Archives mensuelles : août 2013

Magiquement nul

magic magic afficheIl faut bien avouer qu’une partie non négligeable de la production cinématographique dite non commerciale est médiocre et inconsistante.  Le feeling est donc un atout précieux pour éviter les mauvaises rencontres. Mais quelquefois, on se retrouve piégé devant un  film nul et on ronge son frein devant l’écran de l’ennui. C’est ce qui m’est arrivé hier soir au Caméo, le cinéma d’art et essai de Metz. J’étais parti pour regarder Electrik Children, malheureusement celui-ci n’étant plus à l’affiche, je me suis rabattu sur un film chilien intitulé Magic Magic.

Vide, voilà le qualificatif adéquat pour décrire ce film. Dans ce cas, pourquoi y consacrer un article ? Comme je l’ai mentionné plus haut, les mauvais films d’auteur sont légion et celui-ci n’étant pas pire que d’autres, ce qui motive ma démarche d’écriture est à chercher ailleurs.

Mais commençons par résumer brièvement : Alicia, une adolescente américaine, rend visite à sa cousine en Argentine. Peu à l’aise avec les amis de cette dernière, la jeune fille sombre peu à peu dans la folie. Premier constat, le film est totalement dénué de style cinématographique et il n’y a aucun travail de la caméra, donc aucune esthétique. Le film est formellement inexistant. L’histoire quant à elle est complètement creuse et le réalisateur conclut sur une non-fin.  Autres remarques, il n’y a pas de densité psychologique et le film ne contient aucun indice pour envisager une lecture symbolique, politique ou sociétale. Le thème de la folie est gratuit, on est au plus loin d’une œuvre comme  Une femme sous influence de John Cassavetes, qui témoigne des rapports complexes et réciproques entre folie et normalité.

Le réalisateur Sebastián Silva a-t-il voulu faire un film où rien ne se passe pour alimenter la glose et l’interprétation  chez le spectateur ? Cette stratégie, très employée dans l’art conceptuel  pour masquer le néant de certaines productions, n’a pas cours ici. Le côté vain et superficiel ne relève pas d’une intention et d’un travail de filou, le film est tout simplement vide mais il n’y a aucun signe d’une volonté visant le vide intentionnellement. « Toute la duplicité de l’art contemporain est là : revendiquer la nullité, l’insignifiance, le non-sens alors qu’on est déjà insignifiant. Prétendre à la superficialité en des termes superficiels », écrivait Baudrillard dans Le complot de l’art. Ce qui est inquiétant avec ce navet et certainement avec beaucoup d’autres, est que leurs réalisateurs ne ressentent plus l’envie de jouer, même faussement, la carte de l’art. Au manque de talent s’est substitué le manque d’ambition. Finalement, le plus grand défaut du film repose sur son incapacité à se saisir comme un film et donc à être jugé comme tel.

Métaphysique sceptique

marcel conche métaphysique sceptiqueMarcel Conche, philosophe français né en 1922, fait partie de ces philosophes qui ont assez d’indépendance d’esprit pour penser en dehors de ce que j’appelle la « doxa philosophique » ; en dehors, mais aussi contre elle. Que faut-il entendre par « doxa philosophique » ?  Faire de la philosophie consiste souvent à penser sur les chemins balisés de l’histoire de la philosophie  et à accepter certains présupposés qui dès lors nous condamnent à quadriller et à inventorier la réalité avec les outils de la métaphysique tels que les concepts d’Un, de Dieu ou encore d’’Etre. Mais on peut aussi philosopher en prenant du recul avec les fins avérées de la philosophie.  C’est ce que fait Marcel Conche en donnant une interprétation renouvelée du scepticisme pyrrhonien. Conche voit dans le scepticisme de Pyrrhon une pensée de l’apparence, de l’apparence pure. Les choses n’ont plus d’essence ou d’être comme dans les philosophies dogmatiques, mais se révèlent sans fond. Pour Conche, toute chose passe, ne laissant que des traces à la manière du passage des météores. « Si l’apparence, en ce sens là, est l’étoffe de toute choses, on peut dire qu’il n’y a rien de vraiment réel ».

Marcel Conche tire une première conséquence de sa position philosophique. Dans Orientation philosophique, il  avance l’idée qu’il  « n’y a pas véritablement de « connaissance », car la connaissance consiste à aller au-delà de ce qui s’offre immédiatement ». Or, l’apparence étant dépourvue de profondeur, on n’en sort jamais, il n’y a rien au-delà.  L’apparence n’est jamais, comme chez Hegel, ce à travers quoi l’essence paraît.  L’apparence n’est ni reflet, ni masque d’une autre réalité ou d’une essence.

Précisons également que contrairement à l’être des dogmatiques, l’apparence n’a pas de principe d’unité. C’est-à-dire qu’il nous est impossible de penser l’apparence sous la marque de l’identité.   Pour reprendre un exemple donné par Conche, le soleil des aztèques n’est pas le soleil des astronomes, même s’il y a des analogies (chaleur, lumière) : « S’il y a une unité de la signification « soleil », ce n’est  que dans les limites d’un monde particulier ». Les apparences forment « un ensemble disparate ».  Autre point important, il n’y a pas non plus « d’apparence pour »,  c’est-à-dire pour un sujet. Si cela était le cas, le sujet occuperait la même place que l’essence, on retrouverait la distinction entre l’être et l’apparence. Pour Marcel Conche, l’apparence n’est jamais une apparence pour quelqu’un, l’apparence est « auto-apparence ».

Pour clarifier ce dernier point, prenons un exemple développé par le philosophe. La tristesse de mon village le soir n’est pas subjective, mon village n’existe que par mon regard, mais mon regard n’est pas séparé de l’objet village, il le réfléchit. Ainsi l’apparence de la tristesse de mon village se réfléchit dans mon regard. C’est la tristesse de mon village qui se donne à voir dans mon regard, sans lequel bien évidemment, mon village n’existe pas. Avec cet exemple, Conche semble proche d’une réflexion de type phénoménologique, mais pourtant c’est bien l’apparence comme « réalité » qui traverse ici le rapport sujet/objet. Pour le dire autrement, le sujet n’est que le véhicule de l’apparence.

Pour conclure, ce qu’il y a d’intéressant dans la position de Conche, est le dépassement de la distinction réalisme/idéalisme que sa philosophie permet. Il n’y a plus de principe essentiel, ni au niveau du sujet qui pense le monde, ni au niveau de la réalité du monde. L’apparence est toujours inessentielle. En fait, la métaphysique de Conche se rapproche beaucoup des traditions extrême-orientales et notamment du bouddhisme et du taoïsme Il a d’ailleurs fait une traduction du Tao Te King de Lao Tseu et rédigé un essai sur les rapports entre Nietzsche et le bouddhisme. Conche oppose à la recherche fiévreuse et inquiète de l’être des penseurs occidentaux, la sérénité  de la vacuité.

 

Numérique plein, regard vide

poème numérique atomium bruxelles exposition temporaireBaudrillard a consacré beaucoup de ses essais à la question de la disparition du réel et à la montée en puissance du simulacre. Selon lui, ce que nous appelons le réel s’est dilué dans la simulation. Ce que nous prenons pour le réel n’est que simulacre. Comme le dit Baudrillard : « La carte précède le territoire ». Ce dont nous faisons l’expérience (lieux, informations)  se réduit à des images qui ont pris la place du réel en l’évacuant. Cette disparition du réel ne consiste pas uniquement dans  l’annulation de la référence mais se traduit également par  l’expérience que les sujets en font.

C’est en visitant l’Atomium à Bruxelles il y a quelques jours que ce dernier point m’a frappé. L’Atomium intrigue de l’extérieur mais se révèle assez  décevant, car il n’y a rien d’intéressant  à voir une fois à l’intérieur.  Rien d’intéressant sauf peut être une installation composée d’une géode lumineuse et d’effets sonores qui suggèrent une esthétique futuriste. Cette installation qui fait le lien entre la structure de l’Atomium et l’espace sidéral vécu de manière onirique invite le visiteur à l’expérimentation. Et pourtant, le public dans sa grande majorité, se contente de mitrailler numériquement  au lieu de vivre une expérience esthétique.

Par delà l’aberration à vouloir fixer ce qui relève du mouvement et du sensoriel (jeux de lumières, illusions  dimensionnelles, etc.), force est de constater que ce qui anime les visiteurs, est le désir de s’approprier ce qu’ils sont en train de voir. On ne peut même pas dire qu’ils consomment ce qu’ils sont en train de regarder puisque l’acte même de photographier dénature l’expérience. Pour la plupart de ces gens, ce qui importe, c’est l’image de la chose. Cette image qui témoigne aussi de leur existence, ils la diffuseront sur des réseaux sociaux ; elle aura ainsi valeur de signe, non pas signe du réel, mais signe de leur présence à eux.

Ils auront manqué le réel tout comme David Locke, le personnage principal  du film d’Antonioni  Profession reporter, qui s’avère incapable d’agir sur un réel qui s’effectue sous les yeux aveugles de tous. Le réel est manqué et l’évènement qui produit les drames et les changements prend toujours à revers les mauvais acteurs que nous sommes.  Ce qui est drôle, c’est que j’ai vu le film à la cinémathèque de Bruxelles la veille d’aller à l’Atomium. Je ne pouvais donc que faire un rapprochement, mais aussi mesurer l’éloignement entre un public de cinéphiles au regard aigu et des hordes en short au regard hébété.

 

Poème numérique, exposition temporaire à l’Atomium de Bruxelles, du 18 juin au 22 septembre 2013.

Esthétique vidéoludique

manoir resident evilLes années 90 n’ont pas été très propices pour le cinéma d’épouvante, on peut même dire que la veine des films de genre s’est tarie durant cette décennie. L’horreur a basculé dans le champ de la réalité en déversant sur les écrans des personnages n’appartenant pas au registre fantastique mais au monde des psychopathes faits de chair et de sang. Misery, Le silence des agneaux ou encore Seven sont les titres phares des thrillers de l’époque. Délaissée par le cinéma, l’esthétique de l’étrange allait se trouver un nouvel amant en la personne du jeu vidéo avec notamment le génial Resident Evil. Titre phare de la console de l’époque de Sony, la playstation, ce jeu de 1996 plonge les joueurs dans un monde de cauchemar en trois dimensions. Le scénario est assez simple : des rescapés d’une équipe d’intervention de la police tentent de survivre dans un manoir étrange peuplé de zombies et de créatures assoiffées de sang et de percer le mystère des transformations effroyables des habitants du manoir.

Ce qui fait l’intérêt du jeu est le savant mélange entre le gore des situations et l’esthétique baroque du manoir. Celui-ci est en effet très personnalisé, chaque pièce a une âme, les objets insolites répondent aux tapisseries défraîchies, les couloirs recouverts de tableaux  mystérieux  donnent sur de petits salons cossus ou sur de vastes pièces où trônent d’énigmatiques statues. Selon les endroits, différentes musiques se font entendre, lancinantes et inquiétantes, elles contribuent à rendre vivant le manoir. Dans les films d’horreur de Lucio Fulci, les musiques composées par Fabio Frizzi  s’accordent parfaitement avec les plans, il en est de même avec Resident Evil où les musiques se fondent dans les décors.

J’ai lu quelque part sur internet que le manoir était le véritable acteur du jeu ; c’est exactement cela, ce jeu d’action se coule dans un monde qui existe pour lui-même. Les énigmes et l’atmosphère des lieux redoublent l’histoire initiale en suggérant la possibilité d’un monde inconnu. La forme, au service de l’intrigue somme toute très prosaïque puisqu’il s’agit au final dans l’histoire de contamination virale, se fait fond.  Pour Louis Vax, le fantastique repose sur « une promesse », une promesse  non tenue, car le fantastique est une forme vide (cf article Louis Vax). J’ajouterai pour ma part que ce qui est exprimé relève du puissant artifice de l’exprimant. Ce jeu très abouti a été récupéré par le cinéma, qui aujourd’hui dénué de tout esprit créatif recycle tout ce qu’il peut. Malheureusement, les adaptations cinématographiques de Resident Evil s’inscrivent dans l’esthétique bas de gamme des films de zombies mainstream. Ce ne sont plus des films d’horreur, mais des horreurs de films.

Retournement symbolique

Avant-hier, au musée d’Art moderne de Paris, j’ai pu savourer l’exposition intitulée The political line consacrée  à Keith Haring. J’aimerais dans cet article développer un point qui m’a particulièrement intéressé dans le travail de l’artiste.

keith haring the political lineKeith Haring,  qui a étudié la sémiotique à la School of Visual Arts de New York, utilise de nombreux signes et symboles pour exprimer sa critique de l’aliénation politique et économique. Ce qui m’a interpellé, c’est qu’il a  parfois recours à un langage iconique qui rappelle dans une certaine mesure les peintures du 15ème siècle représentant le diable. A partir de la fin du 14ème et tout au long du 15ème siècle, la figure de Satan prend une ampleur considérable dans l’imaginaire des sociétés européennes. De nombreuses peintures, illustrations et fresques comme Les très riches heures du duc de Berry des frères Limbourg ou les fresques de Taddeo di Bartolo, insistent sur la taille imposante de Satan qui règne en maître sur l’enfer et ses hôtes suppliciés.

keith haring the political linePour dénoncer L’Etat ou la machine économique qui aliènent les individus, Keith Haring a parfois recours à  la symbolique infernale. Personnages imposants qui ressemblent à Satan, monstres proches du dragon, singes géants et loups se dressent en maîtres devant les petits personnages stylisés de l’artiste qui sont piétinés ou avalés par des gueules difformes. On peut voir aussi les influences iconographiques de l’artiste dans d’autres thématiques. Dans une de ses œuvres ayant pour thème le sida, on est frappé de voir les similitudes avec les mondes hallucinés grouillant de grylles et de créatures grotesques de Jérome Bosch.

 

keith haring the political linePour l’historien Robert Muchembled, l’iconographie du diable et de l’enfer avait pour ambition de frapper l’imagination des foules en manifestant la puissance du châtiment divin, mais permettait aussi d’asseoir le pouvoir de l’Etat. Dans Une histoire du diable, il précise que « le discours sur Satan change de dimension au moment même où s’esquissent des théories nouvelles  sur la souveraineté politique  centralisée devant lesquelles cède lentement l’univers des relations féodales et vassaliques ». Au 14ème siècle, les représentations surnaturelles auxquelles on croit ont donc valeur de signe. Elles sont les signes des nouvelles puissances politiques qui se mettent en place. A contrario, chez Keith Haring, cette symbolique est utilisée comme métaphore et dénonce l’existence des pouvoirs. On est passé du signe comme marqueur de pouvoir à la métaphore comme subversion, comme procédé de libération.

 

Keith Haring. The political line. Exposition au Musée d’Art moderne de Paris et au CENT QUATRE, du 19 avril au 18 août 2013.