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Tristes zombies

zombie walkLe 30 août prochain aura lieu à Verdun une zombie walk. En deux mots, une zombie walk est un évènement qui rassemble une grande quantité de personnes grimées en morts-vivants et défilant dans les rues d’une ville. Bien entendu, le concept est importé de grandes métropoles telles que New York, qui pratiquent ce genre d’évènements depuis une dizaine d’années. Ce phénomène est issu de la rencontre entre évènements festifs publics et engouement de masse pour ces créatures de fiction.

Mais il semble qu’un gouffre  se soit formé entre les amateurs  de films d’horreur de ma génération, qui ont « tripé » sur les zombies des films de George Romero et de Lucio Fulci, et les jeunes qui aujourd’hui « consomment » du zombie comme une marchandise culturelle. Les zombies et les films d’horreur qui les ont fait connaître ont marqué les amateurs du genre en imprimant durablement les consciences ; le zombie, être de cauchemar, a d’abord fait frissonner les adolescents que nous étions avant de devenir matière à réflexion pour des universitaires qui leur ont consacré essais et travaux divers. J’ai moi-même écrit une série d’articles sur la question sur ce blog : 12345

Je ne reviendrai donc pas ici sur la métamorphose conceptuelle du mort-vivant, mais je tiens à souligner un point qui suscite mon étonnement. Les zombies sont effrayants, mais ce qui fascine encore davantage chez ces créatures est la peur symbolique qu’ils inspirent. Je m’explique : dans les films de zombies, on voit des survivants qui tentent d’échapper à l’emprise des morts-vivants, refusent d’être assimilés et de rejoindre le troupeau hagard et cherchent ainsi à préserver leur individualité, à ne pas se fondre dans la masse anonyme des cadavres ambulants. Bref, ce qui fait tout l’intérêt des films de zombies est cette lutte désespérée que mènent toujours de petits groupes de femmes et d’hommes pour conserver leur singularité. C’est pourquoi on peut être surpris par les motivations de ceux qui pratiquent les zombie walks. Car ce qui semble les attirer, c’est de se retrouver dans la masse uniforme et sans âme des créatures. A la peur de la perte de son identité s’est substitué le désir de plonger dans le conformisme rassurant de la masse qui absorbe l’individu (voir sur ce point l’article sur Elias Canetti, auteur de Masse et puissance).

Cependant, en prenant conscience sur LN radio de la pauvreté des propos et des motivations des initiateurs de l’évènement verdunois, j’ai compris que avec ou sans maquillage, c’est eux-mêmes qu’ils représenteraient le 30 août. Les zombies ne sont pas ceux que l’on croit !

Cabinet noir

Si on gratte la couche malodorante de la sensibilité artistique propre aux petites villes, on peut espérer faire des rencontres insolites et respirer ainsi un air meilleur. C’est ce qui m’est arrivé au contact du cabinet de curiosités de Xavier Bonnel. Disons-le tout de go, l’univers hallucinant et halluciné de Xavier ne plaira pas à tous. Mais peu importe, Nietzsche disait déjà en son temps : « Les livres de tout le monde sentent mauvais ». Et l’idée de consensus en matière artistique pourrait prêter à rire si elle n’enveloppait pas autant de tristesse. Mais revenons à notre cabinet de curiosités.

L’appartement de Xavier est un petit musée dédié à l’esthétique de l’étrange et au bizarre. Crânes humains, animaux empaillés, masques à gaz, bustes et têtes horrifiques de films d’horreur cohabitent dans un chaos orchestré. Les étagères regorgent d’objets insolites, les murs sont recouverts de portraits sombres et déroutants. Il faut prendre le temps d’observer avec soin ce monde qui s’offre au visiteur, car la multitude d’objets proposés au regard crée en première impression une sensation de vertige. Mais une fois que l’on s’est pénétré de l’atmosphère  générale, on peut goûter chaque objet pour lui-même.

Le fil conducteur de  la collection de Xavier est la mort, et  sa représentation dans ce qu’elle peut avoir de douloureux et d’esthétique. Xavier connaît l’origine de tous ses objets, les morts singulières de tous ses animaux empaillés. Mais n’allez pas croire que notre collectionneur est dépressif.  Il n’y a pas de complaisance morbide chez lui. Comme il le dit lui-même, il tire sa « force » de son univers. Il  trace ses lignes de vie dans le champ désolé du cauchemar. Xavier ne se contente pas de collectionner, et certains de ses objets sont le résultat de créations, comme ses poupées qu’il transforme en zombies ou ses squelettes de chimères qu’il réalise à partir d’os de moutons. On passe ainsi de la mort réelle à la mort dans l’imaginaire, une manière paradoxale de redonner la vie si on y réfléchit. Si Xavier collectionne, il vend aussi et son petit musée se recompose au gré des acquisitions et des commandes des amateurs.

Pendant que nous discutons, Xavier s’affaire autour de sa dernière acquisition, une majestueuse tête de cerf qui prend place sur le mur de la cuisine, un des derniers espaces non encore complètement recouverts. Quand je lui demande comment il se procure certains ossements ou squelettes d’animaux, il répond de manière allusive : « J’ai mes fournisseurs ». Un secret bien gardé, qu’il emportera, on peut en être sûr, dans la tombe.

Voici le lien facebook de Bonnel créations, si vous voulez en savoir plus sur l’univers sombre de Xavier ou lui passer commande : https://www.facebook.com/bonnel.creations

Censure online

A Verdun, on n’aime ni la liberté de ton, ni la provocation. Il y a un an, sur un site d’informations locales, on a censuré un de mes commentaires car dans le cadre d’une discussion sur un reportage réalisé sur Verdun par la télévision, j’ai employé les expressions de Red neck et de papy porte-médailles. Et ce crime effroyable m’a valu les foudres de la censure. Il y a quelques jours, j’ai eu droit au même traitement sur un réseau social parce que j’ironisais sur la découverte récente d’ossements de poilus. La deuxième fois, on a  tout de même pris la peine de m’expliquer que mes propos étaient drôles, mais que l’on voulait éviter de faire des vagues car le climat est tendu entre ceux qui ont la charge des champs de bataille. De manière générale, on n’apprécie guère à Verdun ceux qui ne communient pas dans l’église du commerce symbolique de la guerre. A contrario, on est un tantinet plus complaisant envers certains individus louches qui rendent hommage à Pétain tous les ans à la chapelle de l’ossuaire de Douaumont depuis 55 ans…

Dans un épisode réalisé pour les Masters de l’horreur en 2006 intitulé Vote ou crève,  le réalisateur Joe Dante a dénoncé l’intervention américaine en Irak en réalisant une fiction bien menée où l’on voit les soldats américains tués au combat sortir de leur tombe pour aller voter et renverser le président. On imagine avec délectation un scénario où les morts de la bataille de Verdun reviennent en tant que zombies pour écharper les bien-pensants et les agités du drapeau qui parlent en leur nom. Plus prosaïquement, on peut rappeler que les guerres ont souvent pour cause des motifs d’ordre territorial. C’est pourquoi, je recommande à tous ceux qui se disputent l’exploitation symbolique et touristique des champs de bataille, la méditation de l’aphorisme de l’officier prussien Carl von Clausewitz : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ».

Un espace autre

café philo, verdun, analysePendant 11 ans, j’ai animé un café philo dans une petite ville de province de 20 000 habitants, Verdun pour ne pas la citer. Il est temps pour moi de dresser le bilan d’une activité touchant à sa fin. Les limites de l’exercice sont bien connues des animateurs un tant soit peu lucides des cafés philo, il est inutile de se lancer ici dans un long développement sur la question. Je me contenterai donc d’énumérer les principaux obstacles à la discussion philosophique en groupe.

On peut citer pêle-mêle :

– l’hétérogénéité du public et donc la difficulté d’un ajustement des consciences à une problématique commune

– l’impossibilité pour certains de dépasser l’opinion et le cliché

– les luttes pour la reconnaissance au sein du groupe

– l’amalgame entre la parole affective et raisonnée

La régulation psychosociologique mise en œuvre par l’animateur est coûteuse en énergie et ne permet pas de dissiper complètement les parasitages. Faut-il en conclure que le café philo ne permet pas l’expression d’une pensée philosophique pleine et entière ? À cette question, je réponds par l’affirmative. J’irai même plus loin en faisant mienne cette citation de Gilles Deleuze : « la philosophie n’est ni contemplation ni réflexion ni communication, elle est l’activité qui crée des concepts ». Entre cette conception de la philosophie et la pratique du café philo, le fossé est abyssal.

Et pourtant, malgré ses imperfections, le café philo est lié à la philosophie mais d’une manière originale dont il me faut maintenant rendre compte. Le public du café philo est disparate : le travailleur social côtoie l’artiste peintre, le chômeur prend place à côté du haut fonctionnaire. Tous ces gens se rencontrent dans un même lieu pour faire ensemble de la philosophie. Mais ce qui est intéressant ne relève pas de la qualité des débats mais du désir de la philosophie des participants. Ce désir se mesure à l’aune de la singularité des personnes présentes. Les participants ne sont pas les représentants typiques des catégories socioprofessionnelles, des univers sociaux auxquels ils appartiennent. Ils en sont le dehors ou tout du moins, ils expriment le désir du dehors. La plupart de ces gens s’efforcent de penser en dehors des normes en vigueur dans leurs univers professionnels respectifs. Ils sont souvent en lutte avec eux-mêmes et rejettent les logiques identitaires implicites endossées avec facilité par leurs collègues ou leurs proches.

Le café philo est un espace de liberté car les logiques de pouvoir propres aux champs sociaux traditionnels n’y ont pas leur place. Cela ne veut pas dire pour autant que les acteurs du café philo laissent aux vestiaires leurs habitus ou leur manière socialement construite de voir le monde. Le café philo est vécu comme un lieu autre. Ce n’est pas un club qui réunirait les gens autour d’une passion ou d’un hobby, ni une société initiatique, encore moins un lieu de l’entre soi, mais un espace protéiforme et improbable aux lignes toujours mouvantes. On y pense maladroitement c’est vrai, mais on partage un même refus du politiquement correct. Les opinions se télescopent dans un chaos salutaire. In fine, rien d’extraordinaire n’est dit, mais règne pour beaucoup l’espoir, comme le disait Michel Foucault d’un « franchissement possible ».