Archives de catégorie : Arts et culture

Le dit et le perçu

Je suis sorti plutôt dubitatif de l’exposition Au-delà des étoiles. Le paysage mystique de Monet à Kandinsky, organisée par le musée d’Orsay. Bien entendu, côté peintures, il ne fallait pas s’attendre à du lourd avec la grosse expo consacrée à Vermeer par le géant d’en face. Ce qui m’a chagriné, c’est la pauvreté et le bluff de la scénographie. C’est malheureusement de plus en plus souvent le cas avec les expositions qui n’ont pas assez de matière pour coller à leur thématique et qui essaient tant bien que mal de trouver un dénominateur commun à des œuvres qui ne dialoguent pas entre elles de manière directe. Ainsi pour cette exposition, on passe allègrement du thème du bois sacré à l’abstraction chez Kandinsky, puis on explore le thème du paysage nocturne en peinture pour rebondir dans une autre salle sur la nuit « intérieure ». Et on finit par s’abîmer dans des paysages cosmiques censés exprimer le point culminant de la spiritualité dans l’univers. Bref, on peut constater que la notion de mystique est ici un peu élastique…

Mais ce sont les commentaires qui accompagnent les œuvres qui laissent le plus à désirer. Si on fait le choix de commenter une peinture et de tenter de décrire ce qui relève de l’affect à l’aide du concept, il faut s’efforcer d’être le plus précis possible. Or les références à l’immanence et à la transcendance, si elles ne sont pas justifiées dans un contexte précis, relèvent de l’abus de langage et du saupoudrage linguistique. De même, il aurait été plus judicieux d’aider le spectateur à prendre conscience de la dynamique esthétique à l’oeuvre dans les toiles, plutôt que d’insister lourdement sur les motivations religieuses et spirituelles des artistes. Les références à la théosophie, véritable « Blablasky » mental, si on m’autorise ce trait d’esprit, sont bien éloignées de ce qui constitue l’essence d’une œuvre.

L’unique toile de Kandinsky de l’expo aurait pu donner lieu à un approfondissement plus conséquent sur « l’intériorité » d’une œuvre d’art. Citer pour la forme (c’est le cas de le dire) « Du spirituel dans l’art », ouvrage théorique du peintre abstrait, n’est pas suffisant pour apporter des éléments de réponses à la question suivante : comment une peinture nous fait-elle ressentir un affect d’ordre spirituel ? Le philosophe Henri Focillon dans Vie des formes rappelle que « le signe signifie, la forme se signifie ». C’est à partir de l’oeuvre même et de son « langage » que l’on peut rencontrer le « spirituel », même si le terme est déjà une interprétation, une manière approximative et fausse de faire l’expérience de ce qui par nature ne se laisse pas dire et vibre de sa propre vie. C’est le cas pour la toile de Munch, Danse sur le rivage : la description des symboles de la toile tombe à plat. La peinture ne dit rien, elle ne renvoie pas à un dehors, elle ne se laisse pas résumer par des mots. Il est impossible de saisir l’essence d’une peinture par le langage descriptif, on ne peut pas non plus la « traduire » philosophiquement, mais il  est possible de s’inscrire dans sa dynamique propre par le langage poétique. Bien parler d’une œuvre, c’est non pas la circonscrire, mais la continuer par d’autres moyens. Ne pas chercher à décrire mais à créer, le mot rencontre la chose si le mot épouse la courbure de la chose…

Mais pour cela, il faudrait apprendre au spectateur à éprouver avant toute chose et non à compiler des connaissances sur et autour de l’oeuvre. En quittant Orsay pour le printemps parisien, je repense à cette alternative proposée par Wittgenstein au sujet de l’appréciation esthétique : «  Il y a une foule de gens, aisés, qui ont étudié dans de bonnes écoles, qui peuvent se permettre de voyager, d’aller au Louvre, etc. – ils connaissent beaucoup de choses et peuvent parler facilement de douzaines de peintres. Voici maintenant quelqu’un qui n’a pas voyagé, mais qui a fait certaines remarques qui montrent que « réellement il apprécie », une appréciation qui, se concentrant sur une seule chose, va très profond – telle que vous donneriez tout ce que vous possédez pour l’avoir ».

Photos Anne Merlot : https://www.flickr.com/photos/147933513@N05

Ni désir d’enfant, ni non désir d’enfant

Je vous invite à visionner l’extrait vidéo tiré du film La maman et la putain de Jean Eustache et à lire le texte de Chloé Delaume  paru en 2010 dans le magazine féminin Jalouse avant de lire l’analyse qui suivra…

 2,1…Et plus encore

« Elles font des enfants pour ne pas mourir. La France compte 500 000 orphelins, le monde 143 millions, mais elles s’acharnent à se reproduire. Elles pensent qu’on contre la vacuité de son existence en fabriquant des mini- Moi, des surfaces à transfert, joker face à l’échec social et à la frustration psychique. Plutôt que de devenir l’héroïne de leur propre vie, elles engendrent des corps pour les remplir d’histoires, de toutes ces belles histoires où elles n’ont pu s’écrire ; elles regardent leur rejeton comme un champ des possibles, signant leur abdication à renfort de tire-lait. Elles se font engrosser pour colmater le vide, le gouffre qui règne au ventre, elles pensent que le mot maman est un anxiolytique. Dans ce pays, la courbe des naissances explose à l’instar de celle liée à la pharmacopée.

Elles se sentent concernées par l’avenir de la planète tout autant que par l’histoire future de l’humanité, impliquées désormais au-delà des aujourd’hui. Elles sont fières d’apporter leur contribution au système, de livrer de la viande fraîche sur l’autel de l’Etat et du Capitalisme, ça les rend importantes, elles aiment participer. Elles participent tellement qu’en 2010 leurs utérus ont charrié 2 732,4 tonnes de viande à travers tout le pays. Elles pensent que c’est ça, être vivante, fournir de nouveaux clients à la loi du marché.

Elles prodiguent leurs leçons de femme avec majuscule, persuadées que l’accouchement est une expérience-clé. Elles disent c’est incroyable et se répandent en termes qu’elles croient uniques, profonds ; elles se sentent importantes car leur vie à un sens, désormais ; oui un sens. Expression consacrée, actant qu’elles n’étaient rien qu’une enveloppe évidée jusqu’à ce que l’enfant paraisse. Cet enfant qui incarne le sauvetage d’une dérive, quels choix, quelle volonté, quels désirs : indécence. Rien ne peut être pire qu’une mère : elle pond et elle façonne l’objet de son amour, un amour répugnant, qui préexiste errant, jusqu’à sa fixation ; un amour de principe, alternative au rien qui la dévore de solitude, un sentiment si faux puisqu’excluant la rencontre, un amour programmé, parfaitement culturel.

Elles envisagent la vie en actrices déclinantes, jamais en réalisatrices. Elles subissent et se plient, rejouant un script ancien, si ancien, obsolète, où elles croient qu’être mères leur donne un nouveau rôle, gratifiant, insérant, reconnaissance sociale, quotidien structurant. Elles n’ont pas su quoi faire de leur « Je », aussi s’appliquent-elle à être « Nous », ce nous vorace qui fait de la famille la première cellule d’aliénation et la première fiction collective imposée. Elles deviennent des zombis inoculant le virus à leur tour, formatage des esprits et contrôle sur les corps. Elles se sentent plus puissantes à présent qu’elles peuvent exercer leur pouvoir sur un individu. Elles sont mères et le lien sera inaliénable, elles sont mères et certaines de rester un souvenir. Elles font des enfants pour ne pas mourir. »

Chloé Delaume

Quoi de plus dissemblable et antithétique que la mise en perspective de cette scène tirée du film, La maman et la putain du réalisateur jean Eustache avec le texte de l’écrivaine Chloé Delaume. Réquisitoires sans concessions chargés d’affects, qui non seulement frappent par leur radicalité, mais qui écartèlent aussi lecteur et spectateur entre deux positions irréconciliables. Mais est-ce vraiment le cas ? Il est peut- être possible de faire fonctionner ensemble ces deux propositions, comme si on pouvait se les représenter comme les deux extrémités d’un même segment de vérité. Mais, commençons par analyser les deux discours dans leur logique propre. Jean Eustache, dans son film réalisé en 1973, propose au spectateur une critique de l’idéologie de la libération sexuelle de 1968. La vision du réalisateur n’est pas réactionnaire, il ne s’agit pas ici de promouvoir le « coming back » de la vieille morale des curetons contempteurs du corps et des plaisirs des sens, mais d’attaquer un modèle majoritaire qui libère tout autant qu’il appauvrit. Veronika, l’héroïne du film, dans le long monologue de l’extrait présenté ici en témoigne : «  Tu peux sucer n’importe qui, tu peux baiser avec n’importe qui, tu n’est pas une pute ». L’intention du cinéaste est claire, il s’agit dans un premier temps de naturaliser, de désacraliser la sexualité, de lui ôter son côté honteux ou transgressif. Eustache est ici proche de l’esprit de mai en participant au dégonflement de la vieille baudruche morale.

Mais cette proximité est un leurre, car si le réalisateur est à mille lieux de toute pudibonderie et de tout jugement moral, sa position est tout autre que celle des tenants de la libération sexuelle. La sexualité la plus libérée ne représente nullement un problème, car en soi elle n’est rien. Elle ne saurait donner lieu à aucun jugement réprobateur si elle est indexée à l’amour. « Un couple qui n’a pas envie de faire un enfant n’est pas un couple, c’est une merde, c’est n’importe quoi, c’est une poussière », déclare Véronika. Ce qui pourrait être une contradiction s’avère être en fait une stratégie argumentative. Eustache ne banalise l’acte sexuel que pour mieux le confronter à ce qui lui donne sens : le sentiment amoureux qui doit conduire nécessairement à l’enfantement. Heureusement, on est plus proche ici du discours de Diotime dans Le banquet de Platon que de l’injonction à procréer des cathos traditionnels. Pour Platon, l’amour repose sur le désir d’enfanter dans la beauté aussi bien au niveau du corps (enfant) que de l’esprit (idées). Aussi c’est dans une dimension de complétude, mais aussi de création qu’il faut situer l’amour pour Jean Eustache.

Ce désir d’enfanter, Chloé Delaume le voit au contraire comme l’aliénation suprême, comme l’abdication absolue. L’auteure, qui a connu une enfance douloureuse, se fait la championne de la lutte contre la normativité sociale et, dans une perspective foucaldienne, renverse tous les naturalismes.

Ainsi, deux visions du monde s’affrontent, deux régimes de valeur, mais qui remplissent tous deux une fonction. Car, en dépit de toutes les apparences, ce que dit Chloé Delaume, n’est pas moins vrai que ce que dénonce Jean Eustache. Les deux propositions n’ont aucune valeur de vérité, prises en elles-mêmes, sauf à confondre prêche et constat objectif. Ce qui fait qu’elles affirment quelque chose de juste sur le réel, c’est leur mise en contexte. Elles s’opposent toutes deux à un discours majoritaire qui prétend énoncer ce qui doit être. Idéologie de la libération d’un côté, accomplissement dans la natalité de l’autre. En fait, elles participent du « dire vrai », pour employer l’expression de Foucault, en rétablissant une sorte d’équilibre.

On peut soutenir l’idée que l’enfantement est l’accomplissement de l’amour et qu’il est aussi aliénation, à condition de penser ces deux jugements dans un contexte d’énonciation précis et de les ramener à leurs conditions de vérités, à ce qui les fait fonctionner comme discours revendicatifs. Pris indivuellement, ils n’ont donc aucun sens, et doivent toujours être compris l’un avec l’autre, à travers une ligne de tension où ces deux propositions se conservent tout en s’excluant. Ce qui fait que le sujet qui les reçoit tous deux n’est pas soumis à un régime d’affects contradictoires. Si le propre d’une œuvre d’art, c’est de donner à percevoir quelque chose de réel par le biais d’une forme, alors on peut dire ici que littérature et cinéma concourent ici à nous faire ressentir la variabilité de la vie au delà du très limité principe de contradiction.

En dehors

Cette scène tirée du film Un nommé La Rocca de Jean Becker ne semble pas a priori se distinguer d’autres scènes de films noirs. Et pourtant, on peut croiser l’analyse filmique et l’interprétation pour la rendre très éloquente. Trois gangsters en attendent un autre pour lui demander des comptes au sujet d’une femme (la petite amie du chef de la bande). Un intermédiaire se trouve dans la pièce dont le but avéré est de rétablir l’équilibre et d’éviter que les choses tournent mal. Plus âgé que les autres, il incarne la tempérance et la sagesse. Pourtant, il semble inquiet car il a déjà rencontré La Rocca dont il connait la personnalité hors norme. Le bruit de marteau-piqueur qui vient du dehors et le plan sur le mur de brique à l’intérieur de la pièce annoncent cette puissance incarnée par La Rocca. La Rocca n’est pas encore là physiquement, mais il est déjà présent par le bruit, il existe comme promesse de destruction. Le mur, le bruit de marteau-piqueur et l’inquiétude sourde concourent à former un affect qui vient frapper le spectateur réceptif. Cet affect vient redoubler la perception de l’intermédiaire au tout début de la scène. En fait, c’est un même mouvement qui enveloppe le ressenti de l’intermédiaire et du spectateur. Le bruit du marteau-piqueur est en même temps diégétique et extra-diégétique, réel et fonctionnant comme signe à l’intérieur du plan et pour celui qui le contemple.

La Rocca vient de faire son entrée dans la pièce, il se tient debout, face aux trois truands qui eux sont assis, il les examine froidement, d’un air détaché, avec une vague lueur amusée au fond de l’œil. Les hommes commencent par l’interroger, ils cherchent à l’intimider pour produire chez lui des réactions attendues en de telles circonstances. Les réponses de La Rocca sont laconiques, il ne rentre pas dans le jeu demandé. Il reste totalement extérieur à la situation. Le chef de la bande tente de l’abattre mais est finalement tué par La Rocca, qui fait preuve de plus de rapidité en sortant son pistolet. Toutefois, ce n’est pas seulement sa maitrise des armes à feu qui lui a donné l’avantage. En ne jouant pas le rôle social attendu, c’est-à-dire en refusant d’interagir de manière codée avec ses adversaires, La Rocca a pu garder le contrôle de la situation.

Le sociologue Erving Goffman a travaillé sur la manière dont les individus « négocient » les interactions sociales. La présentation de soi et les rapports que l’on a en public sont soigneusement élaborés par des acteurs qui connaissent les signes et les rôles à endosser. L’échange social, c’est avant tout une « mise en scène », un ajustement, une manière de se comporter en conformité au sein d’ordres symboliques pluriels. Mais, contrairement à ses adversaires qui s’inscrivent dans une interaction classique de face à face, La Rocca reste à distance, il n’est pas acteur, mais pur spectateur de la situation. Il perçoit donc beaucoup plus de choses. Ne jouant aucun rôle, il perçoit de l’extérieur ce qui se passe et peut donc agir avec beaucoup plus de rapidité. Cette absence le rend beaucoup plus présent, il s’inscrit dans la réalité, dans la pure durée et non dans son déroulement codifié. Il est en position de recul, tant sur le plan physique (sa position particulière sur la chaise) que sur le plan des interactions. Ainsi, on peut avancer l’idée que sa vitesse de réaction relève avant toute chose du fait qu’il ne se positionne pas sur le même plan temporel et spatial. Le rapport au temps, au temps de l’action est en quelque sorte inconditionné, alors qu’il dépend d’une représentation orchestrée pour ses adversaires. Ils sont dans l’action à travers la représentation qu’ils se donnent et qu’ils mettent en œuvre.

Ces derniers jouent un rôle, on peut en mesurer l’importance à leur réaction après le coup de feu. Les masquent tombent, les visages changent d’expression, les gangsters en deviennent presque grotesques, tout le monde a perdu de sa superbe. Les personnages mis à nus, surpris par le réel, quittent le monde de la représentation. Seul La Rocca reste impassible. Mais lui aussi va finir par nous montrer un autre visage l’espace d’un instant quand il va s’adresser à l’intermédiaire en lui disant : « Mais t’as vu hein, c’était lui ou moi ». Il se sent ici obligé de se justifier, le ton employé est moins neutre, plus humain. Pourquoi éprouve-t-il le besoin d’avoir l’approbation morale pour son geste ? Peut-être parce qu’il faut ici distinguer codes sociaux et loi morale. S’il peut allègrement s’affranchir des premiers, il reste au fond attaché à la deuxième. L’intermédiaire ne répond pas et quitte la pièce, manifestant par là sa désapprobation. Au final, c’est peut-être le personnage le plus important de la scène car d’une part, il incarne la prudence (appel à la raison), la connaissance (il connait La Rocca et ses capacités) et la loi morale (condamnation silencieuse du geste da La Rocca) et d’autre part, il fonctionne comme figure de perception du film, comme unité qui enregistre les flux de pouvoir et tous les affects des autres protagonistes.

Sens, musique et langage

A première vue, les conceptions de Wittgenstein et de Jankélévitch au sujet de la musique sont très proches. Pour les deux penseurs, cette dernière ne fonctionne pas comme un langage et n’exprime aucune réalité qui se tiendrait au-delà de l’exécution musicale. Dans La musique et l’ineffable, Jankélévitch développe l’idée suivante : si la musique n’est qu’un simple langage, alors le sens doit préexister à ce langage et ainsi il faut donc poser avant le phénomène acoustique une musique métaphysique. Ce qui ramène in fine peu ou prou aux idées de Schopenhauer. Ce refus de faire de la musique le véhicule de la transcendance, d’idées ou même de sentiments est aussi partagé par Wittgenstein qui écrit dans le Cahier brun : « A une telle explication, nous sommes tentés de répondre : c’est elle-même que la musique nous transmet ! » On peut parler ici d’une autonomie de la musique.

Pourtant, si les deux penseurs s’entendent au sujet de non expressivité de la musique, ils diffèrent quant au sens qu’ils donnent à ce concept. C’est à partir de la notion d’ineffable que s’illustrent les différences conceptuelles entre Wittgenstein et Jankélévitch. Ce dernier opère une distinction sémantique entre les termes ineffable et indicible. L’indicible renvoie à ce dont on ne peut parler absolument, comme la mort par exemple. L’indicible s’apparente au « sortilège », alors que l’ineffable agit comme un « charme ». Ainsi en va-t-il de l’amour que l’on ne peut appréhender, mais qui suscite un discours infini. La musique agit pour Jankélévitch comme un charme. Elle est un « espressivo inexpressif ». Elle exprime l’inexprimable, elle suggère sans montrer quelque chose en particulier, elle s’actualise dans nos émotions du moment, elle épouse le flux de notre vie et désigne des manières d’être. Ainsi, si la musique n’est pas un langage, on ne peut pas dire pour autant qu’elle n’exprime rien, elle est selon l’expression chère au philosophe « un presque rien ».

Les lecteurs familiers de Jankélévitch sont habitués à la présence aveuglante de l’oxymore dans sa pensée. L’auteur tord les mots et utilise le langage pour laisser filtrer une ouverture infime dans les murs de l’impossible qu’il a lui-même érigés. En cela, il réintroduit le sens dans l’expression musicale, un peu comme Kant qui brandit les idées de la raison après avoir refermé la porte de la métaphysique. Ce n’est pas le cas chez Wittgenstein qui se refuse à faire jouer un rôle quelconque à la notion d’ineffable. La musique ne montre pas ce qu’elle ne peut pas dire. Il n’y a pas chez Wittgenstein de mystère de la musique. Associer le mystère à la musique, c’est réintroduire la spéculation philosophique et l’illusion qui lui est inhérente. Ce qui est inexprimable dans la musique est en réalité contenu en elle, dans ce qu’elle exprime. Dire par exemple que la musique agit comme un charme et qu’il existe un mystère musical, c’est utiliser le langage d’une certaine manière qui nous incite à penser que nous ne pouvons pas décrire ce que nous fait la musique. Or, je peux rendre compte de mon appréciation esthétique de manière tout à fait correcte, par un geste, ou par quelques mots quand je prends conscience que la musique n’est pas mystérieuse ou plutôt quand je me coule dans le bon « jeu de langage » et que je renonce à penser que mon langage est imparfait. Parler de « mystère  musical », c’est encore penser que la musique n’est pas tout ce qu’elle peut être.

Philosophe sur toile

ob_5fc7f4_l-avenir-isabelle-huppertLes films qui ont pour personnage principal un professeur de philosophie sont généralement décevants. On peut citer parmi les plus récents la comédie mièvre de Lucas Belvaux, Pas son genre, sorti en 2013 où on subit les rebondissements de l’histoire sentimentale entre un prof de philo et une coiffeuse. Version « mainstream » de La dentellière de Claude Goretta, le film enchaîne les clichés sur l’impossibilité à communiquer quand on appartient à des mondes culturels différents. Citons également L’homme irrationnel, dans lequel Woody Allen nous balance en pleine face sa caricature de prof de philo alcoolique et amorti. Bref, pas de quoi s’attarder…

Mais tout n’est pas si noir : L’avenir, dernier film de Mia Hansen-Løve sorti au début du mois, nous donne à voir un portrait de professeure de philosophie, incarnée par Isabelle Huppert, crédible et non dénué de subtilité. Loin des fantasmes et des poncifs habituels, la réalisatrice est parvenue à donner une image convaincante de son héroïne (Nathalie) qui traverse avec recul les évènements noirs de sa vie. Son mari, professeur dogmatique et pontifiant la quitte pour une autre, sa mère dépressive qui la sollicite plus que de raison décède, sa maison d’édition lui donne congé. Pourtant, ces bouleversements ne l’affectent qu’en surface.

Ce détachement du personnage par rapport à sa vie est bien rendu dans le film. On n’oppose pas ici de manière grossière une face quotidienne de l’existence à une autre plus philosophique. Il n’y a pas d’un côté la prof de philo et de l’autre la femme, mais une individualité où psychologie personnelle et philosophie sont comme compénétrées. Nathalie n’a pas besoin de lutter avec les armes de la philosophie contre un état de crise pour la bonne et simple raison qu’elle ne traverse pas de crise existentielle. Ce qui la relie au monde et à elle-même, c’est avant tout la vie intellectuelle qui la constitue en propre.

Ce qui fait la réussite du film est la manière très fine avec laquelle la réalisatrice nous montre les interactions entre Nathalie et son entourage. Sur un certain plan, Nathalie ressemble au personnage de Delphine du Rayon vert d’Éric Rohmer. La sensibilité et la spontanéité de Delphine l’exposent aux questions inquisitrices des gens qu’elle rencontre, tout comme Nathalie qui est toujours traitée en fonction de son statut de professeure de philosophie. On peut citer par exemple le prêtre qui lors du discours funéraire de l’enterrement de la mère détourne symboliquement la philosophie pour l’associer à la foi chrétienne, mais également la remarque étonnée d’une amie de son ancien élève à propos du mutisme de Nathalie au sujet d’une discussion politique. Pour les gens, un prof de philo doit nécessairement avoir un avis éclairé sur toutes choses ! Enfin, le coup le plus mesquin est porté à Nathalie par cet ancien élève, Fabien, ancien normalien très engagé politiquement, qui lui reproche de n’avoir cultivé que son intériorité. Ce sera d’ailleurs la seule fois où l’on verra Nathalie pleurer.

De manière générale, Nathalie est entourée de personnages qui manquent de la légèreté (dans le bon sens du terme) qu’elle-même possède : son ex-mari ne jure que par Kant, son meilleur élève n’a d’intérêt que pour le militantisme et les modes de vie alternatifs, les commerciaux de sa maison d’édition sont obnubilés par le rendement économique. Sans compter ceux qui cherchent à la territorialiser et à rogner sa liberté, comme le dragueur lourdingue du cinéma ou encore la mère névrosée qui la harcèle. Tous manquent de fraîcheur, mais ils nous aident par contraste à capter l’essence du personnage incarné par Isabelle Huppert. Le dernier plan du film, un cadrage sur le salon vide chez Nathalie que l’on sait être en hors champ dans la pièce à côté renforce cette impression d’un personnage absent et présent au monde à la fois.

Etre ou jouer

allabouteveIl y a quelques jours, en compagnie d’amis, j’ai revu All About Eve de Joseph Mankiewicz. Le film, qui a pour toile de fond l’univers du théâtre, nous immerge dans le monde glacé du réalisateur. Derrière les apparences, se tient la férocité de l’ego qui mène le bal réel du monde. Eve, un des personnages principaux du film, fait preuve d’une rare duplicité dans sa recherche de gloire. Mais de manière générale, ce sont tous les personnages, à l’exception de l’actrice vieillissante Margo et de son amant Bill, qui manipulent, ou sont manipulés tout au long de l’histoire.

 
Le théâtre comme lieu du déploiement du jeu de l’acteur représente le point aveugle du film. Hormis quelques scènes où l’on peut voir Margo et Eve répéter, le théâtre comme espace scénique n’est pas montré par le réalisateur. Chez Mankiewicz, c’est la réalité tout entière qui devient théâtre. L’espace fictionnel est absorbé par l’espace réel qui devient le lieu du jeu par excellence. Eve interprète son meilleur rôle en se donnant à voir comme une autre et en dissimulant ses véritables intentions. Le film de Mankiewicz illustre parfaitement la citation shakespearienne : « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs ». Mankiewicz oppose le désir de reconnaissance destructeur à l’amour : Margo finit par prendre conscience de ses véritables priorités et abandonne l’espace artificiel de la scène au profit de sa perfide rivale. Le réalisateur, en opposant vie et théâtre, réintroduit la morale chère aux films hollywoodiens.

 

1_Capture%20d’écran%202013-03-06%20à%2020_31_50Un parti pris qui ne sera pas celui d’Opening Night, film culte du cinéma indépendant américain des années 70. Si John Cassavetes, le réalisateur, nous donne à voir, comme chez Mankiewicz, une actrice de théâtre reconnue (incarnée par Gena Rowlands) qui se débat avec sa peur de vieillir, le théâtre deviendra ici le lieu principal de film. Chez Cassavetes, la vie et le théâtre s’interpénètrent et sont traversés par les mêmes flux. Si Mankiewicz jette l’opprobre sur le réel en en faisant un espace de dissimulation, Cassavetes lui nous donne à voir le réel comme un continuum où forces de vie et forces de jeu s’échangent sans cesse jusqu’à tisser un espace d’indiscernabilité. John Cassavetes déclarait d’ailleurs que « Le théâtre est la vie, la vie est du théâtre. Les rituels peuvent être légèrement différents, mais les problèmes sont les mêmes, ce sont ceux de l’existence! » Gena Rowlands, qui interprète le personnage de Myrtle Gordon dans le film, résoudra ses problèmes existentiels sur scène, en incarnant, complètement ivre, un rôle qui la réconcilie avec son personnage. On est ici au plus près de la théorie de l’Actors studio avec laquelle John Cassavetes a commencé sa carrière de comédien et au plus loin « du paradoxe du comédien » qui définit le rapport au théâtre d’Eve.

 
7758164_origOn peut caractériser encore plus précisément les différences entre les visions de l’existence de Mankiewicz et de Cassavetes en mettant en perspective l’intensité qui se dégage des plans où Myrtle occupe la scène (intensité du corps en acte) et la scène magistrale qui clôt le film de Mankiewicz où l’on voit l’admiratrice d’Eve se regarder dans un miroir avec à la main le trophée obtenu par cette dernière. Son image se multiplie à l’infini dans une progression rapide des reflets dans lesquels viennent s’abîmer les yeux du spectateur. Aux forces de vie bien réelles qui traversent le corps de Myrtle chez Cassavetes s’oppose la puissance illusoire de l’ego humain chez Mankiewicz. Deux points de vue esthético-philosophiques grandioses mais irréconciliables.

Réalité augmentée

Il n’est pas facile de caractériser une expérience esthétique. Est-elle pure, c’est-à-dire dégagée de toute subjectivité, ou bien au contraire chargée d’attentes ? Si « l’œil n’est pas innocent », comme le soutient l’historien de l’art Ernst Gombrich, il n’en reste pas moins que le plaisir ressenti au contact d’une œuvre d’art naît de la rencontre d’un artefact et d’une conscience, d’un objet et d’un sujet. Peu importe au final, si le regard est objectif ou non, ce qui importe, c’est la capacité à saisir une réalité esthétique, c’est-à-dire un ensemble de propriétés stylistiques qui provoque une émotion particulière ou un sentiment de satisfaction. Si la culture et la connaissance de l’art constituent des clés certaines pour l’appréciation esthétique, cela ne signifie pas pour autant que cette dernière n’est pas à la portée du quidam moyen, surtout quand l’œuvre n’est pas hermétique.

casa battloJe pense tout particulièrement à la casa Battlò, une des réalisations architecturales majeures du plus éminent représentant de l’Art nouveau barcelonais, Antonio Gaudi. Les couleurs vives et chatoyantes, les formes organiques de la façade attirent immédiatement l’œil du badaud et donnent envie de visiter l’intérieur de la bâtisse. Ce qui n’est pas forcément le cas pour les créations de Victor Horta à Bruxelles, dont l’austérité végétale, tout aussi délectable, s’offre au regard avec moins de facilité. En cela, la casa Battlò de Gaudi pourrait être un tremplin pour initier les néophytes à l’esthétique architecturale.

Pourtant, les propriétaires actuels de cet édifice ont préféré jouer la carte de la facilité afin de faire couler au maximum les robinets à pognon. L’art et le fric, c’est une longue histoire d’amour… Enfin ! Quelle ne fut pas ma surprise il y a quelques jours en visitant l’édifice de constater que les audio-guides que l’on remet au visiteur sont en fait des sortes de vidéo-guides. L’idée étant de passer une partie de la visite à regarder les pièces de la maison à travers un écran qui ressemble à un smartphone en mode photographie. Et là, ô stupeur, les pièces vides apparaissent meublées, des tortues et des poissons semblant se détacher des fenêtres et des verrières, flottant dans la pièce. On ne sait plus très bien si l’on est chez Disney ou à l’intérieur de l’un des bâtiments les plus emblématiques du modernisme. Le parcours est émaillé de petites surprises visuelles. L’image de Gaudi apparaît tel un spectre derrière un écran (dommage qu’on ne lui ait pas ajouté des oreilles de Mickey !), la maquette de la maison s’illumine pour nous plonger dans une ambiance à la Harry Potter. Bref, tout est fait pour spectaculariser la visite et la rendre la plus attractive possible.

Pedrera Profession reporterMais ce qui apparaît le plus inquiétant, c’est la confusion entre illusion et réalité. A vouloir ainsi juxtaposer le réel au virtuel, ou plutôt à gonfler artificiellement le premier, on perd l’art comme entité. L’art n’est plus une réalité auto-suffisante, il disparaît au sens propre du terme comme sous l’effet d’une réalité augmentée. Il n’y a plus dès lors d’expérience possible. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’écran soit toujours un frein à la rencontre avec l’art. Michelo Antonioni, dans son film Profession : reporter, nous montre son personnage principal venir chercher refuge dans le Palau Guell, puis la Pedrera. « Ils sont tous bien pour se cacher », dira la jeune femme qu’il vient de rencontrer, à propos des bâtiments de Gaudi. L’architecture comme arrière-plan à la rencontre de personnages qui peinent à s’inscrire dans la réalité est un point de vue singulier et assumé pour aborder l’art de Gaudi, mais c’est un point de vue artistique et cela fait toute la différence.

Sacré, attention danger !

lahireBernard Lahire compte parmi les plus grands sociologues contemporains. Son travail permet de saisir les transformations sociales actuelles tout en ne cédant pas aux facilités d’une sociologie qui flirte d’un peu trop près avec les approches cognitivistes et la prétendue liberté des agents. Il a su prendre ses distances avec les analyses déterministes quelque peu rigides de Pierre Bourdieu, en rendant compte de la complexité et de la pluralité des déterminismes qui nous régissent. Il emprunte une partie de ses concepts et de ses outils d’analyse à la pensée philosophique (Foucault, Deleuze ou encore Wittgenstein) et il est le premier à construire de manière rigoureuse les fondements d’une « sociologie psychologique », où le chercheur fait varier ses échelles d’observation en fonction de l’objet étudié. L’étude qu’il a consacrée à Kafka (Franz Kafka. Eléments pour une théorie de la création littéraire) illustre cette volonté d’étudier le social à l’état plié.

 
Dans son dernier ouvrage (Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré), il interroge en profondeur les notions de profane et de sacré en montrant comment ces concepts s’articulent autour de la domination. Un tableau n’est pas un objet ordinaire, mais s’inscrit dans un processus de sacralisation qui prend ses racines dans une dichotomie entre ce qui est noble et ce qui ne l’est pas, et dans la division entre ce qui constitue l’espace des dominants et le monde trivial des dominés. Ce qui fait l’intérêt des recherches de Lahire repose sur le caractère transdisciplinaire de ses travaux ; l’auteur ne joue pas le jeu réduit de l’hyper-spécialisation mais utilise l’histoire, l’anthropologie ou encore la philosophie pour faire apparaître la réalité de la domination.

 
Bernard Lahire, tout au long de son imposant essai, s’efforce de rendre visible ce qui ne l’est pas. Les mondes de l’art et de la culture sont traversés par la magie sociale. En menant une enquête sociologique très approfondie sur les luttes entre experts autour de l’authentification d’une toile de Nicolas Poussin, il met à jour les ressorts historiques de la domination sous ses formes politique, théologique ou culturelle. Ce n’est pas que par ses qualités intrinsèques qu’une œuvre parvient à la notoriété, mais par la part de fascination que suscite tout objet sacralisé. Bernard Lahire rappelle que « les théories esthétiques qui font de l’art un objet autonome sont historiquement liées aux institutions qui comme les musées ou les salles de concert, engendrent une division entre l’art et la vie, entre le sacré et le profane ». Il caractérise plus profondément cette division entre sacré et profane en soulignant que « les fictions théologiques n’étaient elles–mêmes, dès le départ que des transpositions de réalités politiques, des réalités de pouvoir transfigurées ». Le sacré n’est qu’une réalité instituée, ce sont les formes humaines du pouvoir (peut-on sérieusement en envisager d’autres !) qui servent de modèles pour penser l’espace sacré. « C’est Dieu qui est à l’image du pouvoir temporel et non l’inverse ».

 
Ces propos sont à rapprocher de ceux de l’historien Robert Muchembled, qui insiste dans son essai Une histoire du diable sur les similitudes entre l’iconographie du démon et le pouvoir royal : « Nul contemporain ne semble avoir remarqué la concordance entre deux sphères si diamétralement opposées par définition. Pourtant les fantasmes diaboliques étaient produits par les mêmes artistes qui mettaient en exergue la souveraineté royale ». « Ces images [iconographie démoniaque du 15ème siècle] véhiculent une vision hiérarchique du monde infernal calquée sur celle de la souveraineté royale ».

 
Si les théories esthétiques, comme l’affirme Lahire, opèrent une scission entre l’art et la vie, est-on condamné à ne reconnaître comme beau et digne d’intérêt que ce que la race arrogante de nos maîtres désigne comme tel ? Doit-on communier avec les prêtres de l’art dans l’orthodoxie du beau ? La lecture d’un autre essai que je viens de terminer nous ouvre des perspectives de libération. Dans son dernier ouvrage (La valeur d’un film. Philosophie du beau au cinéma), le philosophe Eric Dufour défend une conception sociale et politique du cinéma fondée sur les usages que l’on en fait. Si un film, même le plus populaire, impacte mon existence en ouvrant des formes de vie possibles (éthiques, politiques ou encore existentielles), alors il devient tout aussi légitime que n’importe quel film appartenant à la grande tradition culturelle. Comme s’il répondait par avance à une critique possible (celle des contempteurs obsessionnels du relativisme), Dufour pose la question suivante : « Qui veut à tout prix trouver des normes universelles, qui prétend à cet universel et à une hiérarchisation des films ? » Pour Eric Dufour, la réponse est bien évidement à chercher du côté des tenants des conceptions élitistes du cinéma. La conclusion de Dufour est sans appel : « C’est une forme de violence, et à notre sens la violence la pire, parce qu’elle se dissimule sous l’apparence du logos ». On est ici au plus près de la conception du sacré, matrice de domination chez Lahire.

 

Processus contre-artistiques

L’œuvre d’art, contrairement  aux productions de la nature, relève d’une intention, d’un désir de création. Elle porte la marque de la finalité. Le land art, qui combine artéfact et éléments naturels en organisant  le dialogue entre deux ordres hétérogènes, n’échappe pas à la règle : c’est souvent le geste technique qui prédomine. De manière paradoxale, l’inscription humaine au sein d’un milieu naturel et la volonté de créer à partir d’éléments non artificiels pointent avec encore plus de force l’hétérogénéité entre l’ordre de la nature et celui de l’esprit. Au final, c’est toujours la démarche de l’artiste et le déploiement d’une idée qui s’impose au spectateur. Contempler une œuvre de land art, c’est être prisonnier de la démarche consciente d’un artiste, c’est comme se trouver enfermé dans un étau de significations, dans un cadre conceptuel qui ne nous laisse comme liberté qu’un faisceau déterminé d’interprétations. Or, si l’interprétation est indépassable, il est plus intéressant de créer soi-même  le cadre mental à partir duquel les interprétations s’organisent et le sens advient. Si cela n’est guère possible avec une œuvre d’art, cela l’est parfois au contact de réalités dénuées de toute ambition artistique ou esthétique.

lisbonne 018En voyage à Lisbonne, j’ai pu expérimenter et construire, il y a quelques jours, deux agencements de ce type. Dans le prolongement de la place du commerce, on tombe sur le quai aux colonnes. Là, on peut voir deux colonnes de pierre, dont la base est immergée, marquer comme une frontière entre l’estuaire du Tage et la terre ferme. Le ponton de pierre exposé aux marées, jadis débarcadère pour les transports maritimes de passagers, n’assume aujourd’hui plus aucune fonction. Réalité  « a-signifiante », il  s’éclaire d’une vie nouvelle par le regard que l’on pose sur lui. Les deux colonnes qui baignent dans l’eau de mer semblent appartenir à deux mondes. Elles sont à la fois les signes de la conquête de la civilisation portugaise et de sa maitrise de la mer, mais elles peuvent apparaitre aussi comme les vestiges du monde marin secret du grand Cthulhu chez Lovecraft. On peut associer en imagination la forte odeur d’algues et de vase qui émane de l’endroit aux créatures cauchemardesques du village d’Innsmooth. Mais plus profondément, ce qui est intéressant, c’est que cet agencement composé d’un élément naturel, la mer, et du produit de l’artifice humain, ne prend sens que pour celui qui s’en empare par l’imagination. Il n’y a pas de signification à déchiffrer, c’est le regardeur qui crée le sens, qui agence les éléments de manière intentionnelle. Le geste technique ou assembleur toujours porteur d’une signification propre à l’art disparait au profit du regard qui fabrique par la pensée une œuvre.

lisbonne 482Voici un deuxième exemple qui vient illustrer mon propos. Au cœur du quartier du Chiado, on peut  admirer les ruines de l’église du Carmo, dont la voûte a été entièrement détruite lors du tremblement de terre qui secoua violemment Lisbonne en 1755. Cette église à ciel ouvert qui a conservé ses murs et ses piliers n’existe plus à proprement parler comme espace sacré, car comme le fait remarquer l’historien des religions Mircea Eliade : « Pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène : il y a des portions qualitativement différentes des autres […] Dans l’enceinte sacrée, le monde profane est transcendé, la communication avec les dieux est rendue possible ; par conséquent, il doit exister une porte vers l’en- haut ». Là, cette « porte » symbolique qui conduit  à la surnature s’est volatilisée, ce sont désormais la nature et le soleil qui irradient l’intérieur de l’église. En détruisant ce qui constitue une frontière entre deux espaces perçus comme séparés et en livrant l’église à la seule puissance immanente, le processus aveugle et mécanique de la nature dissipe l’acte magico-culturel qui divise l’espace. Le  sentiment du mysterium tremendum et fascinans a laissé place à la curiosité esthétique. Ce renversement  est libérateur pour tous ceux qui sont agressés par le silence pesant qui règne à l’intérieur des édifices religieux. Car alors, ce qui fait penser, c’est  l’affect ressenti devant les ruines. La nature devient démiurge  involontaire par un processus de destruction. Ce qui est détruit s’ouvre à une nouvelle vie perceptive. Les apôtres de la transfiguration en sont pour leurs frais, le réel reprend ses droits.

Les faiseurs de monde, qu’ils soient prêtres ou artistes contemporains, ne me compteront décidément jamais dans leurs rangs. Je préfère toujours, quand cela est possible, créer mes propres agencements.

Halloween : une puissance de vie

Halloween par SimonWeaner

Halloween par SimonWeaner

La fête d’Halloween s’approche à grands pas, mais pour beaucoup de Français, cette célébration n’est qu’un coup monté commercial pour inciter à la consommation. A ces derniers, je n’opposerai pas d’arguments, car il serait malhonnête de soutenir le contraire. Il y a également une autre catégorie d’opposants qui accusent Halloween de n’être qu’une fête importée et coupée de tout lien avec nos traditions culturelles. Pour dissiper cette ignorance, qui malheureusement persiste encore dans l’esprit des moins éclairés, je conseille la stimulante lecture de l’essai de Jean Markale : Halloween, histoire et traditions. L’auteur montre clairement les origines celtiques d’Halloween, qui dérive de la fête païenne de Samain. Toutefois, mon propos n’étant pas historique ici, je ne compte pas développer ce point.

Ce qui m’anime, c’est de répondre à une critique beaucoup plus pernicieuse et venimeuse que les précédentes. Cette dernière émane de plusieurs sites fanatiques chrétiens, qui à propos d’Halloween parlent de « culture de mort ». Selon eux, Halloween est néfaste car elle est une atteinte à la vie même. Si on les suit dans leur raisonnement, il faut alors retourner le plaisir de ceux qui s’adonnent à cette fête et le dénoncer comme joie mauvaise. Halloween serait en réalité pourvoyeuse de tristesse en péchant contre la vie. Frappés d’étonnement par la critique,  ceux qui éprouvent de réelles satisfactions dans les festivités d’Halloween pourraient répondre que d’une part leur joie est réelle, et qu’ils ne vouent aucun culte à la mort en fêtant Halloween d’autre part. Oh pauvres insensés, vous venez de tendre les verges, que ne manqueront pas de saisir vos véhéments accusateurs, qui serviront à vous battre ! C’est en ignorants que vous serez traités, on vous accusera de ne pas désirer le bien véritable qui ne peut, cela va de soi, qu’être de nature divine ! In fine, la grande responsable sera la faculté de représentation, c’est-à-dire l’imagination que nous utilisons pour former l’image de monstres cauchemardesques. Imagination trompeuse contre foi salvatrice, le match est lancé. Mais encore faut-il prouver que la foi sauve, je laisse aux théologiens le soin d’expliquer ce dernier point, s’ils le peuvent.

Pour mon compte, je vais examiner avec un peu d’attention l’expression « imagination trompeuse ». Pourquoi l’imagination serait-elle une puissance trompeuse ? Ne faut-il pas distinguer l’imagination comme puissance et l’imagination comme délire ? Dans la troisième partie de L’Ethique, Spinoza donne une définition précise de l’imagination : « Je voudrais que l’on remarque que les imaginations de l’esprit, considérées en soi, ne contiennent pas d’erreur, autrement dit que l’esprit n’est pas dans l’erreur parce qu’il imagine, mais en tant seulement qu’il est considéré comme privé de l’idée qui exclut l’existence des choses qu’il imagine présentes ». On peut donc dire que personne, mis à part quelques rares allumés, ne soutient que Dracula ou le diable existent réellement. Mais, Dracula  ou le diable ne sont-ils pas des créatures de destruction, animées de noirs desseins ? N’est-ce pas alors la mort que nous désirons au travers de ces figures ? Voilà en substance ce que posera comme questions le chrétien ou le père-la-morale moyen.

Ces interrogations témoignent d’une complète ignorance du mécanisme du désir. Convoquons à nouveau Spinoza sur ce point : « Ce n’est pas parce que nous jugeons qu’une chose est bonne que nous la désirons, mais c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne ». Pour Spinoza, le désir représente l’essence de l’homme, l’homme est « un conatus », c’est-à-dire un effort pour persévérer dans son être. Spinoza montre que chaque nature est singulière, il n’y a aucun sens à parler d’un désir en général. « La musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour celui qui éprouve de la peine, mais pour le sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise », nous dit Spinoza dans la préface de la quatrième partie de L’Ethique. Le désir ne s’articule donc pas avec les termes de bien et de mal, mais avec ceux de bon et de mauvais, je désire ce qui m’est utile. On peut ainsi comprendre que la fête d’Halloween permette pour un certain nombre d’entre nous d’actualiser nos puissances, on peut en effet se sentir plus vivant déguisé en vampire qu’en portant son masque quotidien. Loin d’être une « culture de mort », Halloween célèbre au contraire la vie, car elle accroît la joie en augmentant la puissance d’exister.

Enfin, pour répondre définitivement aux « hallucinés de l’arrière monde », précisons que les adeptes d’Halloween ne sont nullement à la recherche d’une improbable transcendance. C’est au cœur de l’immanence, c’est-à-dire de la nature et de ce qui a son principe en soi-même que nous tirons notre goût pour Halloween. Halloween est un signifiant dont le signifié n’excède pas les territoires de l’imaginaire et du sentiment.