Quoi de plus rassérénant que de lire des essais inclassables ! Masse et puissance d’Elias Canetti et L’érotisme de Georges Bataille sont deux ouvrages qui donnent à percevoir la pensée dans un mouvement original et personnel. Bien évidemment, ces œuvres qui s’inscrivent dans le contexte culturel et historique de la fin des années 50 et du début des années 60 portent en elles les préoccupations intellectuelles de l’époque et s’inscrivent dans le paradigme ouvert par les sciences humaines. Mais si personne n’est en mesure d’échapper aux influences (c’est d’ailleurs grâce à elles que les discours sont possibles), force est de constater que Canetti et Bataille font preuve d’une réelle indépendance intellectuelle. Ces livres qui traduisent des préoccupations personnelles ne peuvent que faire grincer les dents des universitaires obnubilés par la méthode objective. Bataille et Canetti ne sont ni philosophes, ni sociologues et mêlent références anthropologiques, ethnologiques et littéraires en utilisant une approche de type phénoménologique, voire expérientielle pour Bataille.
Envisager l’érotisme comme un vecteur de rencontre avec le sacré pour l’un et traquer de manière quasi obsessionnelle la dynamique de la formation de la et des masse(s) dans chaque aspect de la nature et de la culture ne pouvait que dérouter les philosophes nourris à la dialectique hégélienne. Il est vrai que ces livres ont quelque chose d’excessif, mais n’est-ce pas dans l’excès que du sens peut se donner à voir ? Ces thèses qui traduisent peut-être de manière trop intime les préoccupations de leurs auteurs ont pour mérite de nous débarrasser de la question de la vérité ou de la fausseté des objets dont ils nous parlent et de l’illusion du tout rationnel. C’est l’ombre de Nietzsche qui plane en partie derrière ces ouvrages et leurs thématiques.
Ces deux essais cherchent à capter la vie dans ses processus dynamiques et instinctifs, mais derrière les concepts de sacré, d’érotisme et de masse, c’est à une réflexion sur la mort à laquelle nous sommes conduits. Masse et puissance et L’érotisme nous parlent chacun à leur manière de la violence et du meurtre d’autrui. Canetti met en lumière la figure du survivant : le survivant est celui qui cherche à repousser sa mort en faisant disparaître les autres et en accumulant autour de lui des tas ou une masse de morts. « Tous les désirs humains d’immortalité contiennent quelque chose de l’aspiration à survivre. On ne veut pas seulement être là, on veut être là quand d’autres n’y seront plus ». Cette image qui sied parfaitement au désir d’immortalité des tyrans articule tendance paranoïaque et obsession de la survie. Chez Bataille, la violence exercée sur l’autre participe également d’un désir d’immortalité, mais contrairement à Canetti, ce dernier ne se situe pas au niveau de la survie individuelle. « J’insiste sur le fait que la continuité de l’être étant à l’origine des êtres, la mort ne l’atteint pas, la continuité de l’être en est indépendante, et même au contraire la mort la manifeste […] Le sacré est la continuité de l’être révélée à ceux qui fixent leur attention, dans un rite solennel, sur la mort d’un être discontinu ».
Pour Bataille, l’érotisme associé au sacrifice religieux est hanté par l’acte de transgression. C’est dans le jeu de l’interdit et de la transgression, que se noue le rapport au sacré, car « l’érotisme est toujours une forme de dissolution des formes constituées ». Pour Canetti, il n’y a pas de sortie de soi, de transfiguration, ni de tension vers l’être, mais des processus au sein même des dispositifs de masse et de puissance.
Finalement, si l’homme chez Bataille cherche à se transcender et échapper ainsi à une individuation limitative, celui de Canetti se meut et se débat toujours à l’intérieur de la masse d’un ensemble qui absorbe son individualité. C’est ce que nous montre l’auteur avec sa définition du psychotique : « Le schizo en état de suggestibilité extrême se comporte comme l’élément d’une masse, il est aussi influençable que le soldat, il cède de la même manière à toutes les stimulations du dehors. Mais on n’imagine pas qu’il puisse se trouver dans cette disposition, car il est seul. De son point de vue à lui, il se trouve bien dans une masse. Il est un fragment de masse détaché ». Au désir érotico-religieux analysé par Bataille de dépassement de soi, de retour à l’être, répond comme en contre-point l’attraction de la masse sur l’individu. L’homme ne peut jamais correspondre à lui-même et reste écartelé entre la tentation de dépassement de sa nature et l’oubli de soi dans cette même nature.