Archives mensuelles : juin 2013

Tous piégés avec Dieudonné

Dieudonné : antisémite ou provocateur ?Cela fera bientôt 10 ans que Dieudonné déchaîne les passions et s’attire les foudres de la presse. L’affaire est bien connue, tout est parti d’un sketch dans lequel l’humoriste se moque d’un colon israélien. Depuis, la grande question qui agite les esprits est la suivante : Dieudonné est-il antisémite ou simplement provocateur ? Mon but dans cet article n’est pas tant de donner une réponse que de réfléchir à partir des oppositions entre pro et anti-Dieudonné. Avouons-le franchement, je ne suis pas particulièrement réceptif à l’humour de Dieudonné, ni d’ailleurs à celui de l’immense majorité des comiques du moment. Ceci étant dit, je tiens à préciser que je n’ai pas la télévision, je n’ai donc pas suivi les rebondissements télévisuels de l’affaire. Ce qui m’a davantage interpellé dans cette histoire, ce sont les prises de positions très divergentes de mes amis et connaissances d’extrême gauche sur le sujet : pour les uns, Dieudonné est un facho, pour les autres, un anar.

Je me suis mis donc à enquêter pour tenter d’accéder à une plus grande objectivité en visionnant et en lisant une bonne partie de ce qui est consacré à cette affaire sur le net. Mes conclusions sont les suivantes : jusqu’en 2005, Dieudonné est la victime de groupuscules juifs intolérants qui cherchent à faire annuler ses spectacles, il est aussi stigmatisé par la presse imbécile et moutonnière qui lui tire dessus à boulets rouges en alimentant la confusion entre antisionisme et antisémitisme. Mais à partir de 2005, Dieudonné s’affiche avec Jean-Marie Le Pen, Alain Soral et invite même Faurisson, l’historien révisionniste, à monter sur scène lors d’un spectacle en 2008. Dieudonné entretient lui-même la confusion dont il est victime en jouant un jeu pervers avec l’extrême droite. Finalement, peu importe qu’il soit réellement raciste ; en se compromettant avec des personnalités peu recommandables, il bascule dans le n’importe quoi.

Alors pourquoi est-il encore soutenu ?  Certains de mes amis militants de gauche voient en lui un défenseur efficace de la cause palestinienne et une figure subversive de premier plan. Mais c’est peut être justement parce qu’ils sont militants que le bât blesse, on ne peut pas être militant et garder son  esprit critique. Quand on est militant, on cherche des personnalités à admirer, des  « porte-symboles » dans lesquels on projette un peu de soi. Pourtant, comment ne pas voir que Dieudonné  patauge dans une boue visuelle et sonore qui trouble par avance tout sens possible ? Dieudonné cherche à faire le buzz en permanence en orchestrant, excusez-moi pour le néologisme, des « one man fashow » dont se délecte bien évidemment la presse. Cette dernière, au début par ses attaques non fondées,  a très certainement fragilisé Dieudonné. Il a peut-être alors, par faiblesse, pactisé avec des crétins. Peu importe, dans tous les cas, il s’est enfoncé  dans les eaux fangeuses du simulacre, entraînant avec lui une partie de ses fans. On ne peut pas se contenter de fantasmer sur certains aspects d’une personnalité. Pour se prononcer, il faut analyser la situation dans sa globalité, prendre en compte les interactions de tous les acteurs, et savoir quand changer de focale.

Non pas dans, mais entre les choses

gilles deleuze philosophe concept ligne de fuiteAprès une petite dizaine d’articles publiés, le moment est venu pour moi d’éclairer mes lecteurs (il y en a quelques uns !) sur les ambitions de ce blog. Comme vous avez tous pu le remarquer, il m’arrive  parfois de croiser des thématiques et de célébrer les noces de la philosophie et du fantastique. Il faut avouer que cela peut dérouter les amateurs de philosophie « pure » et les adeptes de la culture fantastique hermétiques à la réflexion. Quand on regarde en détail comment cela se passe sur le net, on s’aperçoit que tout est bien compartimenté, les univers sont bien étanches et les internautes bien différenciés. Pourtant, il existe une poignée d’irréductibles dont je fais partie qui tentent d’établir des points de rencontres entre des champs du réel distincts, qui cherchent à se démarquer de ce qui est convenu et thématique.

Bien entendu, le but n’est pas de se distinguer en prenant volontairement et un peu crânement ses distances avec ce qui s’énonce et se dit, mais de chercher à penser autrement pour libérer un sens possible. Avant d’expliquer plus précisément cette dernière idée, rappelons que le blog est un espace de liberté et ne réclame donc pas une écriture institutionnelle, journalistique ou littéraire. A contrario, pour ne pas tomber dans la subjectivité insignifiante, il faut viser quelque chose, tendre à un certain rapport entre l’écriture et ce qui est signifié. En deux mots, donner à penser quelque chose. Ceci étant dit, que signifie exactement l’expression  « libérer un sens possible » ?

Il s’agit de redistribuer les cartes de l’interaction entre les données du monde de l’art et de la pensée, ou plus modestement, à partir d’œuvres singulières, chercher à faire émerger des interprétations différentes. Il ne s’agit en aucun cas de réfléchir sur une œuvre ou une philosophie mais de penser à partir d’une œuvre ou d’une philosophie. Penser à partir de quelque chose est bien différent de penser sur quelque chose. Cette orientation de pensée croise celle du philosophe Gilles Deleuze, à qui j’ai emprunté le nom de l’un de ses concepts « ligne de fuite », pour baptiser mon blog. Pour Deleuze : « La ligne de fuite est une déterritorialisation… C’est le contraire de l’imaginaire. C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau… Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie ». En deux mots, ce qui m’intéresse, c’est de capter des forces, des intensités, dans des œuvres singulières en les emmenant hors de leurs frontières respectives.

Pour ce faire, à partir de septembre, je vais écrire plusieurs articles consacrés aux zombies de George Romero, que je vais interroger en tant que personnages conceptuels. Je compte aussi travailler sur un rapprochement improbable entre Gilles Deleuze et Ludwig Wittgenstein, deux philosophes que tout oppose et qui n’opèrent pas sur les mêmes plans de pensée. Je continuerai bien évidemment à alimenter le blog avec des articles plus légers et de facture plus classique. De manière générale, je ne m’interdis rien à partir du moment où passe un peu de désir et de pensée.

Cabinet noir

Si on gratte la couche malodorante de la sensibilité artistique propre aux petites villes, on peut espérer faire des rencontres insolites et respirer ainsi un air meilleur. C’est ce qui m’est arrivé au contact du cabinet de curiosités de Xavier Bonnel. Disons-le tout de go, l’univers hallucinant et halluciné de Xavier ne plaira pas à tous. Mais peu importe, Nietzsche disait déjà en son temps : « Les livres de tout le monde sentent mauvais ». Et l’idée de consensus en matière artistique pourrait prêter à rire si elle n’enveloppait pas autant de tristesse. Mais revenons à notre cabinet de curiosités.

L’appartement de Xavier est un petit musée dédié à l’esthétique de l’étrange et au bizarre. Crânes humains, animaux empaillés, masques à gaz, bustes et têtes horrifiques de films d’horreur cohabitent dans un chaos orchestré. Les étagères regorgent d’objets insolites, les murs sont recouverts de portraits sombres et déroutants. Il faut prendre le temps d’observer avec soin ce monde qui s’offre au visiteur, car la multitude d’objets proposés au regard crée en première impression une sensation de vertige. Mais une fois que l’on s’est pénétré de l’atmosphère  générale, on peut goûter chaque objet pour lui-même.

Le fil conducteur de  la collection de Xavier est la mort, et  sa représentation dans ce qu’elle peut avoir de douloureux et d’esthétique. Xavier connaît l’origine de tous ses objets, les morts singulières de tous ses animaux empaillés. Mais n’allez pas croire que notre collectionneur est dépressif.  Il n’y a pas de complaisance morbide chez lui. Comme il le dit lui-même, il tire sa « force » de son univers. Il  trace ses lignes de vie dans le champ désolé du cauchemar. Xavier ne se contente pas de collectionner, et certains de ses objets sont le résultat de créations, comme ses poupées qu’il transforme en zombies ou ses squelettes de chimères qu’il réalise à partir d’os de moutons. On passe ainsi de la mort réelle à la mort dans l’imaginaire, une manière paradoxale de redonner la vie si on y réfléchit. Si Xavier collectionne, il vend aussi et son petit musée se recompose au gré des acquisitions et des commandes des amateurs.

Pendant que nous discutons, Xavier s’affaire autour de sa dernière acquisition, une majestueuse tête de cerf qui prend place sur le mur de la cuisine, un des derniers espaces non encore complètement recouverts. Quand je lui demande comment il se procure certains ossements ou squelettes d’animaux, il répond de manière allusive : « J’ai mes fournisseurs ». Un secret bien gardé, qu’il emportera, on peut en être sûr, dans la tombe.

Voici le lien facebook de Bonnel créations, si vous voulez en savoir plus sur l’univers sombre de Xavier ou lui passer commande : https://www.facebook.com/bonnel.creations

Quand l’art nous fait penser

Nam June Paik : TV BuddhaL’art conceptuel est souvent décevant, mais heureusement il y a des exceptions. L’installation TV Buddha réalisée en 1974 par l’artiste sud coréen Nam June Paik en fait partie. Cette installation est composée de trois éléments : une statue en bronze de Bouddha, un moniteur et une caméra. Ce qui s’offre au regard du spectateur, c’est la statue filmée faisant face à son image. Qu’est–ce qui peut donc bien retenir l’attention dans une telle mise en scène ?  Ce qui frappe immédiatement la conscience, c’est la contradiction qui émane de cet agencement. En effet, la statue de Bouddha qui évoque possibilité de détachement et de libération, est prise dans un dispositif  visuel à circuit fermé. Le moniteur n’étant pas un écran qui donne sur un extérieur, il ne peut que restituer les données de la caméra qui se trouve derrière lui. Cette dynamique contradictoire est la matrice de plusieurs interprétations possibles sur le sens de l’œuvre. On peut y voir une critique du bouddhisme qui pense que l’on peut se dessaisir de son moi et échapper à l’illusion du réel. Mais on peut aussi être tenté de voir dans l’œuvre une dénonciation du pouvoir de l’image sur les consciences, l’illusion étant cette fois le fruit de la technologie.

Toutefois, ce qui est réellement intéressant dans l’œuvre, ce n’est pas la recherche d’un sens précis ou d’une vérité, mais le fait que l’installation oblige l’entendement à un effort infini d’explication. La contradiction que perçoit le spectateur, selon la formule de Kant « donne à penser ». C’est cet agencement problématique qui, en frappant l’imagination, révèle le travail de Nam June Paik comme artistique.  Il y a médiation par le sensible, un sensible dynamique qui joue comme possibilité de sens, mais ne l’épuise pas. On est donc bien loin des présentations souvent  absconses  de l’art conceptuel aveuglées par la pure idée. Ce n’est pas que l’Art soit étranger au monde des idées, mais il les donne à sa manière. Comme le dit Deleuze, « le métier de philosophe, c’est de faire des concepts, le métier d’artiste, c’est de faire des percepts ». Autrement dit, les artistes conceptuels qui cherchent à substituer le concept à la sensation manquent la philosophie tout comme ils manquent l’art. Mais interpellez-les sur cette question, ils diront que c’était volontaire…

Censure online

A Verdun, on n’aime ni la liberté de ton, ni la provocation. Il y a un an, sur un site d’informations locales, on a censuré un de mes commentaires car dans le cadre d’une discussion sur un reportage réalisé sur Verdun par la télévision, j’ai employé les expressions de Red neck et de papy porte-médailles. Et ce crime effroyable m’a valu les foudres de la censure. Il y a quelques jours, j’ai eu droit au même traitement sur un réseau social parce que j’ironisais sur la découverte récente d’ossements de poilus. La deuxième fois, on a  tout de même pris la peine de m’expliquer que mes propos étaient drôles, mais que l’on voulait éviter de faire des vagues car le climat est tendu entre ceux qui ont la charge des champs de bataille. De manière générale, on n’apprécie guère à Verdun ceux qui ne communient pas dans l’église du commerce symbolique de la guerre. A contrario, on est un tantinet plus complaisant envers certains individus louches qui rendent hommage à Pétain tous les ans à la chapelle de l’ossuaire de Douaumont depuis 55 ans…

Dans un épisode réalisé pour les Masters de l’horreur en 2006 intitulé Vote ou crève,  le réalisateur Joe Dante a dénoncé l’intervention américaine en Irak en réalisant une fiction bien menée où l’on voit les soldats américains tués au combat sortir de leur tombe pour aller voter et renverser le président. On imagine avec délectation un scénario où les morts de la bataille de Verdun reviennent en tant que zombies pour écharper les bien-pensants et les agités du drapeau qui parlent en leur nom. Plus prosaïquement, on peut rappeler que les guerres ont souvent pour cause des motifs d’ordre territorial. C’est pourquoi, je recommande à tous ceux qui se disputent l’exploitation symbolique et touristique des champs de bataille, la méditation de l’aphorisme de l’officier prussien Carl von Clausewitz : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ».