Archives mensuelles : septembre 2016

En dehors

Cette scène tirée du film Un nommé La Rocca de Jean Becker ne semble pas a priori se distinguer d’autres scènes de films noirs. Et pourtant, on peut croiser l’analyse filmique et l’interprétation pour la rendre très éloquente. Trois gangsters en attendent un autre pour lui demander des comptes au sujet d’une femme (la petite amie du chef de la bande). Un intermédiaire se trouve dans la pièce dont le but avéré est de rétablir l’équilibre et d’éviter que les choses tournent mal. Plus âgé que les autres, il incarne la tempérance et la sagesse. Pourtant, il semble inquiet car il a déjà rencontré La Rocca dont il connait la personnalité hors norme. Le bruit de marteau-piqueur qui vient du dehors et le plan sur le mur de brique à l’intérieur de la pièce annoncent cette puissance incarnée par La Rocca. La Rocca n’est pas encore là physiquement, mais il est déjà présent par le bruit, il existe comme promesse de destruction. Le mur, le bruit de marteau-piqueur et l’inquiétude sourde concourent à former un affect qui vient frapper le spectateur réceptif. Cet affect vient redoubler la perception de l’intermédiaire au tout début de la scène. En fait, c’est un même mouvement qui enveloppe le ressenti de l’intermédiaire et du spectateur. Le bruit du marteau-piqueur est en même temps diégétique et extra-diégétique, réel et fonctionnant comme signe à l’intérieur du plan et pour celui qui le contemple.

La Rocca vient de faire son entrée dans la pièce, il se tient debout, face aux trois truands qui eux sont assis, il les examine froidement, d’un air détaché, avec une vague lueur amusée au fond de l’œil. Les hommes commencent par l’interroger, ils cherchent à l’intimider pour produire chez lui des réactions attendues en de telles circonstances. Les réponses de La Rocca sont laconiques, il ne rentre pas dans le jeu demandé. Il reste totalement extérieur à la situation. Le chef de la bande tente de l’abattre mais est finalement tué par La Rocca, qui fait preuve de plus de rapidité en sortant son pistolet. Toutefois, ce n’est pas seulement sa maitrise des armes à feu qui lui a donné l’avantage. En ne jouant pas le rôle social attendu, c’est-à-dire en refusant d’interagir de manière codée avec ses adversaires, La Rocca a pu garder le contrôle de la situation.

Le sociologue Erving Goffman a travaillé sur la manière dont les individus « négocient » les interactions sociales. La présentation de soi et les rapports que l’on a en public sont soigneusement élaborés par des acteurs qui connaissent les signes et les rôles à endosser. L’échange social, c’est avant tout une « mise en scène », un ajustement, une manière de se comporter en conformité au sein d’ordres symboliques pluriels. Mais, contrairement à ses adversaires qui s’inscrivent dans une interaction classique de face à face, La Rocca reste à distance, il n’est pas acteur, mais pur spectateur de la situation. Il perçoit donc beaucoup plus de choses. Ne jouant aucun rôle, il perçoit de l’extérieur ce qui se passe et peut donc agir avec beaucoup plus de rapidité. Cette absence le rend beaucoup plus présent, il s’inscrit dans la réalité, dans la pure durée et non dans son déroulement codifié. Il est en position de recul, tant sur le plan physique (sa position particulière sur la chaise) que sur le plan des interactions. Ainsi, on peut avancer l’idée que sa vitesse de réaction relève avant toute chose du fait qu’il ne se positionne pas sur le même plan temporel et spatial. Le rapport au temps, au temps de l’action est en quelque sorte inconditionné, alors qu’il dépend d’une représentation orchestrée pour ses adversaires. Ils sont dans l’action à travers la représentation qu’ils se donnent et qu’ils mettent en œuvre.

Ces derniers jouent un rôle, on peut en mesurer l’importance à leur réaction après le coup de feu. Les masquent tombent, les visages changent d’expression, les gangsters en deviennent presque grotesques, tout le monde a perdu de sa superbe. Les personnages mis à nus, surpris par le réel, quittent le monde de la représentation. Seul La Rocca reste impassible. Mais lui aussi va finir par nous montrer un autre visage l’espace d’un instant quand il va s’adresser à l’intermédiaire en lui disant : « Mais t’as vu hein, c’était lui ou moi ». Il se sent ici obligé de se justifier, le ton employé est moins neutre, plus humain. Pourquoi éprouve-t-il le besoin d’avoir l’approbation morale pour son geste ? Peut-être parce qu’il faut ici distinguer codes sociaux et loi morale. S’il peut allègrement s’affranchir des premiers, il reste au fond attaché à la deuxième. L’intermédiaire ne répond pas et quitte la pièce, manifestant par là sa désapprobation. Au final, c’est peut-être le personnage le plus important de la scène car d’une part, il incarne la prudence (appel à la raison), la connaissance (il connait La Rocca et ses capacités) et la loi morale (condamnation silencieuse du geste da La Rocca) et d’autre part, il fonctionne comme figure de perception du film, comme unité qui enregistre les flux de pouvoir et tous les affects des autres protagonistes.

Hétérotopies, illusion et assujettissement

empowerment-through-high-hair-and-witchcraftIl y a quelques temps déjà, j’ai écrit un article sur le film Season of the witch de George Romero dans lequel je m’attachais à faire ressortir les tensions entre social et individualité. J’aimerais aujourd’hui reprendre mon analyse à partir de la thématique féministe du film. Joan, l’héroïne, adhère à la Wicca (mouvement religieux païen) pour échapper à sa condition de femme bourgeoise vieillissante. Le processus de libération est ambivalent, car elle passe d’un milieu fermé et stratifié à un autre, troquant au final une dépendance contre une autre. Dans ce second article, j’aimerais mettre en lumière les espaces sociaux dans lesquels se trouve prise l’héroïne, les lieux où elle se trouve confinée.

On peut en effet faire une lecture du codage de l’individu par le social en partant des lieux fréquentés par Joan. Il y a bien entendu la maison, espace domestique d’enfermement et d’ennui où Joan tente de tromper le désœuvrement avec ses amies. C’est l’espace de l’attente qui s’ouvre régulièrement sur l’espace intérieur du cauchemar quand Joan, endormie dans sa chambre, redouble sa condition de femme au foyer par des rêves symboliques. Il y a aussi des lieux en apparence plus alternatifs, comme le magasin ésotérique d’articles de magie. Mais la carte de crédit que Joan tend au vendeur pour régler ses achats nous rappelle la toute-puissance de l’échange marchand. La force que cherche Joan dans le rituel magique ne peut pas être une force qui s’exerce contre l’ordre social contrôlé par les hommes, car cette dernière est une marchandise comme une autre. A la domination masculine s’ajoute la domination économique. Le magasin ésotérique est « un espace strié », un lieu sous contrôle. La chanson de Donovan qui accompagne les plans où Joan choisit ses articles nous plonge dans l’ambiance psychédélique de la société américaine des années 70 et nous amène un moment à penser à une libération possible pour Joan. Mais cet extrait musical extra diégétique est un piège tendu au spectateur pour le plonger dans l’illusion, aux côtés de Joan.

Enfin, il faut s’arrêter sur un dernier lieu, peut être le lieu de la relégation ultime pour Joan en dépit des promesses de libération qui lui sont associées. Cet endroit est une sorte de temple de la confrérie de sorcières où Joan reçoit son initiation. J’ai dans mon premier article traité ce point sous l’angle de la pensée cinématographique de Romero, je ne reviendrai donc pas sur la symbolique de la scène, mais sur l’espace lui-même. Ce lieu, contrairement à la maison et à la boutique ésotérique, ne fonctionne pas comme un espace ordinaire, c’est un espace différent, « hétérotopique », c’est-à-dire un espace autre. Michel Foucault a recensé dans une conférence intitulée Des espaces autres toute une série de lieux qui ont une fonction spécifique au sein, mais aussi en périphérie de la société. Cela concerne aussi bien les lieux qui abritent l’imaginaire, comme les cinémas ou les cabanes que construisent les enfants, que les lieux de mise à l’écart que sont par exemple les prisons ou les cimetières. Or le lieu où Joan reçoit son initiation est hétérotopique pour deux raisons. Il abrite d’une part l’imaginaire religieux d’une catégorie spécifique de femmes, et fonctionne comme lieu de mise à l’écart d’autre part. Bien entendu, c’est mues par un désir que les « apprenties sorcières » se retrouvent dans ce lieu, ce sont les femmes elles-mêmes qui décident de l’occuper symboliquement. Mais par ce fait même, elles quittent le terrain du pouvoir et des jeux sociaux. Cette relégation au sein d’une sorte de gynécée occulte neutralise de facto leur être politique. Elles troquent leur condition de femme soumise contre un statut fantôme.

Joan, dans la dernière scène du film, est devenue une « sorcière » et suscite des sentiments admiratifs auprès des autres femmes. Pourtant, c’est une femme étrangère à elle-même et au sourire figé que le réalisateur nous donne à voir dans le dernier plan du film. Acte de sublimation manquée, sa transformation en gardienne des mystères neutralise tout à la fois sa féminité et son être social. Elle s’est libérée d’un réel assujettissant pour tomber dans une prison éthérée. Un marché de dupes orchestré indirectement par les dominants, les hommes, qui gardent ainsi le contrôle du réel…

Sens, musique et langage

A première vue, les conceptions de Wittgenstein et de Jankélévitch au sujet de la musique sont très proches. Pour les deux penseurs, cette dernière ne fonctionne pas comme un langage et n’exprime aucune réalité qui se tiendrait au-delà de l’exécution musicale. Dans La musique et l’ineffable, Jankélévitch développe l’idée suivante : si la musique n’est qu’un simple langage, alors le sens doit préexister à ce langage et ainsi il faut donc poser avant le phénomène acoustique une musique métaphysique. Ce qui ramène in fine peu ou prou aux idées de Schopenhauer. Ce refus de faire de la musique le véhicule de la transcendance, d’idées ou même de sentiments est aussi partagé par Wittgenstein qui écrit dans le Cahier brun : « A une telle explication, nous sommes tentés de répondre : c’est elle-même que la musique nous transmet ! » On peut parler ici d’une autonomie de la musique.

Pourtant, si les deux penseurs s’entendent au sujet de non expressivité de la musique, ils diffèrent quant au sens qu’ils donnent à ce concept. C’est à partir de la notion d’ineffable que s’illustrent les différences conceptuelles entre Wittgenstein et Jankélévitch. Ce dernier opère une distinction sémantique entre les termes ineffable et indicible. L’indicible renvoie à ce dont on ne peut parler absolument, comme la mort par exemple. L’indicible s’apparente au « sortilège », alors que l’ineffable agit comme un « charme ». Ainsi en va-t-il de l’amour que l’on ne peut appréhender, mais qui suscite un discours infini. La musique agit pour Jankélévitch comme un charme. Elle est un « espressivo inexpressif ». Elle exprime l’inexprimable, elle suggère sans montrer quelque chose en particulier, elle s’actualise dans nos émotions du moment, elle épouse le flux de notre vie et désigne des manières d’être. Ainsi, si la musique n’est pas un langage, on ne peut pas dire pour autant qu’elle n’exprime rien, elle est selon l’expression chère au philosophe « un presque rien ».

Les lecteurs familiers de Jankélévitch sont habitués à la présence aveuglante de l’oxymore dans sa pensée. L’auteur tord les mots et utilise le langage pour laisser filtrer une ouverture infime dans les murs de l’impossible qu’il a lui-même érigés. En cela, il réintroduit le sens dans l’expression musicale, un peu comme Kant qui brandit les idées de la raison après avoir refermé la porte de la métaphysique. Ce n’est pas le cas chez Wittgenstein qui se refuse à faire jouer un rôle quelconque à la notion d’ineffable. La musique ne montre pas ce qu’elle ne peut pas dire. Il n’y a pas chez Wittgenstein de mystère de la musique. Associer le mystère à la musique, c’est réintroduire la spéculation philosophique et l’illusion qui lui est inhérente. Ce qui est inexprimable dans la musique est en réalité contenu en elle, dans ce qu’elle exprime. Dire par exemple que la musique agit comme un charme et qu’il existe un mystère musical, c’est utiliser le langage d’une certaine manière qui nous incite à penser que nous ne pouvons pas décrire ce que nous fait la musique. Or, je peux rendre compte de mon appréciation esthétique de manière tout à fait correcte, par un geste, ou par quelques mots quand je prends conscience que la musique n’est pas mystérieuse ou plutôt quand je me coule dans le bon « jeu de langage » et que je renonce à penser que mon langage est imparfait. Parler de « mystère  musical », c’est encore penser que la musique n’est pas tout ce qu’elle peut être.