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Pensée électrique

pop art pop philosophieIl y a quelques jours, j’ai écouté en podcast sur France Culture une émission consacrée à la pop philosophie. La pop philosophie inaugurée par  Gilles Deleuze peut être définie par l’attitude intellectuelle consistant à s’écarter des grandes traditions philosophiques pour penser à partir mais aussi sur des objets appartenant à la culture populaire où se trouvant en dehors du champ habituel de la philosophie.  Si on parle de culture pop, il faut avoir à l’esprit aussi bien la notion de  « culture populaire » que de musique ou courant culturel dérivant de la pop/rock,  musique de la fin  des années 60. Dans le premier cas, on insiste sur l’élément non élitiste de la culture, et dans le deuxième cas sur l’intensité électrique qui se dégage de la seconde. L’intensité produite par un objet sur un sujet est le moteur de cette manière de concevoir la philosophie. C’est parce que l’on est électrisé par un objet, que l’on peut se mettre à penser. Laurent de Sutter, un des intervenants de l’émission, précise que cette intensité permet « de définir un régime de pensée qui traverse toutes les pratiques philosophiques », elle participe « d’un régime d’excitabilité du cerveau qui emmène la pensée vers son propre dehors ».

Une des questions posées dans l’émission portait sur la finalité de la pop philosophie. Est-elle comme le soutient Laurent de Sutter à elle-même sa propre fin ? L’objet qui me fait signe comme le vampire au cinéma ou le téléphone portable me permet-il de renouveler la pensée en expérimentant les liens d’un tissage original entre des objets et des idées ? Ou faut-il au contraire penser avec Francis Métivier que la pop philosophie n’est qu’un moyen pour entrer dans les traditions philosophiques reconnues, un sas reliant notre monde hypermoderne avec une philosophie éternelle ? Francis Métivier et Laurent de Sutter ont défendu leurs positions respectives, mais on peut s’interroger sur la pertinence de la question. Cette dernière présuppose un espace à partir duquel il est possible de poser une telle question. Or, sommes-nous réellement en position d’extériorité par rapport  à ces deux thèses ? En effet, si on pose sérieusement cette question, c’est que l’on pense que la pop philosophie n’est pas une fin en soi, car ce type de questions qui entend départager  l’erreur de la vérité et établir une distinction d’essence relève déjà de la philosophie entendue au sens traditionnel.  La question présuppose la présence d’un je, d’une conscience  qui se tiendrait  au-delà des deux affirmations et qui pourrait ainsi, par un libre examen, trancher. Or pour Deleuze, la pop philosophie procède d’une rencontre avec un objet qui nous fait penser, nous ne sommes pas indifférents à cette présence, nous ne sommes pas en position de transcendance par rapport à lui, mais au contraire la pensée rentre dans un processus avec lui.

On peut donc dire que c’est une question vide ou fallacieuse car elle est déjà en puissance réponse. Elle est déjà grosse d’une interrogation et d’un sens qui sont étrangers à la position défendue par Deleuze et de Sutter. Cela n’invalide pas pour autant la position de Métivier. Il est tout à fait concevable  de penser et d’utiliser la pop philo comme un simple moyen et de lui injecter de la transcendance. Ce qui est  impossible, c’est d’établir philosophiquement la justification de cette pratique. Je peux penser et philosopher avec la pop philo, mais je ne peux pas me tenir en position de surplomb pour la penser elle. Il n’y a donc pas de position d’extériorité qui me permettrait d’arbitrer entre les deux usages, on ne peut que glisser d’un plan à l’autre  sans jamais occuper le point vide et illusoire d’une neutralité axiologique.

Toutefois, à défaut de pouvoir donner de la pop philosophie une définition objective, nous pouvons observer comment dans les deux cas elle opère un véritable travail philosophique.  L’objet à partir duquel on pense (objet trivial, film objet issu de la culture de masse, etc.) est redoublé par la pensée qui l’investit. Peu importe la finalité, ce qui compte est le processus de transformation qui s’opère sur l’objet. Produire du sens ou de l’intelligibilité, c’est dépasser le régime de croyance dans lequel un objet banal ou de consommation est englué. Prenons l’exemple des  films de zombies qui relève   d’un  domaine de la pop philo qui m’est familier. Le personnage du zombie qui appartient au domaine tristement commercial de la culture de masse peut faire l’objet d’un traitement de pensée qui permet de le retourner contre cette culture de masse. L’intensité que je peux ressentir devant  un objet, je peux la convertir en pensée et ainsi transfigurer cet objet destiné au simple loisir en un autre qui fait sens et qui contient une idée. Peu importe au final que l’objet dont s’empare la pop philosophie serve d’exemple  ou se coule dans un processus d’expérimentation, il reste le signe d’une pensée en acte animée par le désir de donner à voir le monde autrement.