Archives mensuelles : février 2014

Petit jeu sur le je

Ludwig WittgensteinL’interprétation d’un aphorisme en philosophie comporte toujours le risque d’une possible surinterprétation. Pour les mêmes raisons, l’aphorisme exerce une stimulation intellectuelle sur celui qui le lit et peut se donner à voir comme une promesse herméneutique. Dans tous les cas, l’excès de sens reste donateur de sens. Dans le Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein écrit : « On voit ici que le solipsisme, développé en toute rigueur, coïncide avec le réalisme pur. Le je du solipsisme se réduit à un point sans extension, et il reste la réalité qui lui est coordonnée ».

Pour rappel, le solipsisme est la thèse philosophique qui stipule que rien n’existe en dehors du sujet, et que seul le contenu d’une conscience est réel et non le monde qui l’environne. Wittgenstein ne défend pas exactement cette thèse, pour lui « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde ». Pour l’auteur, le monde (ou mon monde) est nécessairement contenu dans les limites de mon langage. Ce qui excède le dire peut seulement se montrer. Mais montrer quelque chose, cela revient à ne rien formuler sur une chose. Pour Wittgenstein, il est illusoire de vouloir énoncer des propositions sur des objets relevant de domaines (esthétique, métaphysique, ou mystique) qui  ne sont pas des réalités factuelles. Le monde que je peux saisir est le monde qui passe par le tamis de mon langage et les limites de mon monde épousent les limites de mon langage.

Ce qui est intéressant chez Ludwig Wittgenstein, c’est que le je du solipsisme est indicible, il constitue une frontière du monde et non une réalité métaphysique. Le monde est bien mon monde, mais ce je pour qui il y a monde est inapparent, ce n’est pas un je substantiel. Wittgenstein utilise la métaphore du champ visuel : « Tu réponds qu’il en est ici tout à fait comme de l’œil et du champ visuel. Mais l’œil en réalité, tu ne le vois pas ». C’est pourquoi il  ne reste que « le réalisme pur ». Finalement, il parvient à concilier les deux propositions contradictoires du solipsisme et du primat du réel en les dépassant. Il n’y a du monde que pour moi, mais ce moi pour qui il y a monde n’a pas de réalité, le je métaphysique n’est pas un fait du monde.

On peut dire que Wittgenstein procède par un double réductionnisme. Il commence par réduire le monde au monde qui peut être exprimé dans le langage pour un sujet puis, il réduit le sujet « à un simple point inétendu » ; ce qui reste alors est « le réalisme  pur ». On comprend pourquoi certains phénoménologues ont pu croire se retrouver dans les analyses wittgensteiniennes, mais c’est là, il me semble, une erreur d’interprétation, car Wittgenstein ne cherche pas à exprimer l’idée d’un réel qui est le résultat d’une visée intentionnelle, il tend à montrer que le réel est indépendant du sujet et en même temps que ce réel indépendant de tout sujet ne peut être qu’un réel pour un sujet. La démonstration semble paradoxale, mais elle ne l’est qu’en apparence. Wittgenstein ne tranche pas entre l’intuition du réaliste et celle de l’idéaliste, il les fait fonctionner ensemble. Je peux, par le langage, exprimer le monde comme fait, mais je ne peux que montrer que le monde n’est que mon monde. Le seul réel paradoxe est qu’en écrivant ceci, je sors des limites de la description du monde, j’exprime avec le langage ce qui ne peut être dit.

Le véritable paradoxe consiste dans le fait d’exprimer ce qui se montre en ayant recours au langage. A moins bien sûr de prendre ses distances avec Wittgenstein sur ce point et de faire l’hypothèse que tout ce qui peut être exprimé et compris est intelligible. A la notion trop étroite du monde Wittgensteinien, il faut peut-être opposer celle, plus ouverte, de Karl Popper qui divise le monde en trois mondes : le « monde 1 » est celui des faits physiques, le « monde 2 » celui des expériences subjectives , et enfin le « monde 3 » « est  le monde de l’esprit humain, des pensées et des théories, mais aussi celui des œuvres d’art , des valeurs éthiques et des institutions sociales ». Ainsi, pour jouir de la fécondité des propos de Wittgenstein, il semble nécessaire de ne pas le lire avec des lunettes wittgensteiniennes !