Le cinéma : un stimulant pour la pensée

Profession reporter de Michelangelo AntonioniDans son essai Esthétique et psychologie du cinéma, Jean Mitry donne la définition suivante de l’idée au cinéma : « En raison du caractère concret de l’image, l’idée signifiée devient elle-même une qualité sensible ». Pour Jean Mitry, il faut donc distinguer l’idée abstraite, c’est-à-dire le concept de l’idée sensible. Dans l’image, l’idée coïncide avec son support matériel. A l’abstraction de l’idée qui passe par les mots, répond le concret d’une image signifiante. Cette conception semble proche de la théorie hégélienne de l’Art. Pour Hegel, l’Esprit se donne à voir dans le sensible, s’actualise dans l’œuvre d’art. L’art manifeste l’Esprit qui devient absolu en devenant inséparable de la matière qui le recueille. L’analogie s’arrête pourtant là, car chez Hegel, l’incarnation de l’idée dans le sensible répond à une préoccupation philosophique qui place l’art sous la dépendance de la métaphysique. Chez Hegel, le spirituel prime sur la matière, alors que pour Mitry, on ne sort pas du plan de la littéralité. L’idée n’existe pas au-delà de l’image. L’image est à proprement parler l’idée elle-même : l’opposition entre le fond et la forme n’existe pas.

Une autre distinction majeure repose sur le fait que les idées suggérées par un plan cinématographique n’ont jamais de signification précise. Pour Jean Mitry, « l’attitude du spectateur, au cinéma, est de déchiffrer, à travers un réel perçu, des idées suggérées plutôt que signifiées, les significations filmiques étant nécessairement imprécises et ambigües. » Là où l’art selon Hegel, manifeste la vérité de « L’esprit », le cinéma se contente de nous suggérer un sens possible. En fait, Mitry serait ici beaucoup plus proche de Kant pour qui « le symbole donne à penser ». Rappelons que Kant fait la distinction entre les idées de la raison auxquelles nulle intuition n’est adéquate et les idées esthétiques qui sont des intuitions auxquelles nul concept n’est adéquat. Pour Kant, l’idée esthétique « donne à penser », elle oblige l’entendement à une recherche inépuisable de significations.  Jean Mitry trace également une ligne de démarcation très nette entre la pensée dans l’image et la pensée conceptuelle ; une image cinématographique nous montre quelque chose, mais elle ne nous dit rien. Par essence, la monstration est beaucoup plus ouverte que la signification conceptuelle. On n’est jamais assuré de la signification d’une image, le langage cinématographique ne relève pas de la linguistique. Ce qui signifie qu’il n’y a pas commensurabilité entre ce qu’un texte dit ou raconte et ce qu’une image montre.

Si le sens d’une image déborde toujours du cadre étroit de l’univocité, alors le travail philosophique mené sur un film relève de l’interprétation et d’une réflexion toujours renouvelée. Il ne s’agit pas d’essayer de trouver des concepts philosophiques à l’intérieur de la fiction (car par nature, ces derniers ne peuvent s’y trouver) mais de penser à partir de ce qui est montré. Philosopher à partir du cinéma ne consiste pas à ranger ce que le film exprime dans des cases conceptuelles, mais à inventer des problématiques à partir d’un sens ambigu et riche à la fois pour poursuivre et continuer le film par d’autres moyens. Le travail sur le sens ne recouvre pas celui sur la vérité.

Voici deux exemples de scènes analysées de deux films aux visées philosophiques qui me permettront d’illustrer mes propos. La première scène est tirée de Profession reporter de Michelangelo Antonioni. Cette séquence, qui est aussi l’avant -dernière du film, nous donne à voir sans nous la montrer la mort du héro David Locke. Les barreaux  de la fenêtre de la chambre d’hôtel dans laquelle repose David symbolisent la solitude perceptive du journaliste. Au dehors, les personnages secondaires s’affairent de manière artificielle comme pour suggérer le caractère factice du réel. L’évènement, la mort de David, se produit à l’insu de tous. Ainsi, ce qui est réellement échappe à la perception et ce qui est factice, constitue la trame ontologique des vies ordinaires et impuissantes. A partir de cette description, qui est nécessairement en partie interprétation, on a la possibilité  d’ouvrir la réflexion vers les concepts d’illusion et de perception. Mais ces derniers ne se manifestent pas comme tels dans le film. Ce que le film exprime, c’est une idée ou plutôt un faisceau d’idées que le spectateur capte dans le ressenti immédiat du film.  A partir de l’idée  perçue dans l’image, on peut construire un sens plus élaboré  et enrichir le sens décelé par un travail de la pensée.

La deuxième scène que je  vais citer ici est tirée de Solaris d’Andreï Tarkovski. Le professeur Burton traverse en voiture tout un ensemble de tunnels et de voies rapides, une musique minimaliste électronique et hypnotique extra diégétique accompagne la scène. On passe de la couleur au noir et blanc, la couleur semble symboliser le déplacement de la voiture et l’espace parcouru alors que l’utilisation du noir et blanc correspond aux prises de vues réalisées de l’intérieur de la voiture et renvoie à la même action mais vécue de l’intérieur  de la pensée de Burton. La fin de la séquence  réalisée en plan large en plongée nous montre des files de véhicules aux phares allumés qui se croisent en tout sens sur un réseau d’échangeurs. Cette scène remarquable amène  une foule de questions. Tarkovski nous invite t-il à expérimenter le rapport de la partie au tout ? Passe-t-on de la subjectivité à jamais close sur elle-même à la fusion dans un tout organique ? Cette longue scène de déplacement dans la solitude,  qui de manière soudaine  s’achève dans un fourmillement de voitures réduites à de simples points en mouvement traduit-elle un changement de perspective sur le réel ? Qui regarde : le spectateur, un esprit supérieur, le démon de Laplace ? Bien entendu, la scène est à mettre en rapport avec les autres parties du film pour tenter d’en percer l’intelligibilité, mais ce qui est intéressant de noter, est que le sens profond  se dérobe à toute tentative de capture, parce que justement il n’y a pas de sens ultime à décrypter.

Les bons films nous font signe, ils nous montrent une direction, nous pouvons resserrer par des recoupements et des hypothèses la voie d’un sens ou d’une idée, mais  il y aura toujours une part d’errance qu’il nous faut affronter par la pensée, et qui suscite dans un même mouvement le désir de la pensée. Le cinéma est le grand stimulant de la philosophie.

4 réflexions sur « Le cinéma : un stimulant pour la pensée »

  1. Descharmes philippe

    Le cinéma, enfin le bon cinéma est de l’ Art (ne dit – on pas le 7ème art) et pour tel, avec l’Art, nous sommes interpellés dans nos émotions, nos sensations, nos perceptions. Mais, et c’est ici que quelques films deviennent des provocateurs de la pensée et dépassent les « songes creux » et le divertissement, voire les « navets », en nous proposant justement, par l’écriture cinématographique une ou des pistes de réflexions.
    Je reprendrais les 2 films cités: Profession reporter et Solaris, pour les avoirs vus en ciné-club; le 1er induit une réflexion sur l’identité, le personnage principal ne change pas seulement d’existence ,mais d’identité (on peut très bien changer d’existence en conservant la même identité) , mais ici il prend l’identité d’un mort, il se débarrasse en quelque sorte de son être, plus que de son identité et dans l’avant dernier plan il est tué, mais on ne voit pas cette mort, c’est un peu comme si son être lui était volé.
    Pour Solaris, c’est avec l’écriture (noir et blanc et couleur) que l’on passe du public (extériorité) à l’intime (intériorité).
    Certes, ce ne sont que des interprétations, mais comme pensées à partir d’un médium, c’est une création de langage et de langue, de concepts philosophiques et d’autre part puisqu’il il y une part de subjectivité individuelle, ces bons films gagnent à des échanges verbaux en ciné-clubs, les pensées et concepts différents pouvant soit se télescoper, soit se rencontrer, mais en tout cas s’enrichir.

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  2. Karim Jbeili

    J’ai commenté votre texte sur FB (dans Psychanalyse et cinéma) par la notice suivante:

    «Il évoque l’écriture cinématographique, ou l’écriture conceptuelle au cinéma (deux auteurs, Mitry et Hegel). Il donne deux exemples de scènes de films qui ont été appréhendées par des oppositions de signifiants en insistant sur le caractère incertain de ces saisies.

    «J’approuve tout à fait en ajoutant que l’incertitude des ces oppositions de signifiants se réduit à mesure que l’on trouve d’autres scènes du même film ou du même auteur comportant des oppositions semblables ou en rapport quelconque avec l’opposition initiale.»

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