Ni désir d’enfant, ni non désir d’enfant

Je vous invite à visionner l’extrait vidéo tiré du film La maman et la putain de Jean Eustache et à lire le texte de Chloé Delaume  paru en 2010 dans le magazine féminin Jalouse avant de lire l’analyse qui suivra…

 2,1…Et plus encore

« Elles font des enfants pour ne pas mourir. La France compte 500 000 orphelins, le monde 143 millions, mais elles s’acharnent à se reproduire. Elles pensent qu’on contre la vacuité de son existence en fabriquant des mini- Moi, des surfaces à transfert, joker face à l’échec social et à la frustration psychique. Plutôt que de devenir l’héroïne de leur propre vie, elles engendrent des corps pour les remplir d’histoires, de toutes ces belles histoires où elles n’ont pu s’écrire ; elles regardent leur rejeton comme un champ des possibles, signant leur abdication à renfort de tire-lait. Elles se font engrosser pour colmater le vide, le gouffre qui règne au ventre, elles pensent que le mot maman est un anxiolytique. Dans ce pays, la courbe des naissances explose à l’instar de celle liée à la pharmacopée.

Elles se sentent concernées par l’avenir de la planète tout autant que par l’histoire future de l’humanité, impliquées désormais au-delà des aujourd’hui. Elles sont fières d’apporter leur contribution au système, de livrer de la viande fraîche sur l’autel de l’Etat et du Capitalisme, ça les rend importantes, elles aiment participer. Elles participent tellement qu’en 2010 leurs utérus ont charrié 2 732,4 tonnes de viande à travers tout le pays. Elles pensent que c’est ça, être vivante, fournir de nouveaux clients à la loi du marché.

Elles prodiguent leurs leçons de femme avec majuscule, persuadées que l’accouchement est une expérience-clé. Elles disent c’est incroyable et se répandent en termes qu’elles croient uniques, profonds ; elles se sentent importantes car leur vie à un sens, désormais ; oui un sens. Expression consacrée, actant qu’elles n’étaient rien qu’une enveloppe évidée jusqu’à ce que l’enfant paraisse. Cet enfant qui incarne le sauvetage d’une dérive, quels choix, quelle volonté, quels désirs : indécence. Rien ne peut être pire qu’une mère : elle pond et elle façonne l’objet de son amour, un amour répugnant, qui préexiste errant, jusqu’à sa fixation ; un amour de principe, alternative au rien qui la dévore de solitude, un sentiment si faux puisqu’excluant la rencontre, un amour programmé, parfaitement culturel.

Elles envisagent la vie en actrices déclinantes, jamais en réalisatrices. Elles subissent et se plient, rejouant un script ancien, si ancien, obsolète, où elles croient qu’être mères leur donne un nouveau rôle, gratifiant, insérant, reconnaissance sociale, quotidien structurant. Elles n’ont pas su quoi faire de leur « Je », aussi s’appliquent-elle à être « Nous », ce nous vorace qui fait de la famille la première cellule d’aliénation et la première fiction collective imposée. Elles deviennent des zombis inoculant le virus à leur tour, formatage des esprits et contrôle sur les corps. Elles se sentent plus puissantes à présent qu’elles peuvent exercer leur pouvoir sur un individu. Elles sont mères et le lien sera inaliénable, elles sont mères et certaines de rester un souvenir. Elles font des enfants pour ne pas mourir. »

Chloé Delaume

Quoi de plus dissemblable et antithétique que la mise en perspective de cette scène tirée du film, La maman et la putain du réalisateur jean Eustache avec le texte de l’écrivaine Chloé Delaume. Réquisitoires sans concessions chargés d’affects, qui non seulement frappent par leur radicalité, mais qui écartèlent aussi lecteur et spectateur entre deux positions irréconciliables. Mais est-ce vraiment le cas ? Il est peut- être possible de faire fonctionner ensemble ces deux propositions, comme si on pouvait se les représenter comme les deux extrémités d’un même segment de vérité. Mais, commençons par analyser les deux discours dans leur logique propre. Jean Eustache, dans son film réalisé en 1973, propose au spectateur une critique de l’idéologie de la libération sexuelle de 1968. La vision du réalisateur n’est pas réactionnaire, il ne s’agit pas ici de promouvoir le « coming back » de la vieille morale des curetons contempteurs du corps et des plaisirs des sens, mais d’attaquer un modèle majoritaire qui libère tout autant qu’il appauvrit. Veronika, l’héroïne du film, dans le long monologue de l’extrait présenté ici en témoigne : «  Tu peux sucer n’importe qui, tu peux baiser avec n’importe qui, tu n’est pas une pute ». L’intention du cinéaste est claire, il s’agit dans un premier temps de naturaliser, de désacraliser la sexualité, de lui ôter son côté honteux ou transgressif. Eustache est ici proche de l’esprit de mai en participant au dégonflement de la vieille baudruche morale.

Mais cette proximité est un leurre, car si le réalisateur est à mille lieux de toute pudibonderie et de tout jugement moral, sa position est tout autre que celle des tenants de la libération sexuelle. La sexualité la plus libérée ne représente nullement un problème, car en soi elle n’est rien. Elle ne saurait donner lieu à aucun jugement réprobateur si elle est indexée à l’amour. « Un couple qui n’a pas envie de faire un enfant n’est pas un couple, c’est une merde, c’est n’importe quoi, c’est une poussière », déclare Véronika. Ce qui pourrait être une contradiction s’avère être en fait une stratégie argumentative. Eustache ne banalise l’acte sexuel que pour mieux le confronter à ce qui lui donne sens : le sentiment amoureux qui doit conduire nécessairement à l’enfantement. Heureusement, on est plus proche ici du discours de Diotime dans Le banquet de Platon que de l’injonction à procréer des cathos traditionnels. Pour Platon, l’amour repose sur le désir d’enfanter dans la beauté aussi bien au niveau du corps (enfant) que de l’esprit (idées). Aussi c’est dans une dimension de complétude, mais aussi de création qu’il faut situer l’amour pour Jean Eustache.

Ce désir d’enfanter, Chloé Delaume le voit au contraire comme l’aliénation suprême, comme l’abdication absolue. L’auteure, qui a connu une enfance douloureuse, se fait la championne de la lutte contre la normativité sociale et, dans une perspective foucaldienne, renverse tous les naturalismes.

Ainsi, deux visions du monde s’affrontent, deux régimes de valeur, mais qui remplissent tous deux une fonction. Car, en dépit de toutes les apparences, ce que dit Chloé Delaume, n’est pas moins vrai que ce que dénonce Jean Eustache. Les deux propositions n’ont aucune valeur de vérité, prises en elles-mêmes, sauf à confondre prêche et constat objectif. Ce qui fait qu’elles affirment quelque chose de juste sur le réel, c’est leur mise en contexte. Elles s’opposent toutes deux à un discours majoritaire qui prétend énoncer ce qui doit être. Idéologie de la libération d’un côté, accomplissement dans la natalité de l’autre. En fait, elles participent du « dire vrai », pour employer l’expression de Foucault, en rétablissant une sorte d’équilibre.

On peut soutenir l’idée que l’enfantement est l’accomplissement de l’amour et qu’il est aussi aliénation, à condition de penser ces deux jugements dans un contexte d’énonciation précis et de les ramener à leurs conditions de vérités, à ce qui les fait fonctionner comme discours revendicatifs. Pris indivuellement, ils n’ont donc aucun sens, et doivent toujours être compris l’un avec l’autre, à travers une ligne de tension où ces deux propositions se conservent tout en s’excluant. Ce qui fait que le sujet qui les reçoit tous deux n’est pas soumis à un régime d’affects contradictoires. Si le propre d’une œuvre d’art, c’est de donner à percevoir quelque chose de réel par le biais d’une forme, alors on peut dire ici que littérature et cinéma concourent ici à nous faire ressentir la variabilité de la vie au delà du très limité principe de contradiction.

1 réflexion sur « Ni désir d’enfant, ni non désir d’enfant »

  1. Yohann

    Chloé Delaume, parfaite incarnation du culte moderne libertaire, le triomphe total et impérieux du «Je» couplé à du pseudo-féminisme plus aliénatoire que libérateur, on dirait du Ayn Rand. Le «Je» à travers lequel rien ne doit se mettre, pas même un enfant. Un monde où l’Autre est forcément le produit d’un façonnage (car rien n’existe en dehors du Moi), où l’amour et le bonheur n’ont pas leur place (tout simplement car je doute que leurs auteurs les ressentent) où on se sent le besoin de tout rationaliser froidement, même une relation mère-enfant. Une contradiction permanente où on parle d’une vie humaine comme de la viande, tout en accusant des mères de mettre des enfants au monde pour le capitalisme réifiant qui lui-même déstructure la famille comme jamais. Ce «Je» auto-accompli, isolé, replié, semble la pire des aliénations, car il a mené au culte du Moi actuel = mater une strip-teaseuse ou choisir sa femme sur Meetic comme on choisit sa pièce de bœuf, préférer tirer un coup avec une pute plutôt que de s’engager dans une relation. C’est une misère morale et émotionnelle qui me donne des frissons.

    Je suis d’accord avec vous sur l’idée de transcender des oppositions par une synthèse, et sur le désir d’enfant, qui doit se conjuguer à un désir amoureux, même si à tout prendre, il n’y a aucun mal à donner un sens à sa vie, que ce soit par un enfant ou par autre chose. En revanche, vous ne semblez pas croire au sacré. Pourtant, les Hommes ont besoin de sacré, car le sacré c’est justement une zone (p)réservée, un maintien, une création. De la biologie à l’Histoire en passant par la sociologie, je vois plein de raisons pour lesquelles le sexe, la femme ou l’enfant devraient être sacrés.

    Cordialement

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