suspendre son jugement (épochê) à l’égard des idées qui n’ont pas de rapport avec la sensation. Le scepticisme entendu ici est un scepticisme « phénoméniste ».

Or pour Pyrrhon, le doute sceptique ne fait pas le tri entre l’apparence et l’être des choses qui est par nature douteux, mais passe par la formule du ou mallon (pas plus) : ce n’est pas plus ainsi qu’ainsi ou que ni l’un ni l’autre. Pyrrhon substitue à l’être des dogmatiques, l’apparence. Non pas l’apparence de (l’apparence de quelque chose dont la nature ou l’essence reste cachée), ni l’apparence pour (pour un sujet, ce qui apparait a une subjectivité), mais l’apparence pure et universelle. Les choses ne sont pas plus ceci que cela, signifie qu’elles n’ont pas d’être. Marcel Conche parle de « dissolution universelle des étants », mais souligne que Pyrrhon ne substitue pas pour autant la catégorie du non-être à celle de l’être. « Cependant le rien auquel aboutit Pyrrhon est un tout autre rien que le néant qui serait simplement l’opposé de l’être ».

C’est pourquoi, il faut comprendre cette dissolution de l’être comme apparence pure. Pour la métaphysique de l’époque, celle d’Aristote en particulier, le fait qu’il y ait des étants va de soi. On questionne l’être de l’étant, mais on ne saurait sans absurdité nier l’être lui-même. Pour Aristote, le principe de contradiction « il n’est pas possible que la même chose, en un seul et même temps, soit et ne soit pas » est indémontrable et peut être défendu contre ses négateurs. Dans le livre Gamma de la Métaphysique, Aristote montre qu’il suffit de demander à un adversaire du principe de dire au moins quelque chose pour le réfuter, car en disant quelque chose (on ne peut nier que les mots ont un sens défini), il signifie quelque chose et donc par-là respecte la logique du principe.

Pyrrhon, en déclarant à propos d’une chose qu’elle est et n’est pas, fait-il vraiment preuve d’absurdité? Pour lui, c’est bien une vérité, mais elle ne se situe pas au niveau du discours, car le langage ne peut manquer de réintroduire la question de l’être (« ceci est », « ceci n’est pas », « il n’y a que l’apparence », etc.) Si tout est indécidable et indifférent, alors il s’agit non pas de suspendre son jugement mais de s’abstenir de juger. Voilà le vrai sens de l’épochê pyrrhonienne pour Marcel Conche. Le sage est celui qui se délivre de la recherche illusoire de la vérité. Si l’on quitte le sol des évidences du sens commun et de la philosophie dogmatique, alors on cesse de donner une valeur au mot « être ». Pour Marcel Conche, une telle position ne pouvait manquer de faire « l’objet d’un refoulement idéologique, car, contrairement au scepticisme phénoméniste (celui de Sextus Empiricus par exemple), il ne fut jamais conciliable avec les idéologies dominantes ». Phyrron est au fond très proche de Wittgenstein, qui dénonce dans sa seconde philosophie les prétentions abusives de la philosophie. Leurs pensées respectives s’exercent contre une certaine idée de la philosophie. Faire de la philosophie, c’est se délivrer de l’illusion que la philosophie dit ou peut dire quelque chose sur le réel. Si Wittgenstein cherche à nous délivrer « des crampes mentales » occasionnées par « l’ensorcellement par le langage » dont nous nous ne manquons pas d’être les victimes, Pyrrhon, lui dénonce l’illusion ontologique à la base de tout questionnement philosophique. Car ce qui est étonnant, c’est bien la croyance non discutée en la philosophie !

Processus contre-artistiques

L’œuvre d’art, contrairement  aux productions de la nature, relève d’une intention, d’un désir de création. Elle porte la marque de la finalité. Le land art, qui combine artéfact et éléments naturels en organisant  le dialogue entre deux ordres hétérogènes, n’échappe pas à la règle : c’est souvent le geste technique qui prédomine. De manière paradoxale, l’inscription humaine au sein d’un milieu naturel et la volonté de créer à partir d’éléments non artificiels pointent avec encore plus de force l’hétérogénéité entre l’ordre de la nature et celui de l’esprit. Au final, c’est toujours la démarche de l’artiste et le déploiement d’une idée qui s’impose au spectateur. Contempler une œuvre de land art, c’est être prisonnier de la démarche consciente d’un artiste, c’est comme se trouver enfermé dans un étau de significations, dans un cadre conceptuel qui ne nous laisse comme liberté qu’un faisceau déterminé d’interprétations. Or, si l’interprétation est indépassable, il est plus intéressant de créer soi-même  le cadre mental à partir duquel les interprétations s’organisent et le sens advient. Si cela n’est guère possible avec une œuvre d’art, cela l’est parfois au contact de réalités dénuées de toute ambition artistique ou esthétique.

lisbonne 018En voyage à Lisbonne, j’ai pu expérimenter et construire, il y a quelques jours, deux agencements de ce type. Dans le prolongement de la place du commerce, on tombe sur le quai aux colonnes. Là, on peut voir deux colonnes de pierre, dont la base est immergée, marquer comme une frontière entre l’estuaire du Tage et la terre ferme. Le ponton de pierre exposé aux marées, jadis débarcadère pour les transports maritimes de passagers, n’assume aujourd’hui plus aucune fonction. Réalité  « a-signifiante », il  s’éclaire d’une vie nouvelle par le regard que l’on pose sur lui. Les deux colonnes qui baignent dans l’eau de mer semblent appartenir à deux mondes. Elles sont à la fois les signes de la conquête de la civilisation portugaise et de sa maitrise de la mer, mais elles peuvent apparaitre aussi comme les vestiges du monde marin secret du grand Cthulhu chez Lovecraft. On peut associer en imagination la forte odeur d’algues et de vase qui émane de l’endroit aux créatures cauchemardesques du village d’Innsmooth. Mais plus profondément, ce qui est intéressant, c’est que cet agencement composé d’un élément naturel, la mer, et du produit de l’artifice humain, ne prend sens que pour celui qui s’en empare par l’imagination. Il n’y a pas de signification à déchiffrer, c’est le regardeur qui crée le sens, qui agence les éléments de manière intentionnelle. Le geste technique ou assembleur toujours porteur d’une signification propre à l’art disparait au profit du regard qui fabrique par la pensée une œuvre.

lisbonne 482Voici un deuxième exemple qui vient illustrer mon propos. Au cœur du quartier du Chiado, on peut  admirer les ruines de l’église du Carmo, dont la voûte a été entièrement détruite lors du tremblement de terre qui secoua violemment Lisbonne en 1755. Cette église à ciel ouvert qui a conservé ses murs et ses piliers n’existe plus à proprement parler comme espace sacré, car comme le fait remarquer l’historien des religions Mircea Eliade : « Pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène : il y a des portions qualitativement différentes des autres […] Dans l’enceinte sacrée, le monde profane est transcendé, la communication avec les dieux est rendue possible ; par conséquent, il doit exister une porte vers l’en- haut ». Là, cette « porte » symbolique qui conduit  à la surnature s’est volatilisée, ce sont désormais la nature et le soleil qui irradient l’intérieur de l’église. En détruisant ce qui constitue une frontière entre deux espaces perçus comme séparés et en livrant l’église à la seule puissance immanente, le processus aveugle et mécanique de la nature dissipe l’acte magico-culturel qui divise l’espace. Le  sentiment du mysterium tremendum et fascinans a laissé place à la curiosité esthétique. Ce renversement  est libérateur pour tous ceux qui sont agressés par le silence pesant qui règne à l’intérieur des édifices religieux. Car alors, ce qui fait penser, c’est  l’affect ressenti devant les ruines. La nature devient démiurge  involontaire par un processus de destruction. Ce qui est détruit s’ouvre à une nouvelle vie perceptive. Les apôtres de la transfiguration en sont pour leurs frais, le réel reprend ses droits.

Les faiseurs de monde, qu’ils soient prêtres ou artistes contemporains, ne me compteront décidément jamais dans leurs rangs. Je préfère toujours, quand cela est possible, créer mes propres agencements.

L’Art ne nous dévoile rien

SUMA-Light-Installation« Le tableau me dit quelque chose en se disant lui-même […] Le fait pour lui de me dire quelque chose consiste dans sa propre structure, ses propres formes. » Cette remarque de Wittgenstein tirée de sa Grammaire philosophique signifie qu’une œuvre d’art n’exprime rien en dehors d’elle-même. Pour Wittgenstein, l’Art contrairement au langage, n’assume pas de fonction de renvoi, il n’est pas signe vers autre chose, mais présence autosuffisante. Cette réflexion originale a pour mérite de délivrer l’œuvre artistique  de ce que Jean-Marie Schaeffer appelle  dans L’Art de l’âge moderne la « théorie spéculative de l’Art ». Schaeffer montre dans cet essai  exigeant, comment à partir de la révolution romantique s’est élaborée une théorie ontologique de l’Art. L’Art prend le relai de la philosophie pour exprimer la réalité de l’être, l’Art endosse le rôle douteux  de la métaphysique. La philosophie s’appuie désormais sur lui  pour tenter de nous faire voir ce  que la raison est incapable de dévoiler. Pour Schaeffer, même Nietzche s’abreuve à la source de la théorie spéculative de l’Art pour asseoir sa théorie du monde  comme interprétation. « Comprendre l’Art, c’est comprendre  la volonté de puissance, parce que c’est dans l’Art que la volonté de puissance s’incarne dans sa transparence absolue », écrit Schaeffer. Autrement dit, si Nietzsche tord la théorie spéculative de l’Art pour la faire fonctionner dans sa propre cosmologie, il la conserve en tant qu’outil philosophique.

Le résultat de cet embrigadement de l’Art par la philosophie a une conséquence directe pour Schaeffer : nous sacralisons aujourd’hui l’œuvre d’art et nous lui demandons de nous délivrer de la banalité quotidienne en nous ouvrant les portes de la réalité pure.  Pour compléter Schaeffer, j’ajouterai que cette sacralisation n’a pas disparu avec le paradigme ouvert par Marcel Duchamp. L’art contemporain  a liquidé la question de l’esthétique, mais  a perpétué la fonction religieuse de l’Art et l’a même étendu à la personne de l’artiste. C’est dans ce contexte que les analyses de Wittgenstein prennent tout leur sens en nous permettant de nous  recentrer sur l’œuvre elle-même. En quel sens faut-il  comprendre  ce recentrement ? Pour Wittgenstein, il faut s’attacher au fonctionnement de l’œuvre elle-même, à son harmonie interne. Il faut par exemple en musique parler de l’interprétation correcte ou incorrecte d’un morceau. Le sentiment que procure une œuvre d’art est secondaire pour le philosophe.  «  On pourrait en déduire que n’importe quel autre moyen de produire de tels sentiments nous ferait ce que fait la musique. A une telle explication, nous sommes tentés de répondre c’est elle-même que la musique nous transmet », affirme Wittgenstein.

Pour lui, l’œuvre d’art  ne renvoie qu’à elle-même ; on peut parler à son sujet d’autoréférence. L’œuvre n’est plus le signe de l’être, mais est à elle-même son propre signe, comme si l’œuvre jouissait d’un statut particulier. Certes, elle n’est plus au service d’une spéculation sur l’être, mais elle apparaît sous la description énigmatique de l’auteur comme une réalité métaphysique en soi. Ce qui, in fine, nous ramène au point de départ. La question que l’on peut se poser est alors celle-ci : peut-on penser l’Art philosophiquement en dehors de toute référence ontologique, tout en conservant  la puissance de fascination qu’il exerce sur la pensée ?

Le philosophe Louis Vax (cf. article Les fantômes et le philosophe) a peut-être quelque chose à nous apprendre à ce sujet. Louis Vax, penseur original  fut l’un des premiers en France à s’intéresser à la philosophie analytique  qui a été façonnée en partie par la pensée de Wittgenstein. Louis Vax est également connu pour ses analyses sur la littérature fantastique. Dans son essai très érudit qu’il consacre à la déconstruction de la notion de profondeur Critique de la profondeur, on peut lire : « Une œuvre d’art ne dit que ce qu’elle dit. Elle ne cache rien, elle s’offre à nous tout entière. Son épaisseur est transparente, son mystère en pleine lumière ».  On voit la proximité de la pensée de Vax  avec celle de Ludwig Wittgenstein. Mais contrairement à Wittgenstein, Vax  va insister sur l’importance  de ce que nous éprouvons face à une œuvre d’art. L’œuvre provoque chez le spectateur un sentiment qui prend la forme d’une promesse, une promesse de jouissance par exemple. Mais cette puissance que nous croyons déceler dans l’œuvre ne consiste que dans l’effet produit. L’œuvre en effet ne dit que ce qu’elle est. « L’objet esthétique […] se donne en même temps qu’il se promet. Et c’est par là qu’il est esthétique, et qu’il ne saurait nous décevoir comme peuvent le faire les autres biens de la terre ».  Avec Vax, on peut enfin définir ce qu’est une œuvre d’art : une réalité qui s’épuise dans le sentiment esthétique qu’elle produit sur celui qui la contemple. Penser l’Art consiste alors à  se délivrer de la tentation d’élever  à la  seconde puissance  l’illusion dont on jouit, et non à faire d’une œuvre le prisme des folles prétentions  de la métaphysique.

Les zombies (6) : par-delà l’interprétation

Je viens de terminer la lecture de deux essais sur les zombies qui tranchent avec la médiocrité des ouvrages consacrés jusqu’à présent au sujet (cf. articles zombies 1 et 2). Les deux auteurs ont le mérite de se focaliser sur le zombie comme être filmique et non comme phénomène de mode. Le zombie, comme j’ai essayé de le montrer moi-même (cf. articles zombies 4 et 5), s’appréhende en effet dans  l’image, il n’est qu’un être pour l’image. C’est une  figure singulière qui mute de film en film, c’est un concept toujours en devenir. En cela, il faut sans doute être nominaliste et renoncer à parler de l’essence du mort-vivant.

Ceci étant dit, revenons à nos auteurs : Amélie Pépin a intitulé son essai Zombie Le mort-vivant autopsié.  Sur 123 pages, dans un style clair, elle s’applique à faire ressortir, entre autres, le motif religieux à l’œuvre dans les films de zombies. Elle analyse trois longs métrages : White Zombie de Victor Halperin, Dawn of the Dead, de George Romero (auquel j’ai consacré un article cf. article zombies 5) et 28 Days Later de Danny Boyle. Pour aller vite, on pourrait dire que les figures des morts-vivants dans ces trois films correspondent respectivement  à l’image classique, moderne et postmoderne du zombie. Essentiellement descriptive, l’analyse de l’auteur s’attache à faire émerger la thématique maintes fois développée de la critique de l’individualisme et de la société de consommation dans les films du genre (en particulier chez Romero). De ce point de vue, elle n’est guère novatrice, mais l’intérêt de son livre ne vient pas de cette analyse banale et somme toute assez superficielle, mais de la manière dont elle l’a conduite et justifiée. De manière fine, elle fait apparaître les jeux de renvois entre films et motifs  bibliques (genèse et apocalypse). Son plus grand mérite, il me semble, est d’avoir donné de l’épaisseur au film de Danny Boyle qui est une œuvre beaucoup plus commerciale que Dawn of the Dead de Romero. Au final, c’est dans une direction morale que l’auteur entraîne ses lecteurs en choisissant pour cela la voie de l’herméneutique. Mais l’interprétation, aussi stimulante soit elle, a pour défaut de manquer ce qui fait la spécificité conceptuelle du zombie, son modus operandi. Le zombie n’est pas soluble dans la métaphore (cf. article zombies 3).

Sensible à ce problème, Joachim Daniel Dupuis, dont l’essai s’intitule George A. Romero et les zombies Autopsie d’un mort vivant (il n’y a pas dû avoir concertation entre les deux auteurs !) propose une analyse non interprétative du zombie (il n’est pas le premier à en avoir eu l’idée cf. articles zombies 3 et 4). Le livre de Joachim Dupuis est ambitieux : il cherche à montrer en quoi le zombie romérien est une figure qui « court-circuite » les dispositifs de pouvoir en action dans le corps social. Le cinéma de George Romero s’articule ici à la pensée de Michel Foucault et est présenté comme contre-effectuation à la normalisation des sujets. Les analyses de l’auteur sont souvent pertinentes. Les commenter prendrait beaucoup de temps et m’éloignerait de ce qui m’a animé à la lecture de l’essai.

Deux idées ont particulièrement attiré mon attention. La première concerne l’utilisation du concept d’affect tel que Deleuze l’entend, même si le philosophe n’est pas cité par Joachim Dupuis : « Les morts ne sont pas une idée rendue concrète par un personnage. Les morts sont plus l’expression d’un affect que le spectateur éprouve autant que les personnages. Un affect n’est pas un simple sentiment, une simple affection qui aurait pour cause un sens anthropologique (du type joie, bonheur). Il s’agit plutôt de forces qui agissent sur nous sans que nous sachions de quoi il retourne. Il y a un sentiment d’inéluctabilité, de nécessité. C’est une catastrophe. » De la même manière que, dans un tout autre genre, les meilleurs films de John Cassavetes permettent au spectateur réceptif de ressentir les flux et les forces à l’œuvre dans la vie, les films de Romero nous permettent d’expérimenter les flux du chaos. L’auteur a bien perçu que les zombies dont l’origine est inassignable et qui ne sont l’expression d’aucun signifié (cf. article zombies 4)  produisent un effet très particulier sur le spectateur. Ce dernier expérimente sans pouvoir rabattre ce qu’il ressent sur des coordonnées précises. Affect sans référent, qui déterritorialise pour parler comme Deleuze, ceux par qui il passe. Joachim Dupuis complète ici les analyses de Philippe Met pour qui le zombie est davantage « processuel » qu’ « allégorisable » (cf. article zombies 3).

Le deuxième point que j’aimerais évoquer concerne le  refus de l’auteur de considérer les zombies comme une masse : « [Les zombies] ce n’est pas non plus une « masse », car celle-ci n’inscrit pas de traces (Canetti). Or le mort-vivant porte en lui-même une trace des pouvoirs (ce que sont clairement les morts-vivants comme expression du pouvoir), les marques du pouvoir en les « brouillant » ». On comprend pourquoi l’auteur refuse le rapprochement que Pascal Couté opère entre les zombies et le concept de masse d’Elias Canetti (cf. article zombies 3).  Envisager les zombies comme une masse, c’est renoncer à les faire fonctionner comme coupures des flux de pouvoir. La masse croît sans cesse en absorbant les individus. En fait, la masse ne marque pas les corps et les âmes, elle les absorbe. En digérant et en assimilant individus et institutions, les zombies deviennent les signes de la dissolution de tout rapport social dont le pouvoir n’est qu’une des modalités, sur laquelle s’est à mon sens trop focalisé Joachim Dupuis (bien que ce soit là son but). Plus profondément, c’est la grammaire de la réalité elle-même qui est subvertie par les zombies romériens.  « Certaines propositions sont soustraites au doute, comme des gonds  sur lesquels tournent ces questions et doutes », énonce Wittgenstein dans De la certitude  à propos du langage. L’action des zombies  symbolise dans l’image la perte de ces propositions pivots à partir desquelles nous pouvons penser le pouvoir, la religion et toutes nos expériences sociales. C’est l’image même de la réalité à partir de laquelle nous pouvons donner sens au monde et que nous ne pouvons pas remettre en question (car  c’est à partir d’elle que nous pensons), qui s’effrite et disparaît sous la pression des morts.

Halloween : une puissance de vie

Halloween par SimonWeaner

Halloween par SimonWeaner

La fête d’Halloween s’approche à grands pas, mais pour beaucoup de Français, cette célébration n’est qu’un coup monté commercial pour inciter à la consommation. A ces derniers, je n’opposerai pas d’arguments, car il serait malhonnête de soutenir le contraire. Il y a également une autre catégorie d’opposants qui accusent Halloween de n’être qu’une fête importée et coupée de tout lien avec nos traditions culturelles. Pour dissiper cette ignorance, qui malheureusement persiste encore dans l’esprit des moins éclairés, je conseille la stimulante lecture de l’essai de Jean Markale : Halloween, histoire et traditions. L’auteur montre clairement les origines celtiques d’Halloween, qui dérive de la fête païenne de Samain. Toutefois, mon propos n’étant pas historique ici, je ne compte pas développer ce point.

Ce qui m’anime, c’est de répondre à une critique beaucoup plus pernicieuse et venimeuse que les précédentes. Cette dernière émane de plusieurs sites fanatiques chrétiens, qui à propos d’Halloween parlent de « culture de mort ». Selon eux, Halloween est néfaste car elle est une atteinte à la vie même. Si on les suit dans leur raisonnement, il faut alors retourner le plaisir de ceux qui s’adonnent à cette fête et le dénoncer comme joie mauvaise. Halloween serait en réalité pourvoyeuse de tristesse en péchant contre la vie. Frappés d’étonnement par la critique,  ceux qui éprouvent de réelles satisfactions dans les festivités d’Halloween pourraient répondre que d’une part leur joie est réelle, et qu’ils ne vouent aucun culte à la mort en fêtant Halloween d’autre part. Oh pauvres insensés, vous venez de tendre les verges, que ne manqueront pas de saisir vos véhéments accusateurs, qui serviront à vous battre ! C’est en ignorants que vous serez traités, on vous accusera de ne pas désirer le bien véritable qui ne peut, cela va de soi, qu’être de nature divine ! In fine, la grande responsable sera la faculté de représentation, c’est-à-dire l’imagination que nous utilisons pour former l’image de monstres cauchemardesques. Imagination trompeuse contre foi salvatrice, le match est lancé. Mais encore faut-il prouver que la foi sauve, je laisse aux théologiens le soin d’expliquer ce dernier point, s’ils le peuvent.

Pour mon compte, je vais examiner avec un peu d’attention l’expression « imagination trompeuse ». Pourquoi l’imagination serait-elle une puissance trompeuse ? Ne faut-il pas distinguer l’imagination comme puissance et l’imagination comme délire ? Dans la troisième partie de L’Ethique, Spinoza donne une définition précise de l’imagination : « Je voudrais que l’on remarque que les imaginations de l’esprit, considérées en soi, ne contiennent pas d’erreur, autrement dit que l’esprit n’est pas dans l’erreur parce qu’il imagine, mais en tant seulement qu’il est considéré comme privé de l’idée qui exclut l’existence des choses qu’il imagine présentes ». On peut donc dire que personne, mis à part quelques rares allumés, ne soutient que Dracula ou le diable existent réellement. Mais, Dracula  ou le diable ne sont-ils pas des créatures de destruction, animées de noirs desseins ? N’est-ce pas alors la mort que nous désirons au travers de ces figures ? Voilà en substance ce que posera comme questions le chrétien ou le père-la-morale moyen.

Ces interrogations témoignent d’une complète ignorance du mécanisme du désir. Convoquons à nouveau Spinoza sur ce point : « Ce n’est pas parce que nous jugeons qu’une chose est bonne que nous la désirons, mais c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne ». Pour Spinoza, le désir représente l’essence de l’homme, l’homme est « un conatus », c’est-à-dire un effort pour persévérer dans son être. Spinoza montre que chaque nature est singulière, il n’y a aucun sens à parler d’un désir en général. « La musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour celui qui éprouve de la peine, mais pour le sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise », nous dit Spinoza dans la préface de la quatrième partie de L’Ethique. Le désir ne s’articule donc pas avec les termes de bien et de mal, mais avec ceux de bon et de mauvais, je désire ce qui m’est utile. On peut ainsi comprendre que la fête d’Halloween permette pour un certain nombre d’entre nous d’actualiser nos puissances, on peut en effet se sentir plus vivant déguisé en vampire qu’en portant son masque quotidien. Loin d’être une « culture de mort », Halloween célèbre au contraire la vie, car elle accroît la joie en augmentant la puissance d’exister.

Enfin, pour répondre définitivement aux « hallucinés de l’arrière monde », précisons que les adeptes d’Halloween ne sont nullement à la recherche d’une improbable transcendance. C’est au cœur de l’immanence, c’est-à-dire de la nature et de ce qui a son principe en soi-même que nous tirons notre goût pour Halloween. Halloween est un signifiant dont le signifié n’excède pas les territoires de l’imaginaire et du sentiment.