Pendant 11 ans, j’ai animé un café philo dans une petite ville de province de 20 000 habitants, Verdun pour ne pas la citer. Il est temps pour moi de dresser le bilan d’une activité touchant à sa fin. Les limites de l’exercice sont bien connues des animateurs un tant soit peu lucides des cafés philo, il est inutile de se lancer ici dans un long développement sur la question. Je me contenterai donc d’énumérer les principaux obstacles à la discussion philosophique en groupe.
On peut citer pêle-mêle :
– l’hétérogénéité du public et donc la difficulté d’un ajustement des consciences à une problématique commune
– l’impossibilité pour certains de dépasser l’opinion et le cliché
– les luttes pour la reconnaissance au sein du groupe
– l’amalgame entre la parole affective et raisonnée
La régulation psychosociologique mise en œuvre par l’animateur est coûteuse en énergie et ne permet pas de dissiper complètement les parasitages. Faut-il en conclure que le café philo ne permet pas l’expression d’une pensée philosophique pleine et entière ? À cette question, je réponds par l’affirmative. J’irai même plus loin en faisant mienne cette citation de Gilles Deleuze : « la philosophie n’est ni contemplation ni réflexion ni communication, elle est l’activité qui crée des concepts ». Entre cette conception de la philosophie et la pratique du café philo, le fossé est abyssal.
Et pourtant, malgré ses imperfections, le café philo est lié à la philosophie mais d’une manière originale dont il me faut maintenant rendre compte. Le public du café philo est disparate : le travailleur social côtoie l’artiste peintre, le chômeur prend place à côté du haut fonctionnaire. Tous ces gens se rencontrent dans un même lieu pour faire ensemble de la philosophie. Mais ce qui est intéressant ne relève pas de la qualité des débats mais du désir de la philosophie des participants. Ce désir se mesure à l’aune de la singularité des personnes présentes. Les participants ne sont pas les représentants typiques des catégories socioprofessionnelles, des univers sociaux auxquels ils appartiennent. Ils en sont le dehors ou tout du moins, ils expriment le désir du dehors. La plupart de ces gens s’efforcent de penser en dehors des normes en vigueur dans leurs univers professionnels respectifs. Ils sont souvent en lutte avec eux-mêmes et rejettent les logiques identitaires implicites endossées avec facilité par leurs collègues ou leurs proches.
Le café philo est un espace de liberté car les logiques de pouvoir propres aux champs sociaux traditionnels n’y ont pas leur place. Cela ne veut pas dire pour autant que les acteurs du café philo laissent aux vestiaires leurs habitus ou leur manière socialement construite de voir le monde. Le café philo est vécu comme un lieu autre. Ce n’est pas un club qui réunirait les gens autour d’une passion ou d’un hobby, ni une société initiatique, encore moins un lieu de l’entre soi, mais un espace protéiforme et improbable aux lignes toujours mouvantes. On y pense maladroitement c’est vrai, mais on partage un même refus du politiquement correct. Les opinions se télescopent dans un chaos salutaire. In fine, rien d’extraordinaire n’est dit, mais règne pour beaucoup l’espoir, comme le disait Michel Foucault d’un « franchissement possible ».