Archives mensuelles : mars 2014

Le train fantôme : une expérience ontologique

WienGeisterbahnRoterAdlerA première vue, le train fantôme est une attraction foraine semblable aux autres manèges. On y vient pour faire le plein de sensations et d’émotions. Toutefois, le plaisir ambigu ressenti dans un train fantôme se distingue de l’impression de vertige expérimentée dans les manèges à sensation comme les « grands-huit » et attractions de même acabit qui produisent sur les corps des effets liés aux puissantes accélérations, à la force centrifuge et qui soustraient le public  pour un temps aux lois de la gravitation. Le train fantôme produit des sensations physiques sur ceux qui le visitent  en jouant sur l’émotion de la peur : c’est parce que nous sommes effrayés que nous réagissons physiquement.

Bien entendu, il faut distinguer les trains fantômes des fêtes foraines qui fonctionnent sur l’effet de surprise (apparitions soudaines de personnages ou d’automates hurlant et gesticulant, jeux de lumière aveuglants, bruits stridents et inquiétants se déclenchant à des moments stratégiques) de leurs variantes pédestres (« maisons de l’horreur »). Ces dernières permettent une plus grande immersion dans le monde fictif car le public peut moduler son rythme de parcours. Enfin, il faut aussi citer les « maisons hantées » des parcs d’attractions  qui  associent   déplacement en wagonnet (propre aux trains fantômes) et scénographie très élaborée. Les effets spéciaux y sont généralement très soignés et mis au service d’une ambiance et d’une esthétique macabres.

Pour plus de commodité, j’emploierai le terme de « train fantôme » dans son sens générique pour désigner ces différentes attractions. Par ailleurs, ce qui va retenir mon attention relève de leurs propriétés communes c’est-à-dire d’une part de l’espace fermé et coupé du monde réel qu’elles constituent et de leur pouvoir de représentation ou d’évocation d’autre part. Un train fantôme est un lieu clos sur lui-même, un espace fermé qui abrite un monde dont les décorations extérieures constituent des signes. L’aspect extérieur d’un train fantôme donne un avant gout du monde « infernal » qu’il renferme ; il est promesse d’une expérience où le plaisir prend appui sur le malaise. Le train fantôme met en scène  le monde de l’au-delà et ses représentations effrayantes.

Si les lieux de culte symbolisent la coupure entre monde sacré et monde profane pour le croyant, le train fantôme opère une coupure ontologique entre le monde réel et le monde d’Hadès. Or, comme le souligne l’historien des religions Mircea Eliade « tout espace sacré implique une hiérophanie, une irruption du sacré qui a pour effet de détacher un territoire du milieu cosmique environnant et de le rendre qualitativement différent ». Le train fantôme fonctionne donc comme un lieu sacré, fut-il inversé. Il regorge de figures effrayantes qui font écho à des peurs ancestrales et à l’abomination des différents mythes que l’homme a imaginés. Aussi, l’amateur de train fantôme ne cherche pas le frisson pour le frisson. Il est avant tout captivé par le déploiement artificiel d’univers effrayants.  L’excitation provoquée par le train fantôme peut être résumée par cette citation de l’écrivain belge Jean Ray : « La Peur est d’essence divine, sans elle les espaces hypergéométriques seraient vides de dieux et d’esprits. Si elle ne peut que vous tordre les entrailles, sans vous laisser dans la bouche un goût de vin de flammes, si elle vous est sans volupté, si elle n’éveille en vous ni frisson de grande joie, ni sentiment de troublante gratitude, n’ouvrez pas ce livre noir des merveilles qu’est « La cave aux crapauds ». »

J’ai parlé plus haut de « pouvoir de représentation », il faut en effet  clarifier la nature de cette représentation. Quel est le statut des figures effrayantes qui s’offrent au regard du public dans les trains fantômes ? En quel sens peut-on les qualifier de réelles ?  Pour répondre à ces questions, je vais convoquer Arthur Danto, qui dans La transfiguration du banal  insiste sur les deux sens du mot anglais appearance, qu’il rapproche du terme « représentation » : « Le terme désigne d’abord la manifestation de la chose elle-même […] Mais selon son deuxième sens, appearance  signifie effectivement l’apparence qui s’oppose à la réalité. » La deuxième acception semble ne pas poser de problème ; les créatures fantastiques qui peuplent le train fantôme ne sont que des apparences, des simulacres et le train fantôme donne l’illusion d’un monde réel. Or, ces créatures sont nées de l’imaginaire et n’ont donc pas leur pendant dans le réel, elles ne peuvent donc être des apparences car elles ne s’opposent à aucune réalité.

Peut-on dire alors  qu’elles manifestent quelque chose ? En un sens oui, car elles manifestent leur propriété d’artefact. Un automate en forme de zombie ou de vampire est une réalité qui se représente elle-même. C’est un objet physique qui est tout aussi réel que n’importe quel autre objet. Mais il a également une autre manière d’être réel. Il est réel par l’effet qu’il produit sur celui qui en a peur. Il fait partie des choses effrayantes qui se sont imposées à une culture à un moment donné, il ne m’appartient pas de trouver effrayant ou nom cet objet, il est le dépositaire de l’expression de la peur de la culture dans laquelle tout individu baigne. Ce qui se manifeste dans le train fantôme est l’expérience verticale toujours renouvelée de l’esthétique fantastique.