Archives mensuelles : octobre 2013

Le cinéma : un stimulant pour la pensée

Profession reporter de Michelangelo AntonioniDans son essai Esthétique et psychologie du cinéma, Jean Mitry donne la définition suivante de l’idée au cinéma : « En raison du caractère concret de l’image, l’idée signifiée devient elle-même une qualité sensible ». Pour Jean Mitry, il faut donc distinguer l’idée abstraite, c’est-à-dire le concept de l’idée sensible. Dans l’image, l’idée coïncide avec son support matériel. A l’abstraction de l’idée qui passe par les mots, répond le concret d’une image signifiante. Cette conception semble proche de la théorie hégélienne de l’Art. Pour Hegel, l’Esprit se donne à voir dans le sensible, s’actualise dans l’œuvre d’art. L’art manifeste l’Esprit qui devient absolu en devenant inséparable de la matière qui le recueille. L’analogie s’arrête pourtant là, car chez Hegel, l’incarnation de l’idée dans le sensible répond à une préoccupation philosophique qui place l’art sous la dépendance de la métaphysique. Chez Hegel, le spirituel prime sur la matière, alors que pour Mitry, on ne sort pas du plan de la littéralité. L’idée n’existe pas au-delà de l’image. L’image est à proprement parler l’idée elle-même : l’opposition entre le fond et la forme n’existe pas.

Une autre distinction majeure repose sur le fait que les idées suggérées par un plan cinématographique n’ont jamais de signification précise. Pour Jean Mitry, « l’attitude du spectateur, au cinéma, est de déchiffrer, à travers un réel perçu, des idées suggérées plutôt que signifiées, les significations filmiques étant nécessairement imprécises et ambigües. » Là où l’art selon Hegel, manifeste la vérité de « L’esprit », le cinéma se contente de nous suggérer un sens possible. En fait, Mitry serait ici beaucoup plus proche de Kant pour qui « le symbole donne à penser ». Rappelons que Kant fait la distinction entre les idées de la raison auxquelles nulle intuition n’est adéquate et les idées esthétiques qui sont des intuitions auxquelles nul concept n’est adéquat. Pour Kant, l’idée esthétique « donne à penser », elle oblige l’entendement à une recherche inépuisable de significations.  Jean Mitry trace également une ligne de démarcation très nette entre la pensée dans l’image et la pensée conceptuelle ; une image cinématographique nous montre quelque chose, mais elle ne nous dit rien. Par essence, la monstration est beaucoup plus ouverte que la signification conceptuelle. On n’est jamais assuré de la signification d’une image, le langage cinématographique ne relève pas de la linguistique. Ce qui signifie qu’il n’y a pas commensurabilité entre ce qu’un texte dit ou raconte et ce qu’une image montre.

Si le sens d’une image déborde toujours du cadre étroit de l’univocité, alors le travail philosophique mené sur un film relève de l’interprétation et d’une réflexion toujours renouvelée. Il ne s’agit pas d’essayer de trouver des concepts philosophiques à l’intérieur de la fiction (car par nature, ces derniers ne peuvent s’y trouver) mais de penser à partir de ce qui est montré. Philosopher à partir du cinéma ne consiste pas à ranger ce que le film exprime dans des cases conceptuelles, mais à inventer des problématiques à partir d’un sens ambigu et riche à la fois pour poursuivre et continuer le film par d’autres moyens. Le travail sur le sens ne recouvre pas celui sur la vérité.

Voici deux exemples de scènes analysées de deux films aux visées philosophiques qui me permettront d’illustrer mes propos. La première scène est tirée de Profession reporter de Michelangelo Antonioni. Cette séquence, qui est aussi l’avant -dernière du film, nous donne à voir sans nous la montrer la mort du héro David Locke. Les barreaux  de la fenêtre de la chambre d’hôtel dans laquelle repose David symbolisent la solitude perceptive du journaliste. Au dehors, les personnages secondaires s’affairent de manière artificielle comme pour suggérer le caractère factice du réel. L’évènement, la mort de David, se produit à l’insu de tous. Ainsi, ce qui est réellement échappe à la perception et ce qui est factice, constitue la trame ontologique des vies ordinaires et impuissantes. A partir de cette description, qui est nécessairement en partie interprétation, on a la possibilité  d’ouvrir la réflexion vers les concepts d’illusion et de perception. Mais ces derniers ne se manifestent pas comme tels dans le film. Ce que le film exprime, c’est une idée ou plutôt un faisceau d’idées que le spectateur capte dans le ressenti immédiat du film.  A partir de l’idée  perçue dans l’image, on peut construire un sens plus élaboré  et enrichir le sens décelé par un travail de la pensée.

La deuxième scène que je  vais citer ici est tirée de Solaris d’Andreï Tarkovski. Le professeur Burton traverse en voiture tout un ensemble de tunnels et de voies rapides, une musique minimaliste électronique et hypnotique extra diégétique accompagne la scène. On passe de la couleur au noir et blanc, la couleur semble symboliser le déplacement de la voiture et l’espace parcouru alors que l’utilisation du noir et blanc correspond aux prises de vues réalisées de l’intérieur de la voiture et renvoie à la même action mais vécue de l’intérieur  de la pensée de Burton. La fin de la séquence  réalisée en plan large en plongée nous montre des files de véhicules aux phares allumés qui se croisent en tout sens sur un réseau d’échangeurs. Cette scène remarquable amène  une foule de questions. Tarkovski nous invite t-il à expérimenter le rapport de la partie au tout ? Passe-t-on de la subjectivité à jamais close sur elle-même à la fusion dans un tout organique ? Cette longue scène de déplacement dans la solitude,  qui de manière soudaine  s’achève dans un fourmillement de voitures réduites à de simples points en mouvement traduit-elle un changement de perspective sur le réel ? Qui regarde : le spectateur, un esprit supérieur, le démon de Laplace ? Bien entendu, la scène est à mettre en rapport avec les autres parties du film pour tenter d’en percer l’intelligibilité, mais ce qui est intéressant de noter, est que le sens profond  se dérobe à toute tentative de capture, parce que justement il n’y a pas de sens ultime à décrypter.

Les bons films nous font signe, ils nous montrent une direction, nous pouvons resserrer par des recoupements et des hypothèses la voie d’un sens ou d’une idée, mais  il y aura toujours une part d’errance qu’il nous faut affronter par la pensée, et qui suscite dans un même mouvement le désir de la pensée. Le cinéma est le grand stimulant de la philosophie.

L’impossible sortie du social

Season of the Witch de George RomeroLa pensée cinématographique, c’est-à-dire ce que le réalisateur cherche à exprimer par le biais du montage et des prises de vue, peut se décliner philosophiquement ou sociologiquement. Michelangelo Antonioni par exemple est un réalisateur qui déploie dans ses films un authentique questionnement philosophique (je développerai ce point dans un article ultérieur). George Romero aborde pour son compte dans ses films des problèmes d’ordre sociologique.

Sa réalisation la plus remarquable à cet égard, est Season of the Witch, un film de 1973. Dans ce film aux accents psychédéliques et expérimentaux, Romero s’intéresse à la question du féminisme à travers le personnage de Joan Mitchell, une femme au foyer issue de la petite bourgeoisie urbaine américaine. Délaissée par son mari, en proie à des conflits avec sa fille étudiante qui rejette les valeurs de son milieu, l’héroïne va se tourner vers le monde de la sorcellerie pour échapper à sa vie. Le film est une incursion dans la vie d’une femme qui vit mal son rôle confiné de mère au foyer vieillissante. Joan est tiraillée entre son  éducation bourgeoise d’une part  et son désir sexuel pour l’amant de sa fille d’autre part.  Ce dernier est un jeune professeur de sociologie qui  symbolise, sur les plans du désir et du discours, la génération libérée de la fin des années 60. On voit que Season of the Witch est un film très proche de Faces de John Cassavetes ; sur la forme, comme sur le fond, ils appartiennent tous deux au cinéma indépendant et se font l’écho des valeurs nouvelles qui pénètrent la société.

Ce qu’il y a d’original dans le film de Romero, c’est la thématique du fantastique qui innerve le film. Joan va chercher à évoquer des puissances surnaturelles dans le but de vivre une aventure sexuelle avec Greg Williamson (le jeune professeur de sociologie). Joan, qui a intériorisé avec force les codes sociaux de sa génération, a recours à ce qu’elle croit être de l’ordre de l’irrationnel pour briser tout ce qui dans son éducation l’inhibe sexuellement. Elle a recours sans le savoir, aux pouvoirs de l’auto-suggestion pour annihiler les tabous sexuels intériorisés qui agissent comme des interdits psychiques au niveau du surmoi. Ce qui me permet d’avancer cette hypothèse repose entre autre sur l’utilisation  du principe d’auto-suggestion par Greg dans une scène. On le voit proposer un faux joint de cannabis à une amie de Joan. Cette dernière qui ignore la supercherie va ressentir des effets comme si elle avait vraiment consommé une substance psychoactive.

Mais ce qui fait la très grande force du film repose sur la « thèse » principale défendue par le réalisateur : on ne se libère de quelque chose que par l’assujettissement à autre chose. Ce qui est remarquable dans ce film, est que cette idée est véhiculée par la seule narration par l’image. Romero nous  montre son point de vue par le biais de deux scènes symboliques. Dans la première, située au début du film, Joan rêve qu’elle est conduite en laisse par son mari pour être enfermée dans une cage. L’interprétation du rêve est claire, Joan souffre de sa condition de femme dominée et cela l’obsède. Dans la seconde scène, qui est aussi l’avant-dernière du film, Joan reçoit son initiation de sorcière. On peut voir la « prêtresse » de la confrérie lui passer une cordelette autour du cou pendant que l’héroïne promet fidélité à son nouvel ordre. Joan renaît à elle-même, mais elle troque une tutelle contre une autre. Elle s’émancipe du monde du pouvoir domestique pour la sphère du magico-social. Ce que Romero met en lumière est le fait que l’on ne quitte jamais le champ des coercitions sociales, la libération est toujours partielle, mais nous avons cependant, dans une certaine mesure, la possibilité de choisir ce qui nous lie. Liberté et assujettissement s’articulent ensemble. On est proche ici des thèses de Michel Foucault avec l’idée de renouvellement des pratiques d’assujettissement et celle de la liberté comme pratique de soi sur soi.

Le cinéma : une puissance du faux

Jean Mitry : Esthétique et psychologie du cinémaLes philosophes, quand ils réfléchissent sur le cinéma, s’intéressent principalement à la question du réel. La réalité cinématographique devient un prisme pour saisir le réel lui-même. On retrouve cette préoccupation dans des approches philosophiques pourtant différentes comme celle d’André Bazin ou de Gilles Deleuze. Ce n’est pas le cinéma dans son essence qui motive la réflexion philosophique, mais ce qui en lui peut alimenter les recherches métaphysiques. D’une certaine manière, le cinéma se fond dans la perspective d’une pensée cherchant à embrasser le réel. Le cinéma est pensé comme un moment du monde et non plus comme un monde à part entière. Si la pensée philosophique  sur le cinéma a pour avantage de renouveler les territoires de la réflexion, elle a pour inconvénient de laisser dans l’ombre ce qui fait la spécificité de l’expression cinématographique. Or, ne faut-il pas penser le cinéma pour lui-même avant de penser à travers lui ? En se focalisant sur le rapport au réel  du cinéma, on laisse de côté ce qui fait sa substance, c’est-à-dire son pouvoir de représentation. Comme l’exprime Jean Mitry dans Esthétique et psychologie du cinéma, l’image a une dimension réelle, car elle est perçue dans sa matérialité devant un écran, mais aussi une dimension artificielle qui résulte du travail de la caméra et du montage. Le cinéma est le lieu où cohabitent réalité et illusion. Une image cinématographique est une construction, une élaboration à partir d’un réel à l’état brut qui nous donne à voir une réalité transfigurée.  Ce que nous discernons à l’écran (pour un film de fiction)  est une illusion qui s’appuie sur un fond de réalité.

Jean Mitry, contrairement à Gilles Deleuze envisage le cinéma dans une perspective qui mêle ontologie et psychologie. Il n’évacue pas la question de la subjectivité, il y a bien un  œil humain derrière la caméra qui organise les images. Deleuze, en s’appuyant sur le cinéma de Vertov déclare au contraire que « au lieu que je saisisse une image, ce sont les images, leurs interactions qui saisissent toutes les actions qu’elles recouvrent, toutes les réactions qu’elles exécutent ». A rebours de  la visée intentionnelle suggérée par Mitry, Deleuze s’engage dans la voie sémiotique inaugurée par Peirce. L’image est un signe qui rentre en rapport avec d’autres images. Dans un de ses cours, Deleuze ironisera sur la position de Mitry de manière un peu facile en ignorant ou en feignant d’ignorer qu’ils ne parlent pas du même lieu. Mitry ne cherche pas à faire de la philosophie à partir du cinéma, mais à penser ce dernier tout simplement.

En outre, à partir de la définition du cinéma proposé par Mitry, on peut pratiquer la philosophie, non pas au sens d’une ontologie totale à la Deleuze, mais à partir d’un réel dont on sait qu’il est en partie illusoire. Je sais que ce que je vois à l’écran n’existe pas comme tel, mais l’enchaînement des images produit un sens, manifeste une pensée  (pas pour la majorité des films) qui arrache le réel à sa pesanteur. Les images cinématographiques stimulent la pensée, par le biais des puissances de l’illusion, mais cette illusion maîtrisée ne nous écarte pas pour autant de ce qui est. A partir d’une fiction, je peux penser le monde. Et comme le dit Michel Foucault : « Je n’ai jamais écrit rien d’autre que des fictions, et j’en suis parfaitement conscient. Malgré cela, je ne voudrais pas dire que ces fictions sont en dehors de la vérité. Je crois qu’il est possible de faire fonctionner la fiction à l’intérieur de la vérité, d’introduire des effets de vérité dans un discours de fiction et ainsi d’arriver à faire produire au discours, à lui faire « fabriquer » quelque chose qui n’existe pas encore, quelque chose qu’on fictionnalise ». In fine, le cinéma nous donne la possibilité d’expérimenter non pas ce qui est, mais de nous montrer quelque chose sur ce qui est à partir de ce qui n’est pas.

 

Deleuze et Wittgenstein (3) : En guerre contre l’unité

échangeursDans ce troisième et dernier article consacré aux liens entre Gilles Deleuze et Ludwig Wittgenstein, je vais m’efforcer de mettre en lumière leur commune lutte contre la recherche de l’essence en philosophie. Je vais m’appuyer pour cela sur le concept d’ « air de famille » qui appartient à la deuxième philosophie de Wittgenstein et à la notion de « rhizome » forgée par Deleuze et Guattari.

Wittgenstein  dénonce la soif de généralisation en philosophie. Les cas particuliers que recouvrent un concept n’ont pas obligatoirement de parties communes. Ainsi, Wittgenstein peut écrire dans Le cahier bleu que « nous pensons que tous les jeux ont en commun une certaine propriété et que celle-ci justifie le vocable générique  « jeu » que nous leur appliquons ; alors que tous les jeux sont groupés comme une famille dont tous les membres ont un air de ressemblance. Les uns ont le même nez, les autres les mêmes sourcils, d’autres encore la même démarche, et ces ressemblances sont enchevêtrées ». Philosopher ne consiste donc pas à rechercher l’essence d’une signification ou d’un concept, puisque celle-ci n’existe pas. Ce qui se rapporte à des termes relevant d’un même domaine de sens est comme éclaté et disséminé dans un ensemble où les cas particuliers partagent non pas des propriétés communes, mais des points de ressemblance.  On peut donc relever que Wittgenstein réhabilite le particulier en philosophie en dessinant les contours d’une signification ouverte, fragmentaire et non totalisable.

Nous sommes là au plus près de la définition du rhizome chez Deleuze. Dans Mille plateaux, il écrit que « à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple […] Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde». On voit que le rhizome est au plus loin d’une pensée organisée et progressive. Deleuze, par ce concept, cherche à promouvoir un plan de pensée en totale rupture avec la verticalité de la vieille métaphysique. Deleuze rompt avec la métaphore de l’arbre et de ses racines qui symbolisent les principes qui sous-tendent toute recherche rationnelle. A l’effort ordonné de généralisation des connaissances, il substitue le processus  ouvert et hétérogène de connexion d’éléments multiples. Chez Deleuze et Wittgenstein, le sens ne se laisse pas circonscrire dans des définitions, mais les déborde toujours.  On peut avancer l’idée que les notions d’ « air de famille » et de « rhizome » sont des concepts métaphoriques qui expriment la dimension spatiale des données qu’ils enveloppent.

Deleuze et Wittgenstein ont opéré tous deux une révolution conceptuelle qui fait trembler les assises de la philosophie en éliminant toute recherche d’unité ou de fondation. Pourtant, ils opèrent sur des lignes de pensées qui ne se rejoignent pas. Ce qui leur confère  une sorte d’unité est leur manière de penser en philosophe en dehors de la philosophie. Si penser, c’est ne rien accepter comme allant de soi, alors quoi de plus logique et de plus vivifiant que de ne pas marcher dans les chemins balisés de la philosophie ? Philosopher avec Deleuze et Wittgenstein, c’est basculer d’un pôle sceptique à un pôle créatif, c’est se situer en amont ou en aval de la philosophie.

 

Deleuze et Wittgenstein (2) : intériorité vide

...Si on peut établir certaines analogies entre Wittgenstein et Deleuze (cf. article précédent), c’est à partir d’un point de vue extérieur.  Il n’y a en effet aucun sens à pointer des ressemblances entre des auteurs qui évoluent dans des contextes philosophiques radicalement différent. Il faut donc faire apparaître non pas l’espace commun aux deux auteurs, mais ce lieu de la double rupture avec ce qu’on appelle la philosophie. Dans sa seconde philosophie, Wittgenstein nous exhorte à rester au niveau du langage, à ne pas en sortir. On peut donc parler d’un en-deçà de la philosophie. Deleuze, pour son compte, cherche à sortir de la philosophie par les « lignes de fuite » et la « déterritorialisation », il est possible alors de parler d’un au-delà de la philosophie (dans l’immanence bien entendu). On peut avancer l’idée que Deleuze et Wittgenstein considèrent tous deux la philosophie comme un piège et une impasse. Pour Wittgenstein, les problèmes philosophiques ne sont que des illusions et pour Deleuze, ils ne préexistent pas à leur création. En revanche, là ou pour Wittgenstein, il s’agit de retrouver la sérénité en se guérissant des sortilèges du langage, pour Deleuze,  ce qui est quasi vital est de pouvoir relancer les flux du désir. Sur ces points précis, on voit que Wittgenstein est bien l’hériter de Schopenhauer et Deleuze celui de Nietzche, qui fut comme on le sait admirateur de Schopenhauer à un moment de sa vie.

De manière plus anecdotique (mais est-ce vraiment le cas ?), on peut souligner que les deux philosophes prennent leurs distances avec le cadre institutionnel de l’enseignement de la philosophie. Wittgenstein donne ses cours dans l’intimité de ses appartements  à Cambridge tandis que Deleuze officie dans le chaos organisé de l’université expérimentale de Vincennes. Personnalités atypiques, les deux penseurs ont marqué durablement leur public. Deleuze et Wittgenstein sont philosophes avant d’être professeurs ; la philosophie, ils la vivent de l’intérieur, ils ont un rapport de nécessité avec elle. On peut dire que Deleuze et Wittgenstein sont traversés par la philosophie définie comme une intensité. Traversés, car chez eux la philosophie ne se loge pas dans l’intimité de la conscience. Ils sont en effet tous deux ennemis de la tradition idéaliste et n’accordent aucun crédit à l’intériorité. Ils ont tous deux développé une philosophie vigoureusement anti-subjective où la conscience ne joue aucun rôle.

Wittgenstein a insisté sur l’impossibilité  de la constitution d’un langage privé, c’est-à-dire d’un langage qui ne pourrait être compris que par un locuteur, qui serait seul face à son monde intérieur. Wittgenstein a montré  qu’un tel langage est impossible  car tout langage présuppose nécessairement des jeux de langage public. Rappelons que pour lui, les jeux de langage renvoient au côté toujours public du langage. La signification d’un mot est toujours donnée dans un ensemble de règles qui régissent le langage. Je ne peux donner une signification par moi-même de quelque chose, car pour cela je devrais par moi-même concevoir  l’arrière plan des règles de grammaire qui règlent l’usage d’un mot. Le philosophe donne l’exemple  de l’expression de la douleur, Wittgenstein insiste sur son caractère éminemment public. Pour exprimer que j’ai mal, j’ai besoin de connaître la « grammaire » du mot « douleur », qui ne réside pas dans ma conscience mais dans un jeu de langage.  Hilary Putnam, un des philosophes les plus influents de la philosophie analytique, marchera dans les pas de Wittgenstein en ayant recours à des  exemples dépaysants et  saisissants qu’il utilisera dans sa démonstration  contre  la théorie de  l’intentionnalité dans le langage.

En écho à l’absurdité d’un langage privé, on peut convoquer les réflexions de Gilles Deleuze consacrées au livre de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du Pacifique. Deleuze s’interroge sur les conséquences pour une conscience d’un monde sans autrui. Pour Deleuze, autrui n’est pas un objet pour la conscience ou un autre sujet qui m’objective comme chez Sartre, mais « une structure du champ perceptif ». Si autrui vient à disparaître, la conscience et son objet se confondent ; la distance qui permet de percevoir le monde et de nommer ses objets est alors perdue. Dans Logique du sens, il écrit que « en l’absence d’autrui, la conscience et son objet ne font plus qu’un. Il n’y a plus de possibilité d’erreur : non pas simplement parce qu’autrui n’est plus là, constituant le tribunal de toute réalité pour discuter, infirmer ou vérifier ce que je crois voir, mais parce que manquant dans sa structure, il laisse la conscience coller ou coïncider avec l’objet dans un éternel présent ».

Chez Deleuze, autrui joue pour la conscience  le même rôle que les règles de langage chez Wittgenstein. L’intériorité n’est que l’ombre projetée de l’extériorité.

A suivre.