Archives mensuelles : mai 2013

Foucault et la liberté

Michel Foucault, philosophe du pouvoir et de la libertéLes réflexions de Michel Foucault sur la prison, la psychiatrie, et sur la manière dont les individus sont constitués en sujets sont généralement bien connues. Foucault a en effet consacré une grande part de ses recherches à l’analyse des relations de pouvoir. Mais, dans ses derniers travaux, il s’est intéressé à la question de la liberté ou plus précisément aux « pratiques de liberté ». Cette partie du corpus foucaldien est moins connue et n’a pas toujours été bien comprise par ses lecteurs. Pourtant, les analyses sur la liberté de Michel Foucault renouvellent tout en la continuant la pensée de l’auteur et donnent des outils pour penser et mettre en pratique la liberté dans nos sociétés contemporaines.

Mais commençons par le commencement en nous demandant ce que Foucault entend par « pratiques de liberté ». Pratique s’oppose à théorie. Le philosophe ne s’intéresse pas aux concepts abstraits de liberté, il ne cherche pas à produire une définition de la liberté entendue comme travail d’une conscience transparente à elle-même. La liberté est pour Foucault de l’ordre du fait et est à l’œuvre dans le corps social. A quoi reconnaît-on cette liberté ? Pour Foucault, il suffit d’observer les relations de pouvoir à l’œuvre dans tout champ social pour apercevoir la liberté. Là où il y a relations de pouvoir il y a également liberté, car les relations de pouvoir ne trouvent à s’épanouir que dans un espace ouvert. Rappelons que Foucault distingue les rapports de pouvoir des rapports de domination ; là où il y a un espace possible de résistance, il y a liberté. Les pratiques de liberté définies par Foucault s’exercent contre les stratégies de pouvoir employées pour obtenir un effet sur la conduite d’autrui. On peut donc définir la liberté en termes de désir, de force ou encore de mouvement. La liberté est donnée comme une force originaire toujours présente et toujours contemporaine aux stratégies de pouvoir qui traversent les champs sociaux. C’est pourquoi, dans le texte Espace, savoir et pouvoir tiré d’un des recueils Dits et écrits, l’auteur peut affirmer de manière tautologique que « la garantie de la liberté est la liberté ». La liberté humaine comme donnée originaire sociale est garantie par un exercice pratique de la liberté.

Cet exercice pratique de la liberté va s’enrichir et revêtir sa forme définitive dans le texte L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté,  tiré de Dits et écrits. Foucault va articuler les notions de liberté et d’éthique et donner ainsi une forme originale et opératoire à la liberté. Dans la dernière partie de sa vie intellectuelle, Foucault a consacré sa réflexion au « souci de soi », il s’est intéressé à la façon dont les grecs anciens privilégiaient le rapport à soi sur le rapport à autrui. Pour Foucault, le souci de soi, le travail que l’on opère sur soi et sur ses désirs, sont des étapes indispensables pour exercer des rapports de commandement. Il faut s’auto-constituer comme sujet éthique avant toute chose. Et la latitude que l’on a pour se constituer comme sujet éthique dépend de la liberté. Pour l’auteur, « la liberté est la condition ontologique de l’éthique. Mais l’éthique est la forme réfléchie que prend la liberté ». Contrairement aux rapports posés par Kant entre la morale et la liberté, l’éthique décrite par Michel Foucault ne concerne pas la prise de conscience par un sujet d’un principe universel. L’éthique est l’ensemble d’exercices et de règles qu’un homme applique pour devenir maître de lui-même. Être libre, c’est pratiquer la liberté d’une manière précise, c’est façonner son ethos par des exercices et des enseignements qui nous constituent comme sujet.

A partir de ces éléments on peut établir plusieurs remarques. Premièrement, on voit que le problème de Foucault n’est pas de donner une conception pure de la liberté, mais que celle-ci participe à la fois du fait et de la production. Deuxièmement, on s’aperçoit que Michel Foucault articule pensée sociologique et pensée philosophique. Les analyses de Foucault s’effectuent dans l’immanence du champ social. On peut donc parler avec Bernard Lahire de « pensée sociologique de Michel Foucault ». Mais Foucault n’en reste pas là ; en liant liberté et éthique, il pense en philosophe. Et sa pensée est originale, car elle ne sacrifie pas aux interrogations classiques sur la liberté qui pataugent souvent dans les eaux troubles du libre arbitre et du déterminisme. Foucault nous délivre de la quête illusoire d’une liberté pure et nous donne à voir la liberté dans son efficience. Enfin, la problématisation de Foucault nous permet de nous doter d’outils pour penser notre présent et nous constituer comme sujets libres. On peut, par exemple, à partir des conceptions foucaldiennes, résister à l’injonction d’une prétendue  liberté de devenir nous-mêmes qui émane aujourd’hui du marketing et du monde de l’entreprise.  Et si la liberté résulte toujours d’un travail de soi sur soi à partir d’une pensée préexistante, on a tout intérêt à ne pas se tromper de maître.

Les fantômes et le philosophe

Louis Vax : La séduction de l'étrange, littérature fantastique et philosophie

Pourquoi vouloir définir le fantastique au lieu de tout simplement en jouir ? La réponse est simple : c’est le propre de la théorie littéraire de chercher à rendre compte avec précision de la réalité d’un courant ou d’un mouvement esthétique. En France, parmi tous les auteurs qui se sont attelés à cette tâche, Louis Vax a particulièrement retenu mon attention et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, Vax n’est ni linguiste ni professeur de lettres, il est professeur de philosophie. Et c’est en philosophe qu’il affronte le problème. En second lieu, il est intéressant de noter que Vax est l’un des seuls à lier goût pour le fantastique et analyse. Dans son essai, La séduction de l’étrange, il ne procède pas de manière « scientifique » en construisant un discours distancié par rapport à son objet d’étude. C’est cette attitude qui va donner toute son originalité à sa définition du fantastique et qui va permettre de sauver ce dernier des analyses asséchées que l’on tient sur lui.

Louis Vax prend en compte le sentiment esthétique éprouvé par le lecteur. Le goût du fantastique se décline en sentiment de l’étrange, mais ce sentiment n’est pas l’expression d’une croyance en une surnature, il est vécu pour lui-même.  Pour rendre compte de la spécificité du sentiment esthétique propre au fantastique, Louis Vax s’appuie sur la fameuse phrase de madame du Deffand : « Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur ». Ce qui est intéressant dans la position de Vax, c’est que le fantastique, via la subjectivité du lecteur, est réel et conquiert une autonomie esthétique, mais en même temps il est sans fond.  En effet pour Vax, « il n’y a pas plus de fantastique en soi derrière les contes qu’il n’y a l’homme en soi derrière les hommes de chair et de sang. Car le propre du fantastique, comme de l’homme, ce n’est pas de dissimuler une essence […] le fantastique renaît tout entier et tout neuf dans chaque récit nouveau. » C’est cette volonté de concilier sentiment esthétique et refus de l’objectivation d’un genre dans des catégories qui fait de la pensée de Vax une pensée originale.

Louis Vax se situe aux antipodes des auteurs qui veulent fixer la nature du fantastique dans un moment historique précis, qui cherchent à en préciser les frontières et à le considérer comme une simple approche du réel.  Parmi eux, on peut citer Joël Malrieu, auteur d’un ouvrage intitulé Le fantastique. Pour Malrieu, la littérature fantastique est l’expression d’un malaise et d’une tentative de questionnement des hommes du 19ème siècle sur une société en pleine transformation.   «  C’est que les fantômes ou les vampires constituaient des images, des métaphores, ou plus souvent encore un moyen commode d’exprimer une réalité profonde, mais qui n’avait rien à voir avec le surnaturel. »  Le point de vue de Malrieu fait fi du sentiment de l’étrange, seul compte pour lui l’écriture fantastique définie comme signe vers, comme possibilité d’un questionnement. En fait, c’est un fantastique entendu à la seconde puissance qui retient l’attention de l’auteur. Mais on ne voit pas comment ce sens second pourrait trouver à s’exprimer sans la littéralité du sens premier. Malrieu rejoint Vax sur la question du surnaturel, mais on ne comprend pas comment les figures fantastiques qu’il décrit peuvent devenir métaphoriques si elles sont niées dans leur matérialité et en tant que motifs fantastiques.

Pour terminer on pourrait faire la remarque suivante : Malrieu est tellement obnubilé par son désir de rationaliser le fantastique qu’il pose comme « paradoxe » ce que Vax tient pour l’expression du fantastique. En forçant le trait, on pourrait dire que Malrieu est un hégélien qui s’ignore, pour qui « le réel est rationnel » et qui ne voit pas que la déclaration « je ne crois pas aux fantômes mais j’en ai peur » ne contient aucun paradoxe si l’on admet  que les deux segments de la phrase appartiennent à deux registres de vérité : a) Il est vrai que ma peur est réelle. b) Il est vrai que je ne crois pas aux fantômes. La croyance en une rationalité toute puissante peut s’avérer beaucoup plus dangereuse qu’une jouissance esthétique dépourvue de culpabilité…

Un espace autre

café philo, verdun, analysePendant 11 ans, j’ai animé un café philo dans une petite ville de province de 20 000 habitants, Verdun pour ne pas la citer. Il est temps pour moi de dresser le bilan d’une activité touchant à sa fin. Les limites de l’exercice sont bien connues des animateurs un tant soit peu lucides des cafés philo, il est inutile de se lancer ici dans un long développement sur la question. Je me contenterai donc d’énumérer les principaux obstacles à la discussion philosophique en groupe.

On peut citer pêle-mêle :

– l’hétérogénéité du public et donc la difficulté d’un ajustement des consciences à une problématique commune

– l’impossibilité pour certains de dépasser l’opinion et le cliché

– les luttes pour la reconnaissance au sein du groupe

– l’amalgame entre la parole affective et raisonnée

La régulation psychosociologique mise en œuvre par l’animateur est coûteuse en énergie et ne permet pas de dissiper complètement les parasitages. Faut-il en conclure que le café philo ne permet pas l’expression d’une pensée philosophique pleine et entière ? À cette question, je réponds par l’affirmative. J’irai même plus loin en faisant mienne cette citation de Gilles Deleuze : « la philosophie n’est ni contemplation ni réflexion ni communication, elle est l’activité qui crée des concepts ». Entre cette conception de la philosophie et la pratique du café philo, le fossé est abyssal.

Et pourtant, malgré ses imperfections, le café philo est lié à la philosophie mais d’une manière originale dont il me faut maintenant rendre compte. Le public du café philo est disparate : le travailleur social côtoie l’artiste peintre, le chômeur prend place à côté du haut fonctionnaire. Tous ces gens se rencontrent dans un même lieu pour faire ensemble de la philosophie. Mais ce qui est intéressant ne relève pas de la qualité des débats mais du désir de la philosophie des participants. Ce désir se mesure à l’aune de la singularité des personnes présentes. Les participants ne sont pas les représentants typiques des catégories socioprofessionnelles, des univers sociaux auxquels ils appartiennent. Ils en sont le dehors ou tout du moins, ils expriment le désir du dehors. La plupart de ces gens s’efforcent de penser en dehors des normes en vigueur dans leurs univers professionnels respectifs. Ils sont souvent en lutte avec eux-mêmes et rejettent les logiques identitaires implicites endossées avec facilité par leurs collègues ou leurs proches.

Le café philo est un espace de liberté car les logiques de pouvoir propres aux champs sociaux traditionnels n’y ont pas leur place. Cela ne veut pas dire pour autant que les acteurs du café philo laissent aux vestiaires leurs habitus ou leur manière socialement construite de voir le monde. Le café philo est vécu comme un lieu autre. Ce n’est pas un club qui réunirait les gens autour d’une passion ou d’un hobby, ni une société initiatique, encore moins un lieu de l’entre soi, mais un espace protéiforme et improbable aux lignes toujours mouvantes. On y pense maladroitement c’est vrai, mais on partage un même refus du politiquement correct. Les opinions se télescopent dans un chaos salutaire. In fine, rien d’extraordinaire n’est dit, mais règne pour beaucoup l’espoir, comme le disait Michel Foucault d’un « franchissement possible ».

L’évolution du mal dans le cinéma de John Carpenter

John Carpenter : cinéaste d'horreur américainAprès le concept de « banalité du mal » chez Hannah Arendt, je vous invite à faire une petite incursion dans l’univers maléfique du cinéaste américain John Carpenter.

Le mal représente une thématique importante dans l’œuvre de John Carpenter. Plus précisément, Carpenter s’intéresse à la confrontation d’individus non conformistes et aux caractères bien trempés, face aux figures menaçantes et diaboliques présentes dans ses différents films. En règle générale, ce ne sont pas les individus les plus conventionnels qui survivent.

Des films comme Assaut (1976) ou encore Halloween (1978) marquent une première étape dans ces rapports. Dans Assaut, les trois personnages principaux, qui luttent contre des assaillants anonymes et déterminés, parviendront à repousser le péril sans être détruits psychologiquement par leur combat meurtrier. Il en est de même pour l’héroïne Laurie Strode dans Halloween, qui met en échec la figure inquiétante et quasi-surnaturelle du serial killer Michael Myers. Dans ces deux films, les héros parviennent à survivre, contre toute attente.

Dans ses films de la maturité, John Carpenter accentue encore la puissance du mal qui prend une allure cosmique. C’est par exemple la figure terrifiante de l’alien qui contamine et se régénère en dupliquant la forme humaine dans The Thing (1982). C’est aussi la présence de l’anti-Dieu dans Prince des ténèbres (1987), qui installe le film sous le prisme du manichéisme et donne au mal une importance inégalée. Dans The Thing, MacReady, après avoir repoussé la menace extra-terrestre, est condamné à attendre la mort dans la station polaire dévastée. Les derniers plans montrent bien l’intention de Carpenter de signifier métaphoriquement la fin prochaine de l’humanité, vouée à la destruction parce que incapable de contenir le mal qui lui est propre. Dans Prince des ténèbres, Bryan, un jeune scientifique, ne peut oublier l’expérience traumatisante qu’il vient de vivre et reste plongé entre rêve et cauchemar, aux portes d’une vérité terrifiante.

Enfin, on peut noter la radicalisation de la puissance du mal dans les dernières fictions carpenteriennes. Dans L’Antre de la folie (1995), John Trent sombrera dans la démence en s’apercevant qu’il n’est que le personnage d’un film qui a recouvert la réalité. Cigarette burns, épisode réalisé pour la série Masters of horror (2006), marque un point d’achèvement dans la représentation et l’action du mal. On y voit Kirby, protagoniste principal, happé par la folie meurtrière émanant d’un film d’horreur, se suicider. Les scènes de violence qui jalonnent cette fiction sont d’une rare intensité. Jamais Carpenter n’avait poussé le gore aussi loin.

On peut avancer plusieurs explications à l’extrême pessimisme et noirceur des derniers Carpenter. Les deux derniers films cités ayant comme objet le cinéma d’horreur, on peut faire l’hypothèse que Carpenter cherche à pointer du doigt la violence gratuite du cinéma d’épouvante contemporain, débilitant et dénué de réflexion. Mais plus profondément, le ton de ses dernières réalisations semble indiquer que le pessimisme de John Carpenter, déjà leitmotiv de tous ses films, l’a emporté totalement sur la faible part d’espoir accordé à l’homme. Peut-on mettre ceci sur le compte de l’âge du réalisateur, qui en vieillissant a perdu de sa combativité ? Ou au contraire, en observant le monde, a gagné en lucidité ?

Pensée en acte

Hannah Arendt, la pensée en acte

Hannah Arendt est une philosophe connue, mais pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler d’elle, le film de Margarethe Von Trotta leur permettra de combler cette lacune. Le titre du film, Hannah Arendt, pourrait laisser penser que la réalisatrice a cherché à s’intéresser à la vie de la philosophe. Il n’en est rien, c’est un épisode bien précis dans la vie intellectuelle de Hannah Arendt qui retient l’attention de Margarethe von Trotta.

En 1960, la philosophe couvre le procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann à Jérusalem pour le compte du New Yorker. Les analyses de l’auteur et le livre qui en découlera provoqueront la polémique. Hannah Arendt décrira Eichmann non comme un être maléfique mais comme un fonctionnaire tristement zélé et dénué de perversité. À son sujet, Hannah Arendt parlera de « banalité du mal » : c’est parce que les hommes ont renoncé à penser que le pire a pu se produire. L’holocauste est le résultat de la collaboration zélée de tous les membres d’une bureaucratie et non d’une volonté mauvaise tapie dans les consciences. Cette nouvelle définition du mal comme banalité se révèle tout aussi effrayante que la définition classique d’inspiration théologique.

Mais l’analyse rationnelle d’Arendt se heurte au traumatisme psychologique des communautés juives meurtries par la Shoah. On ne lui pardonne surtout pas d’avoir écrit que les chefs des communautés juives avaient parfois collaboré indirectement et contribué de ce fait au processus d’extermination.

Le film a plusieurs mérites. Premièrement, il montre une pensée en train de s’élaborer, une analyse conceptuelle en train de s’effectuer ; deuxièmement, il rappelle que les philosophes soucieux avant tout de la vérité s’émancipent de toutes les tutelles qu’elles soient symboliques ou sociales. Pour Hannah Arendt, ce qui importe c’est de comprendre le mécanisme de la Shoah de la manière la plus rationnelle possible. Or, la raison des philosophes rencontre souvent l’incompréhension du commun des mortels pour qui la philosophie doit se couler dans le discours attendu. Arendt en philosophe digne de ce nom résiste au chantage de l’affect et conserve jusqu’au bout son attitude réflexive. Enfin, d’un point de vue formel, on apprécie dans le film le travail de certains plans et l’utilisation habile des effets de lumière qui soulignent la solitude de la philosophe.

 

Hannah Arendt, un film de Margarethe Von Trotta sorti le 24 avril 2013.