Archives de catégorie : Arts et culture

Archéologue de l’imaginaire

murielle belin reliquaire

« Le beau est toujours bizarre », affirmait Baudelaire. Les œuvres et les réalisations de la plasticienne Murielle Belin illustrent parfaitement  ce jugement esthétique. Murielle, amie de longue date, artiste professionnelle, tisse depuis douze ans la toile d’un univers singulier, personnel, baroque et décalé, mais toujours délectable pour le regard. L’art de Murielle ne se laisse pas enfermer dans la catégorie à la fois étroite et floue du fantastique et si elle croise le genre, elle le fait par le biais d’influences marquantes  tels que Jérôme Bosch, le surréalisme ou encore l’art brut. C’est une des clés pour comprendre son esthétique, à mille lieux de la soupe visuelle des « artistes » dits gothiques. Murielle met un point d’honneur à  ne faire aucune concession quand elle peint ou sculpte, même lors de l’exécution d’œuvres de commande. Ses créatures et personnages sont toujours très personnels et son monde pictural dialogue avec l’extérieur tout en étant clôt sur lui-même.

murielle belin

Murielle explore à sa façon la mort et la souffrance, mais jamais de manière frontale car la violence et le gore de certaines scènes apparaissent toujours comme décalées par sa patte surréaliste. On peut avancer l’idée que de manière plus fine, ce n’est pas le réel qui est remodelé dans ses œuvres, mais l’irréel lui-même. La singularité de son travail résulte de la torsion qu’elle fait subir aux représentions convenues de l’irréalité. En outre, si l’on veut parler d’esthétique, il faut prendre en considération le travail et la précision du geste. Pour les Grecs de l’Antiquité, l’art s’apparente à la technè, au savoir faire technique et artisanal. Une belle chose est une chose bien réalisée relevant d’un travail méticuleux. Murielle a gagné en technique et en précision ces dernières années et son style est désormais très abouti. C’est aussi en cela que  l’on peut parler de beau, car le fond étrange et singulier rencontre le travail de la forme.

la faiseuse d'anges murielle belin

Un des intérêts de l’art de Murielle réside par ailleurs dans la démarche de l’artiste et dans la continuité  de ses préoccupations intellectuelles et esthétiques. Depuis qu’elle crée, elle cherche à décoder la symbolique derrière les grandes œuvres pour la restituer de manière accessible et délestée de ses oripeaux culturels.  Dans une toile intitulée La faiseuse d’anges, elle s’est employée, tout en reprenant les bases d’un tableau de Bosch, à raconter une histoire imaginaire à la façon d’un retable pour mettre en lumière non pas ce qu’il y a d’universel, mais d’expérientiel dans la rencontre avec une toile. Ce qui compte, c’est la forme, ce qu’elle suggère et non pas la matière érudite qui la compose. Murielle poursuit son incursion dans le détournement symbolique de l’iconographie chrétienne dans une très belle œuvre exposée récemment à New-York. Ce reliquaire sous forme de papier roulé  et peinture représente une pleureuse, au dessus d’un gisant, entourée de monstres et de formes qui deviennent  moins perceptibles et reconnaissables vers le haut de la toile. L’utilisation de paperolles (technique de décoration utilisant des frisures de papier) achève de donner une tonalité particulière à ce reliquaire esthético-macabre.

Murielle a traversé plusieurs périodes ; elle a commencé par une série de portraits, a enchaîné par ses planches anatomiques puis a continué avec son surprenant musée imaginaire  pour enfin aborder les rivages symboliques que je viens de décrire brièvement. Pour comprendre le fil invisible qui relie ses œuvres et qui en fait le grand intérêt, il faut  prendre du recul par rapport  à la notion d’imaginaire. Murielle ne nous donne pas à voir un monde présent, elle s’attache toujours à représenter un monde imaginaire par son passé. Ce qui nous est donné à voir à chaque fois, ce ne sont pas les signes d’un monde irréel présent, mais les vestiges d’un monde irréel disparu. Archéologue de l’imaginaire, Murielle  renforce ainsi l’illusion de réalité et donc le plaisir esthétique, car ce qui n’existe pas apparaît sous la forme de ce qui n’existe plus.

 

Prochaine exposition des œuvres de Murielle Belin (exposition collective aux côtés d’autres artistes) :

« La vengeance de Mathilde » ou la figure de l’ange dans l’art contemporain, du 11 septembre au 25 octobre 2014, Galerie C de Neuchâtel (Suisse romande).

Pour découvrir l’univers de Murielle plus en détail : https://muriellebelin.jimdo.com/

Ces séries qui jouent la carte de l’interdit

ATTENTION : cet article comporte un spoiler concernant la fin de la série Breaking Bad.

Walter White de Breaking BadLes bons sentiments, la loi et la morale ne semblent plus faire recette dans les séries télévisées américaines. En effet, depuis une bonne dizaine d’années, les méchants ont détrôné les justiciers, les trafiquants et les tueurs ont éclipsé les policiers et autres redresseurs de torts en leur volant la vedette. Aujourd’hui, on s’identifie aux personnages troubles, on prend plaisir à suivre leurs machinations criminelles en s’insérant avec délectation dans les plis tortueux de leur psyché. La société américaine aurait-elle réussi à crever les écrans de la bien-pensance ? Ou bien, plus prosaïquement, assiste-on  à un renouveau stratégique des chaînes qui surfent sur l’individualisme contemporain en proposant des produits ciblant les consommateurs postmodernes en mal de transgression ?

Répondre précisément à ces questions réclamerait un travail d’enquête sociologique approfondi. Pour ma part, je souhaiterais, plus modestement dans cet article, convoquer des concepts philosophiques pour analyser ces nouvelles figures du mal. En fait, il n’est pas possible de les penser sous un même concept car les protagonistes de ces séries ne s’alimentent pas aux mêmes sources de la « malignité ». Mais si la notion de mal est vague dans son essence, elle va tout de même me permettre d’appréhender les différentes formes de transgressions de quelques personnages phares issus de la culture télévisuelle contemporaine. Trois noms ont retenu mon attention : Tony Soprano de la série éponyme Les Soprano, Morgan Dexter qui donne également son nom à la série Dexter et enfin Walter White de Breaking Bad.  Mon objectif dans cet article est de chercher à montrer, en ayant recours à des concepts précis, comment chaque personnage exprime le mal, comment il s’y rapporte précisément.

Tony Soprano est le chef d’une famille de la mafia issue du New Jersey. Il partage sa vie entre sa famille et ses séances chez sa psychanalyste d’une part, et ses activités illicites d’autre part. On nous le montre dans son quotidien, on nous le présente comme un personnage ordinaire qui éprouve les maux de Monsieur tout le monde. La violence fait partie de sa vie et il sait se montrer impitoyable envers ses ennemis. Le propos de la série est d’insister sur la face normale qui coexiste avec la déviance. On peut vivre dans la parfaite illégalité et mener à côté une vie quasi normale. On peut parler  à propos de Tony Soprano de naturalisation du mal. Tony Soprano, c’est certes l’homme qui évolue  au sein de la codification stricte de la criminalité, mais qui, en même temps, vit dans  l’état de nature tel que l’a imaginé Thomas Hobbes. Tony Soprano ne suit que la ligne de son désir et s’empare par la force de tout ce qu’il convoite. Il n’est pas l’homme du pacte social et ne reconnaît à l’Etat aucune légitimité. Le rapport au mal chez Soprano s’inscrit dans une valorisation du désir et de la violence qui participe à la fois d’une culture, la culture de la mafia, mais qui relève également de l’état de nature qui pour Hobbes est caractérisé par l’état de « guerre de tous contre tous ».

Morgan Dexter rencontre le mal d’une manière radicalement différente. Dexter est un expert médico- légal auprès  de la police de Miami, il est plus particulièrement  spécialisé dans l’investigation des traces de sang sur les lieux de crimes. Mais il est aussi un redoutable psychopathe qui prend un réel plaisir à assassiner des personnes reconnues coupables de méfaits. Dexter est vide de toute émotion et s’évertue à donner le change à ses collègues et à ses proches. Dominé par une pulsion incontrôlable, Dexter ne peut connaître la satisfaction que dans l’acte de tuer. Dexter est l’homme du « ça » de Freud, de la partie inconsciente du psychisme humain. A proprement parler, Dexter ne commet pas le mal, car la pulsion irrépressible qui l’habite et  qu’il décrit comme son « passager noir » ne relève pas du choix. Commettre des meurtres pour Dexter est paradoxalement un acte vital, c’est la seule chose qui le relie à lui-même.

Mais le cas le plus troublant de l’expression du mal reste associé  à Walter White, le personnage de Breaking Bad. Walter White est un professeur de physique/chimie qui mène une vie morne et sans surprise. Quand il apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon, il s’associe pour payer ses frais médicaux avec un de ses anciens élèves pour fabriquer de la méthamphétamine, une drogue de synthèse psychostimulante. Walter White va mettre ses compétences techniques et sa grande intelligence au service de la criminalité en recourant même jusqu’à l’homicide pour protéger son business et sa vie. Walter White conserve malgré tout un fond de moralité en sachant dominer ses passions. Ce n’est pas l’homme de la démesure, il ne recherche pas le plaisir que donne la fortune. Dans le dernier épisode, il révèle à son épouse qu’il a fait tout cela pour se sentir  « vivant ». Walter White s’est d’une certaine manière trouvé et accompli dans ses actes criminels. Il s’est comme transcendé par le crime. Dans la dernière scène du dernier épisode de la série, on le voit mourir auprès d’une cuve servant à préparer la drogue, un sourire satisfait aux lèvres, le regard comme empreint d’une joie mystique ; Walter White est mort heureux. Walter White s’est efforcé de « persévérer dans son être », selon l’expression de Spinoza. Sa rencontre avec le crime ne l’a pas perverti mais fortifié. Si l’on substitue, avec Spinoza, les concepts bon et mauvais aux concepts de bien et de mal, on peut avancer l’idée que le personnage a gagné en puissance d’exister en produisant une substance pourtant nocive pour ceux qui la consomment. Spinoza en son temps s’est montré embarrassé face à Blyenberg son contradicteur qui l’accusait d’avoir réduit la morale à la convenance personnelle. La trajectoire de White est embarrassante, car à moins de recourir aux évaluations morales classiques reposant sur une liberté de choix, Walter White apparait comme l’homme qui passe à côté de la conception du mal.

In fine, ce qui relie les trois personnages, c’est leur commun éloignement du mal métaphysique, de l’essence pure du mal. Tony Soprano est gouverné par le désir fruste, Morgan Dexter par l’inconscient et Walter White par l’actualisation de ses virtualités. Mais aucun ne rencontre le mal proprement dit. La société américaine par le biais de ses nouveaux héros télévisuels  donne à penser sur la condition de l’homme d’aujourd’hui mais ne subvertit aucunement la morale. On peut le regretter…

Numérique plein, regard vide

poème numérique atomium bruxelles exposition temporaireBaudrillard a consacré beaucoup de ses essais à la question de la disparition du réel et à la montée en puissance du simulacre. Selon lui, ce que nous appelons le réel s’est dilué dans la simulation. Ce que nous prenons pour le réel n’est que simulacre. Comme le dit Baudrillard : « La carte précède le territoire ». Ce dont nous faisons l’expérience (lieux, informations)  se réduit à des images qui ont pris la place du réel en l’évacuant. Cette disparition du réel ne consiste pas uniquement dans  l’annulation de la référence mais se traduit également par  l’expérience que les sujets en font.

C’est en visitant l’Atomium à Bruxelles il y a quelques jours que ce dernier point m’a frappé. L’Atomium intrigue de l’extérieur mais se révèle assez  décevant, car il n’y a rien d’intéressant  à voir une fois à l’intérieur.  Rien d’intéressant sauf peut être une installation composée d’une géode lumineuse et d’effets sonores qui suggèrent une esthétique futuriste. Cette installation qui fait le lien entre la structure de l’Atomium et l’espace sidéral vécu de manière onirique invite le visiteur à l’expérimentation. Et pourtant, le public dans sa grande majorité, se contente de mitrailler numériquement  au lieu de vivre une expérience esthétique.

Par delà l’aberration à vouloir fixer ce qui relève du mouvement et du sensoriel (jeux de lumières, illusions  dimensionnelles, etc.), force est de constater que ce qui anime les visiteurs, est le désir de s’approprier ce qu’ils sont en train de voir. On ne peut même pas dire qu’ils consomment ce qu’ils sont en train de regarder puisque l’acte même de photographier dénature l’expérience. Pour la plupart de ces gens, ce qui importe, c’est l’image de la chose. Cette image qui témoigne aussi de leur existence, ils la diffuseront sur des réseaux sociaux ; elle aura ainsi valeur de signe, non pas signe du réel, mais signe de leur présence à eux.

Ils auront manqué le réel tout comme David Locke, le personnage principal  du film d’Antonioni  Profession reporter, qui s’avère incapable d’agir sur un réel qui s’effectue sous les yeux aveugles de tous. Le réel est manqué et l’évènement qui produit les drames et les changements prend toujours à revers les mauvais acteurs que nous sommes.  Ce qui est drôle, c’est que j’ai vu le film à la cinémathèque de Bruxelles la veille d’aller à l’Atomium. Je ne pouvais donc que faire un rapprochement, mais aussi mesurer l’éloignement entre un public de cinéphiles au regard aigu et des hordes en short au regard hébété.

 

Poème numérique, exposition temporaire à l’Atomium de Bruxelles, du 18 juin au 22 septembre 2013.

Esthétique vidéoludique

manoir resident evilLes années 90 n’ont pas été très propices pour le cinéma d’épouvante, on peut même dire que la veine des films de genre s’est tarie durant cette décennie. L’horreur a basculé dans le champ de la réalité en déversant sur les écrans des personnages n’appartenant pas au registre fantastique mais au monde des psychopathes faits de chair et de sang. Misery, Le silence des agneaux ou encore Seven sont les titres phares des thrillers de l’époque. Délaissée par le cinéma, l’esthétique de l’étrange allait se trouver un nouvel amant en la personne du jeu vidéo avec notamment le génial Resident Evil. Titre phare de la console de l’époque de Sony, la playstation, ce jeu de 1996 plonge les joueurs dans un monde de cauchemar en trois dimensions. Le scénario est assez simple : des rescapés d’une équipe d’intervention de la police tentent de survivre dans un manoir étrange peuplé de zombies et de créatures assoiffées de sang et de percer le mystère des transformations effroyables des habitants du manoir.

Ce qui fait l’intérêt du jeu est le savant mélange entre le gore des situations et l’esthétique baroque du manoir. Celui-ci est en effet très personnalisé, chaque pièce a une âme, les objets insolites répondent aux tapisseries défraîchies, les couloirs recouverts de tableaux  mystérieux  donnent sur de petits salons cossus ou sur de vastes pièces où trônent d’énigmatiques statues. Selon les endroits, différentes musiques se font entendre, lancinantes et inquiétantes, elles contribuent à rendre vivant le manoir. Dans les films d’horreur de Lucio Fulci, les musiques composées par Fabio Frizzi  s’accordent parfaitement avec les plans, il en est de même avec Resident Evil où les musiques se fondent dans les décors.

J’ai lu quelque part sur internet que le manoir était le véritable acteur du jeu ; c’est exactement cela, ce jeu d’action se coule dans un monde qui existe pour lui-même. Les énigmes et l’atmosphère des lieux redoublent l’histoire initiale en suggérant la possibilité d’un monde inconnu. La forme, au service de l’intrigue somme toute très prosaïque puisqu’il s’agit au final dans l’histoire de contamination virale, se fait fond.  Pour Louis Vax, le fantastique repose sur « une promesse », une promesse  non tenue, car le fantastique est une forme vide (cf article Louis Vax). J’ajouterai pour ma part que ce qui est exprimé relève du puissant artifice de l’exprimant. Ce jeu très abouti a été récupéré par le cinéma, qui aujourd’hui dénué de tout esprit créatif recycle tout ce qu’il peut. Malheureusement, les adaptations cinématographiques de Resident Evil s’inscrivent dans l’esthétique bas de gamme des films de zombies mainstream. Ce ne sont plus des films d’horreur, mais des horreurs de films.

Retournement symbolique

Avant-hier, au musée d’Art moderne de Paris, j’ai pu savourer l’exposition intitulée The political line consacrée  à Keith Haring. J’aimerais dans cet article développer un point qui m’a particulièrement intéressé dans le travail de l’artiste.

keith haring the political lineKeith Haring,  qui a étudié la sémiotique à la School of Visual Arts de New York, utilise de nombreux signes et symboles pour exprimer sa critique de l’aliénation politique et économique. Ce qui m’a interpellé, c’est qu’il a  parfois recours à un langage iconique qui rappelle dans une certaine mesure les peintures du 15ème siècle représentant le diable. A partir de la fin du 14ème et tout au long du 15ème siècle, la figure de Satan prend une ampleur considérable dans l’imaginaire des sociétés européennes. De nombreuses peintures, illustrations et fresques comme Les très riches heures du duc de Berry des frères Limbourg ou les fresques de Taddeo di Bartolo, insistent sur la taille imposante de Satan qui règne en maître sur l’enfer et ses hôtes suppliciés.

keith haring the political linePour dénoncer L’Etat ou la machine économique qui aliènent les individus, Keith Haring a parfois recours à  la symbolique infernale. Personnages imposants qui ressemblent à Satan, monstres proches du dragon, singes géants et loups se dressent en maîtres devant les petits personnages stylisés de l’artiste qui sont piétinés ou avalés par des gueules difformes. On peut voir aussi les influences iconographiques de l’artiste dans d’autres thématiques. Dans une de ses œuvres ayant pour thème le sida, on est frappé de voir les similitudes avec les mondes hallucinés grouillant de grylles et de créatures grotesques de Jérome Bosch.

 

keith haring the political linePour l’historien Robert Muchembled, l’iconographie du diable et de l’enfer avait pour ambition de frapper l’imagination des foules en manifestant la puissance du châtiment divin, mais permettait aussi d’asseoir le pouvoir de l’Etat. Dans Une histoire du diable, il précise que « le discours sur Satan change de dimension au moment même où s’esquissent des théories nouvelles  sur la souveraineté politique  centralisée devant lesquelles cède lentement l’univers des relations féodales et vassaliques ». Au 14ème siècle, les représentations surnaturelles auxquelles on croit ont donc valeur de signe. Elles sont les signes des nouvelles puissances politiques qui se mettent en place. A contrario, chez Keith Haring, cette symbolique est utilisée comme métaphore et dénonce l’existence des pouvoirs. On est passé du signe comme marqueur de pouvoir à la métaphore comme subversion, comme procédé de libération.

 

Keith Haring. The political line. Exposition au Musée d’Art moderne de Paris et au CENT QUATRE, du 19 avril au 18 août 2013.

Cabinet noir

Si on gratte la couche malodorante de la sensibilité artistique propre aux petites villes, on peut espérer faire des rencontres insolites et respirer ainsi un air meilleur. C’est ce qui m’est arrivé au contact du cabinet de curiosités de Xavier Bonnel. Disons-le tout de go, l’univers hallucinant et halluciné de Xavier ne plaira pas à tous. Mais peu importe, Nietzsche disait déjà en son temps : « Les livres de tout le monde sentent mauvais ». Et l’idée de consensus en matière artistique pourrait prêter à rire si elle n’enveloppait pas autant de tristesse. Mais revenons à notre cabinet de curiosités.

L’appartement de Xavier est un petit musée dédié à l’esthétique de l’étrange et au bizarre. Crânes humains, animaux empaillés, masques à gaz, bustes et têtes horrifiques de films d’horreur cohabitent dans un chaos orchestré. Les étagères regorgent d’objets insolites, les murs sont recouverts de portraits sombres et déroutants. Il faut prendre le temps d’observer avec soin ce monde qui s’offre au visiteur, car la multitude d’objets proposés au regard crée en première impression une sensation de vertige. Mais une fois que l’on s’est pénétré de l’atmosphère  générale, on peut goûter chaque objet pour lui-même.

Le fil conducteur de  la collection de Xavier est la mort, et  sa représentation dans ce qu’elle peut avoir de douloureux et d’esthétique. Xavier connaît l’origine de tous ses objets, les morts singulières de tous ses animaux empaillés. Mais n’allez pas croire que notre collectionneur est dépressif.  Il n’y a pas de complaisance morbide chez lui. Comme il le dit lui-même, il tire sa « force » de son univers. Il  trace ses lignes de vie dans le champ désolé du cauchemar. Xavier ne se contente pas de collectionner, et certains de ses objets sont le résultat de créations, comme ses poupées qu’il transforme en zombies ou ses squelettes de chimères qu’il réalise à partir d’os de moutons. On passe ainsi de la mort réelle à la mort dans l’imaginaire, une manière paradoxale de redonner la vie si on y réfléchit. Si Xavier collectionne, il vend aussi et son petit musée se recompose au gré des acquisitions et des commandes des amateurs.

Pendant que nous discutons, Xavier s’affaire autour de sa dernière acquisition, une majestueuse tête de cerf qui prend place sur le mur de la cuisine, un des derniers espaces non encore complètement recouverts. Quand je lui demande comment il se procure certains ossements ou squelettes d’animaux, il répond de manière allusive : « J’ai mes fournisseurs ». Un secret bien gardé, qu’il emportera, on peut en être sûr, dans la tombe.

Voici le lien facebook de Bonnel créations, si vous voulez en savoir plus sur l’univers sombre de Xavier ou lui passer commande : https://www.facebook.com/bonnel.creations

Quand l’art nous fait penser

Nam June Paik : TV BuddhaL’art conceptuel est souvent décevant, mais heureusement il y a des exceptions. L’installation TV Buddha réalisée en 1974 par l’artiste sud coréen Nam June Paik en fait partie. Cette installation est composée de trois éléments : une statue en bronze de Bouddha, un moniteur et une caméra. Ce qui s’offre au regard du spectateur, c’est la statue filmée faisant face à son image. Qu’est–ce qui peut donc bien retenir l’attention dans une telle mise en scène ?  Ce qui frappe immédiatement la conscience, c’est la contradiction qui émane de cet agencement. En effet, la statue de Bouddha qui évoque possibilité de détachement et de libération, est prise dans un dispositif  visuel à circuit fermé. Le moniteur n’étant pas un écran qui donne sur un extérieur, il ne peut que restituer les données de la caméra qui se trouve derrière lui. Cette dynamique contradictoire est la matrice de plusieurs interprétations possibles sur le sens de l’œuvre. On peut y voir une critique du bouddhisme qui pense que l’on peut se dessaisir de son moi et échapper à l’illusion du réel. Mais on peut aussi être tenté de voir dans l’œuvre une dénonciation du pouvoir de l’image sur les consciences, l’illusion étant cette fois le fruit de la technologie.

Toutefois, ce qui est réellement intéressant dans l’œuvre, ce n’est pas la recherche d’un sens précis ou d’une vérité, mais le fait que l’installation oblige l’entendement à un effort infini d’explication. La contradiction que perçoit le spectateur, selon la formule de Kant « donne à penser ». C’est cet agencement problématique qui, en frappant l’imagination, révèle le travail de Nam June Paik comme artistique.  Il y a médiation par le sensible, un sensible dynamique qui joue comme possibilité de sens, mais ne l’épuise pas. On est donc bien loin des présentations souvent  absconses  de l’art conceptuel aveuglées par la pure idée. Ce n’est pas que l’Art soit étranger au monde des idées, mais il les donne à sa manière. Comme le dit Deleuze, « le métier de philosophe, c’est de faire des concepts, le métier d’artiste, c’est de faire des percepts ». Autrement dit, les artistes conceptuels qui cherchent à substituer le concept à la sensation manquent la philosophie tout comme ils manquent l’art. Mais interpellez-les sur cette question, ils diront que c’était volontaire…

Cauchemar orchestré

Le cauchemar de Füssli : romantisme noir, art fantastique

Quand on parle du fantastique en France, c’est souvent pour le minorer  et le railler ou bien pour écrire des textes savants qui cherchent à le catégoriser en faisant fi de son esthétique.

L’exposition  L’ange du bizarre : le romantisme noir de Goya à Max Ernst n’échappe pas à la règle. Les commissaires de l’exposition, soucieux d’inscrire le romantisme noir sous les auspices de la grande culture, établissent des filiations un peu forcées entre les courants artistiques. Si le mouvement pictural symboliste s’inscrit pleinement dans une dynamique noire, on ne voit pas très bien en quoi le surréalisme est l’héritier du romantisme noir. Le surréalisme ne revendique ni la morbidité des sentiments, ni la tourmente existentielle.

On peut également être surpris par certaines approximations dans les textes qui émaillent la scénographie. Ainsi, concernant les représentations artistiques de Lucifer on peut lire : « Contrairement à l’idéalisation miltonienne de Satan, Delacroix, Feuchère ou Hugo se plaisent à imaginer des Méphistos grotesques, grimaçants et velus, plus proches de la tradition populaire médiévale. » C’est l’animal qui donne au diable ses principaux traits iconiques au Moyen Âge, le Lucifer de Feuchère et le Méphisto de Delacroix qui s’offrent au regard du spectateur dans l’exposition sont loin d’être les créatures grimaçantes annoncées. Elles nous montrent au contraire un Satan bien humain en proie à la mélancolie.

Enfin, il est dommage de ne pas avoir fait mention de peintres comme Hans Baldung Grien, qui à l’époque sombre des grands procès de sorcellerie exprimaient dans leurs toiles les fantasmes liés à la figure de la sorcière.

Malgré ces réserves, je vous encourage à aller voir cette exposition qui contient quelques très belles œuvres d’ Edvard Munch, Félicien Rops ou encore Gustave Moreau.

 

L’ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst. Exposition au musée d’Orsay du 5 mars au 9 juin 2013.