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Vocabulaire auto-contaminant

symbole risque de contamination

Les linguistes George Lakoff et Mark Johnson dans leur essai Les métaphores dans la vie quotidienne défendent l’idée qu’une partie de notre système conceptuel est métaphorique et que les métaphores peuvent structurer nos activités. Ils montrent par exemple en quoi notre concept de discussion est structuré  par la métaphore conceptuelle « la discussion, c’est la guerre », en relevant les expressions suivantes : « Vos affirmations sont indéfendables. Il a attaqué chaque point faible de mon argumentation. Ses critiques visaient droit au but. J’ai démoli son argumentation. Je n’ai jamais gagné sur un point avec lui. Tu n’es pas d’accord, alors défends-toi ! Si tu utilises cette stratégie, alors il va t’écraser. Les arguments qu’il m’a opposés ont tous fait mouche. »

Le langage que l’on emploie n’est donc jamais innocent, il n’est pas pur non plus. Il n’est pas déconnecté du monde dans lequel nous vivons : il en est le miroir, mais aussi la traduction. Les expressions que nous utilisons quotidiennement reflètent le climat social et portent en elles la marque des rapports de pouvoir. L’homme, à son insu, redouble  par le langage employé les pratiques d’assujettissement et les nouvelles normes en vigueur dans le corps social. C’est pourquoi il faut toujours faire preuve de circonspection envers les images que nous utilisons, toujours traquer le sens d’une métaphore avant de la faire sienne. Sans cette attitude critique préliminaire, on prend le risque de libérer les forces aliénantes tapies dans le langage.

Prenons un premier exemple avec le verbe « gérer ». Aujourd’hui, on ne fait plus face à une situation, mais on gère. On gère sa santé, ses relations personnelles, son activité professionnelle, sa vie, etc. La métaphore de la gestion est devenue omniprésente et a remplacé l’expression « faire face à ». Quand on fait face, on se dresse contre quelque chose, on met une distance entre soi et la chose à laquelle on fait face, on reste dans une position d’extériorité qui permet la résistance. Gérer, au contraire, c’est se couler dans le stock, c’est être maintenu à l’intérieur. Le stock est à rotation rapide. Avec le verbe « gérer », on n’en finit jamais avec rien.  Utiliser le verbe « gérer », c’est non seulement appauvrir son vocabulaire, mais c’est surtout ne plus pouvoir penser le réel autrement que comme un gestionnaire !

Passons à un autre exemple avec l’analyse d’une expression qui se répand comme une traînée de poudre. Cette expression qui contamine toutes les lèvres est « être en mode ». Je suis en mode repos, en mode vacances ou encore en mode travail. Voici deux hypothèses pour expliquer son origine et son développement :

– L’esprit humain est comparé depuis longtemps à un ordinateur par les sciences cognitives et cette comparaison s’est répandue dans la société.

– L’utilisation intensive du portable aboutit à l’activation incessante de ses différents modes.

On a ainsi tendance à faire l’expérience du réel, de son travail ou de ses loisirs à la manière d’un programme. On fait l’expérience de soi et des différents temps qui rythment la vie dans un programme. On passe d’un espace précalculé à un autre. Les processus ne laissent aucune place au surgissement  et à la nouveauté. « Etre en mode », c’est renoncer à l’idée de durée qui pour Bergson ouvre à la liberté et à la créativité. C’est tout comme pour le verbe « gérer » être prisonnier d’un espace-temps traversé par le pouvoir et la domestication.