Archives mensuelles : février 2016

Etre ou jouer

allabouteveIl y a quelques jours, en compagnie d’amis, j’ai revu All About Eve de Joseph Mankiewicz. Le film, qui a pour toile de fond l’univers du théâtre, nous immerge dans le monde glacé du réalisateur. Derrière les apparences, se tient la férocité de l’ego qui mène le bal réel du monde. Eve, un des personnages principaux du film, fait preuve d’une rare duplicité dans sa recherche de gloire. Mais de manière générale, ce sont tous les personnages, à l’exception de l’actrice vieillissante Margo et de son amant Bill, qui manipulent, ou sont manipulés tout au long de l’histoire.

 
Le théâtre comme lieu du déploiement du jeu de l’acteur représente le point aveugle du film. Hormis quelques scènes où l’on peut voir Margo et Eve répéter, le théâtre comme espace scénique n’est pas montré par le réalisateur. Chez Mankiewicz, c’est la réalité tout entière qui devient théâtre. L’espace fictionnel est absorbé par l’espace réel qui devient le lieu du jeu par excellence. Eve interprète son meilleur rôle en se donnant à voir comme une autre et en dissimulant ses véritables intentions. Le film de Mankiewicz illustre parfaitement la citation shakespearienne : « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs ». Mankiewicz oppose le désir de reconnaissance destructeur à l’amour : Margo finit par prendre conscience de ses véritables priorités et abandonne l’espace artificiel de la scène au profit de sa perfide rivale. Le réalisateur, en opposant vie et théâtre, réintroduit la morale chère aux films hollywoodiens.

 

1_Capture%20d’écran%202013-03-06%20à%2020_31_50Un parti pris qui ne sera pas celui d’Opening Night, film culte du cinéma indépendant américain des années 70. Si John Cassavetes, le réalisateur, nous donne à voir, comme chez Mankiewicz, une actrice de théâtre reconnue (incarnée par Gena Rowlands) qui se débat avec sa peur de vieillir, le théâtre deviendra ici le lieu principal de film. Chez Cassavetes, la vie et le théâtre s’interpénètrent et sont traversés par les mêmes flux. Si Mankiewicz jette l’opprobre sur le réel en en faisant un espace de dissimulation, Cassavetes lui nous donne à voir le réel comme un continuum où forces de vie et forces de jeu s’échangent sans cesse jusqu’à tisser un espace d’indiscernabilité. John Cassavetes déclarait d’ailleurs que « Le théâtre est la vie, la vie est du théâtre. Les rituels peuvent être légèrement différents, mais les problèmes sont les mêmes, ce sont ceux de l’existence! » Gena Rowlands, qui interprète le personnage de Myrtle Gordon dans le film, résoudra ses problèmes existentiels sur scène, en incarnant, complètement ivre, un rôle qui la réconcilie avec son personnage. On est ici au plus près de la théorie de l’Actors studio avec laquelle John Cassavetes a commencé sa carrière de comédien et au plus loin « du paradoxe du comédien » qui définit le rapport au théâtre d’Eve.

 
7758164_origOn peut caractériser encore plus précisément les différences entre les visions de l’existence de Mankiewicz et de Cassavetes en mettant en perspective l’intensité qui se dégage des plans où Myrtle occupe la scène (intensité du corps en acte) et la scène magistrale qui clôt le film de Mankiewicz où l’on voit l’admiratrice d’Eve se regarder dans un miroir avec à la main le trophée obtenu par cette dernière. Son image se multiplie à l’infini dans une progression rapide des reflets dans lesquels viennent s’abîmer les yeux du spectateur. Aux forces de vie bien réelles qui traversent le corps de Myrtle chez Cassavetes s’oppose la puissance illusoire de l’ego humain chez Mankiewicz. Deux points de vue esthético-philosophiques grandioses mais irréconciliables.

Réalité augmentée

Il n’est pas facile de caractériser une expérience esthétique. Est-elle pure, c’est-à-dire dégagée de toute subjectivité, ou bien au contraire chargée d’attentes ? Si « l’œil n’est pas innocent », comme le soutient l’historien de l’art Ernst Gombrich, il n’en reste pas moins que le plaisir ressenti au contact d’une œuvre d’art naît de la rencontre d’un artefact et d’une conscience, d’un objet et d’un sujet. Peu importe au final, si le regard est objectif ou non, ce qui importe, c’est la capacité à saisir une réalité esthétique, c’est-à-dire un ensemble de propriétés stylistiques qui provoque une émotion particulière ou un sentiment de satisfaction. Si la culture et la connaissance de l’art constituent des clés certaines pour l’appréciation esthétique, cela ne signifie pas pour autant que cette dernière n’est pas à la portée du quidam moyen, surtout quand l’œuvre n’est pas hermétique.

casa battloJe pense tout particulièrement à la casa Battlò, une des réalisations architecturales majeures du plus éminent représentant de l’Art nouveau barcelonais, Antonio Gaudi. Les couleurs vives et chatoyantes, les formes organiques de la façade attirent immédiatement l’œil du badaud et donnent envie de visiter l’intérieur de la bâtisse. Ce qui n’est pas forcément le cas pour les créations de Victor Horta à Bruxelles, dont l’austérité végétale, tout aussi délectable, s’offre au regard avec moins de facilité. En cela, la casa Battlò de Gaudi pourrait être un tremplin pour initier les néophytes à l’esthétique architecturale.

Pourtant, les propriétaires actuels de cet édifice ont préféré jouer la carte de la facilité afin de faire couler au maximum les robinets à pognon. L’art et le fric, c’est une longue histoire d’amour… Enfin ! Quelle ne fut pas ma surprise il y a quelques jours en visitant l’édifice de constater que les audio-guides que l’on remet au visiteur sont en fait des sortes de vidéo-guides. L’idée étant de passer une partie de la visite à regarder les pièces de la maison à travers un écran qui ressemble à un smartphone en mode photographie. Et là, ô stupeur, les pièces vides apparaissent meublées, des tortues et des poissons semblant se détacher des fenêtres et des verrières, flottant dans la pièce. On ne sait plus très bien si l’on est chez Disney ou à l’intérieur de l’un des bâtiments les plus emblématiques du modernisme. Le parcours est émaillé de petites surprises visuelles. L’image de Gaudi apparaît tel un spectre derrière un écran (dommage qu’on ne lui ait pas ajouté des oreilles de Mickey !), la maquette de la maison s’illumine pour nous plonger dans une ambiance à la Harry Potter. Bref, tout est fait pour spectaculariser la visite et la rendre la plus attractive possible.

Pedrera Profession reporterMais ce qui apparaît le plus inquiétant, c’est la confusion entre illusion et réalité. A vouloir ainsi juxtaposer le réel au virtuel, ou plutôt à gonfler artificiellement le premier, on perd l’art comme entité. L’art n’est plus une réalité auto-suffisante, il disparaît au sens propre du terme comme sous l’effet d’une réalité augmentée. Il n’y a plus dès lors d’expérience possible. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’écran soit toujours un frein à la rencontre avec l’art. Michelo Antonioni, dans son film Profession : reporter, nous montre son personnage principal venir chercher refuge dans le Palau Guell, puis la Pedrera. « Ils sont tous bien pour se cacher », dira la jeune femme qu’il vient de rencontrer, à propos des bâtiments de Gaudi. L’architecture comme arrière-plan à la rencontre de personnages qui peinent à s’inscrire dans la réalité est un point de vue singulier et assumé pour aborder l’art de Gaudi, mais c’est un point de vue artistique et cela fait toute la différence.