Archives mensuelles : décembre 2013

Pensée électrique

pop art pop philosophieIl y a quelques jours, j’ai écouté en podcast sur France Culture une émission consacrée à la pop philosophie. La pop philosophie inaugurée par  Gilles Deleuze peut être définie par l’attitude intellectuelle consistant à s’écarter des grandes traditions philosophiques pour penser à partir mais aussi sur des objets appartenant à la culture populaire où se trouvant en dehors du champ habituel de la philosophie.  Si on parle de culture pop, il faut avoir à l’esprit aussi bien la notion de  « culture populaire » que de musique ou courant culturel dérivant de la pop/rock,  musique de la fin  des années 60. Dans le premier cas, on insiste sur l’élément non élitiste de la culture, et dans le deuxième cas sur l’intensité électrique qui se dégage de la seconde. L’intensité produite par un objet sur un sujet est le moteur de cette manière de concevoir la philosophie. C’est parce que l’on est électrisé par un objet, que l’on peut se mettre à penser. Laurent de Sutter, un des intervenants de l’émission, précise que cette intensité permet « de définir un régime de pensée qui traverse toutes les pratiques philosophiques », elle participe « d’un régime d’excitabilité du cerveau qui emmène la pensée vers son propre dehors ».

Une des questions posées dans l’émission portait sur la finalité de la pop philosophie. Est-elle comme le soutient Laurent de Sutter à elle-même sa propre fin ? L’objet qui me fait signe comme le vampire au cinéma ou le téléphone portable me permet-il de renouveler la pensée en expérimentant les liens d’un tissage original entre des objets et des idées ? Ou faut-il au contraire penser avec Francis Métivier que la pop philosophie n’est qu’un moyen pour entrer dans les traditions philosophiques reconnues, un sas reliant notre monde hypermoderne avec une philosophie éternelle ? Francis Métivier et Laurent de Sutter ont défendu leurs positions respectives, mais on peut s’interroger sur la pertinence de la question. Cette dernière présuppose un espace à partir duquel il est possible de poser une telle question. Or, sommes-nous réellement en position d’extériorité par rapport  à ces deux thèses ? En effet, si on pose sérieusement cette question, c’est que l’on pense que la pop philosophie n’est pas une fin en soi, car ce type de questions qui entend départager  l’erreur de la vérité et établir une distinction d’essence relève déjà de la philosophie entendue au sens traditionnel.  La question présuppose la présence d’un je, d’une conscience  qui se tiendrait  au-delà des deux affirmations et qui pourrait ainsi, par un libre examen, trancher. Or pour Deleuze, la pop philosophie procède d’une rencontre avec un objet qui nous fait penser, nous ne sommes pas indifférents à cette présence, nous ne sommes pas en position de transcendance par rapport à lui, mais au contraire la pensée rentre dans un processus avec lui.

On peut donc dire que c’est une question vide ou fallacieuse car elle est déjà en puissance réponse. Elle est déjà grosse d’une interrogation et d’un sens qui sont étrangers à la position défendue par Deleuze et de Sutter. Cela n’invalide pas pour autant la position de Métivier. Il est tout à fait concevable  de penser et d’utiliser la pop philo comme un simple moyen et de lui injecter de la transcendance. Ce qui est  impossible, c’est d’établir philosophiquement la justification de cette pratique. Je peux penser et philosopher avec la pop philo, mais je ne peux pas me tenir en position de surplomb pour la penser elle. Il n’y a donc pas de position d’extériorité qui me permettrait d’arbitrer entre les deux usages, on ne peut que glisser d’un plan à l’autre  sans jamais occuper le point vide et illusoire d’une neutralité axiologique.

Toutefois, à défaut de pouvoir donner de la pop philosophie une définition objective, nous pouvons observer comment dans les deux cas elle opère un véritable travail philosophique.  L’objet à partir duquel on pense (objet trivial, film objet issu de la culture de masse, etc.) est redoublé par la pensée qui l’investit. Peu importe la finalité, ce qui compte est le processus de transformation qui s’opère sur l’objet. Produire du sens ou de l’intelligibilité, c’est dépasser le régime de croyance dans lequel un objet banal ou de consommation est englué. Prenons l’exemple des  films de zombies qui relève   d’un  domaine de la pop philo qui m’est familier. Le personnage du zombie qui appartient au domaine tristement commercial de la culture de masse peut faire l’objet d’un traitement de pensée qui permet de le retourner contre cette culture de masse. L’intensité que je peux ressentir devant  un objet, je peux la convertir en pensée et ainsi transfigurer cet objet destiné au simple loisir en un autre qui fait sens et qui contient une idée. Peu importe au final que l’objet dont s’empare la pop philosophie serve d’exemple  ou se coule dans un processus d’expérimentation, il reste le signe d’une pensée en acte animée par le désir de donner à voir le monde autrement.

Ces séries qui jouent la carte de l’interdit

ATTENTION : cet article comporte un spoiler concernant la fin de la série Breaking Bad.

Walter White de Breaking BadLes bons sentiments, la loi et la morale ne semblent plus faire recette dans les séries télévisées américaines. En effet, depuis une bonne dizaine d’années, les méchants ont détrôné les justiciers, les trafiquants et les tueurs ont éclipsé les policiers et autres redresseurs de torts en leur volant la vedette. Aujourd’hui, on s’identifie aux personnages troubles, on prend plaisir à suivre leurs machinations criminelles en s’insérant avec délectation dans les plis tortueux de leur psyché. La société américaine aurait-elle réussi à crever les écrans de la bien-pensance ? Ou bien, plus prosaïquement, assiste-on  à un renouveau stratégique des chaînes qui surfent sur l’individualisme contemporain en proposant des produits ciblant les consommateurs postmodernes en mal de transgression ?

Répondre précisément à ces questions réclamerait un travail d’enquête sociologique approfondi. Pour ma part, je souhaiterais, plus modestement dans cet article, convoquer des concepts philosophiques pour analyser ces nouvelles figures du mal. En fait, il n’est pas possible de les penser sous un même concept car les protagonistes de ces séries ne s’alimentent pas aux mêmes sources de la « malignité ». Mais si la notion de mal est vague dans son essence, elle va tout de même me permettre d’appréhender les différentes formes de transgressions de quelques personnages phares issus de la culture télévisuelle contemporaine. Trois noms ont retenu mon attention : Tony Soprano de la série éponyme Les Soprano, Morgan Dexter qui donne également son nom à la série Dexter et enfin Walter White de Breaking Bad.  Mon objectif dans cet article est de chercher à montrer, en ayant recours à des concepts précis, comment chaque personnage exprime le mal, comment il s’y rapporte précisément.

Tony Soprano est le chef d’une famille de la mafia issue du New Jersey. Il partage sa vie entre sa famille et ses séances chez sa psychanalyste d’une part, et ses activités illicites d’autre part. On nous le montre dans son quotidien, on nous le présente comme un personnage ordinaire qui éprouve les maux de Monsieur tout le monde. La violence fait partie de sa vie et il sait se montrer impitoyable envers ses ennemis. Le propos de la série est d’insister sur la face normale qui coexiste avec la déviance. On peut vivre dans la parfaite illégalité et mener à côté une vie quasi normale. On peut parler  à propos de Tony Soprano de naturalisation du mal. Tony Soprano, c’est certes l’homme qui évolue  au sein de la codification stricte de la criminalité, mais qui, en même temps, vit dans  l’état de nature tel que l’a imaginé Thomas Hobbes. Tony Soprano ne suit que la ligne de son désir et s’empare par la force de tout ce qu’il convoite. Il n’est pas l’homme du pacte social et ne reconnaît à l’Etat aucune légitimité. Le rapport au mal chez Soprano s’inscrit dans une valorisation du désir et de la violence qui participe à la fois d’une culture, la culture de la mafia, mais qui relève également de l’état de nature qui pour Hobbes est caractérisé par l’état de « guerre de tous contre tous ».

Morgan Dexter rencontre le mal d’une manière radicalement différente. Dexter est un expert médico- légal auprès  de la police de Miami, il est plus particulièrement  spécialisé dans l’investigation des traces de sang sur les lieux de crimes. Mais il est aussi un redoutable psychopathe qui prend un réel plaisir à assassiner des personnes reconnues coupables de méfaits. Dexter est vide de toute émotion et s’évertue à donner le change à ses collègues et à ses proches. Dominé par une pulsion incontrôlable, Dexter ne peut connaître la satisfaction que dans l’acte de tuer. Dexter est l’homme du « ça » de Freud, de la partie inconsciente du psychisme humain. A proprement parler, Dexter ne commet pas le mal, car la pulsion irrépressible qui l’habite et  qu’il décrit comme son « passager noir » ne relève pas du choix. Commettre des meurtres pour Dexter est paradoxalement un acte vital, c’est la seule chose qui le relie à lui-même.

Mais le cas le plus troublant de l’expression du mal reste associé  à Walter White, le personnage de Breaking Bad. Walter White est un professeur de physique/chimie qui mène une vie morne et sans surprise. Quand il apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon, il s’associe pour payer ses frais médicaux avec un de ses anciens élèves pour fabriquer de la méthamphétamine, une drogue de synthèse psychostimulante. Walter White va mettre ses compétences techniques et sa grande intelligence au service de la criminalité en recourant même jusqu’à l’homicide pour protéger son business et sa vie. Walter White conserve malgré tout un fond de moralité en sachant dominer ses passions. Ce n’est pas l’homme de la démesure, il ne recherche pas le plaisir que donne la fortune. Dans le dernier épisode, il révèle à son épouse qu’il a fait tout cela pour se sentir  « vivant ». Walter White s’est d’une certaine manière trouvé et accompli dans ses actes criminels. Il s’est comme transcendé par le crime. Dans la dernière scène du dernier épisode de la série, on le voit mourir auprès d’une cuve servant à préparer la drogue, un sourire satisfait aux lèvres, le regard comme empreint d’une joie mystique ; Walter White est mort heureux. Walter White s’est efforcé de « persévérer dans son être », selon l’expression de Spinoza. Sa rencontre avec le crime ne l’a pas perverti mais fortifié. Si l’on substitue, avec Spinoza, les concepts bon et mauvais aux concepts de bien et de mal, on peut avancer l’idée que le personnage a gagné en puissance d’exister en produisant une substance pourtant nocive pour ceux qui la consomment. Spinoza en son temps s’est montré embarrassé face à Blyenberg son contradicteur qui l’accusait d’avoir réduit la morale à la convenance personnelle. La trajectoire de White est embarrassante, car à moins de recourir aux évaluations morales classiques reposant sur une liberté de choix, Walter White apparait comme l’homme qui passe à côté de la conception du mal.

In fine, ce qui relie les trois personnages, c’est leur commun éloignement du mal métaphysique, de l’essence pure du mal. Tony Soprano est gouverné par le désir fruste, Morgan Dexter par l’inconscient et Walter White par l’actualisation de ses virtualités. Mais aucun ne rencontre le mal proprement dit. La société américaine par le biais de ses nouveaux héros télévisuels  donne à penser sur la condition de l’homme d’aujourd’hui mais ne subvertit aucunement la morale. On peut le regretter…