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Le dit et le perçu

Je suis sorti plutôt dubitatif de l’exposition Au-delà des étoiles. Le paysage mystique de Monet à Kandinsky, organisée par le musée d’Orsay. Bien entendu, côté peintures, il ne fallait pas s’attendre à du lourd avec la grosse expo consacrée à Vermeer par le géant d’en face. Ce qui m’a chagriné, c’est la pauvreté et le bluff de la scénographie. C’est malheureusement de plus en plus souvent le cas avec les expositions qui n’ont pas assez de matière pour coller à leur thématique et qui essaient tant bien que mal de trouver un dénominateur commun à des œuvres qui ne dialoguent pas entre elles de manière directe. Ainsi pour cette exposition, on passe allègrement du thème du bois sacré à l’abstraction chez Kandinsky, puis on explore le thème du paysage nocturne en peinture pour rebondir dans une autre salle sur la nuit « intérieure ». Et on finit par s’abîmer dans des paysages cosmiques censés exprimer le point culminant de la spiritualité dans l’univers. Bref, on peut constater que la notion de mystique est ici un peu élastique…

Mais ce sont les commentaires qui accompagnent les œuvres qui laissent le plus à désirer. Si on fait le choix de commenter une peinture et de tenter de décrire ce qui relève de l’affect à l’aide du concept, il faut s’efforcer d’être le plus précis possible. Or les références à l’immanence et à la transcendance, si elles ne sont pas justifiées dans un contexte précis, relèvent de l’abus de langage et du saupoudrage linguistique. De même, il aurait été plus judicieux d’aider le spectateur à prendre conscience de la dynamique esthétique à l’oeuvre dans les toiles, plutôt que d’insister lourdement sur les motivations religieuses et spirituelles des artistes. Les références à la théosophie, véritable « Blablasky » mental, si on m’autorise ce trait d’esprit, sont bien éloignées de ce qui constitue l’essence d’une œuvre.

L’unique toile de Kandinsky de l’expo aurait pu donner lieu à un approfondissement plus conséquent sur « l’intériorité » d’une œuvre d’art. Citer pour la forme (c’est le cas de le dire) « Du spirituel dans l’art », ouvrage théorique du peintre abstrait, n’est pas suffisant pour apporter des éléments de réponses à la question suivante : comment une peinture nous fait-elle ressentir un affect d’ordre spirituel ? Le philosophe Henri Focillon dans Vie des formes rappelle que « le signe signifie, la forme se signifie ». C’est à partir de l’oeuvre même et de son « langage » que l’on peut rencontrer le « spirituel », même si le terme est déjà une interprétation, une manière approximative et fausse de faire l’expérience de ce qui par nature ne se laisse pas dire et vibre de sa propre vie. C’est le cas pour la toile de Munch, Danse sur le rivage : la description des symboles de la toile tombe à plat. La peinture ne dit rien, elle ne renvoie pas à un dehors, elle ne se laisse pas résumer par des mots. Il est impossible de saisir l’essence d’une peinture par le langage descriptif, on ne peut pas non plus la « traduire » philosophiquement, mais il  est possible de s’inscrire dans sa dynamique propre par le langage poétique. Bien parler d’une œuvre, c’est non pas la circonscrire, mais la continuer par d’autres moyens. Ne pas chercher à décrire mais à créer, le mot rencontre la chose si le mot épouse la courbure de la chose…

Mais pour cela, il faudrait apprendre au spectateur à éprouver avant toute chose et non à compiler des connaissances sur et autour de l’oeuvre. En quittant Orsay pour le printemps parisien, je repense à cette alternative proposée par Wittgenstein au sujet de l’appréciation esthétique : «  Il y a une foule de gens, aisés, qui ont étudié dans de bonnes écoles, qui peuvent se permettre de voyager, d’aller au Louvre, etc. – ils connaissent beaucoup de choses et peuvent parler facilement de douzaines de peintres. Voici maintenant quelqu’un qui n’a pas voyagé, mais qui a fait certaines remarques qui montrent que « réellement il apprécie », une appréciation qui, se concentrant sur une seule chose, va très profond – telle que vous donneriez tout ce que vous possédez pour l’avoir ».

Photos Anne Merlot : https://www.flickr.com/photos/147933513@N05

L’Art ne nous dévoile rien

SUMA-Light-Installation« Le tableau me dit quelque chose en se disant lui-même […] Le fait pour lui de me dire quelque chose consiste dans sa propre structure, ses propres formes. » Cette remarque de Wittgenstein tirée de sa Grammaire philosophique signifie qu’une œuvre d’art n’exprime rien en dehors d’elle-même. Pour Wittgenstein, l’Art contrairement au langage, n’assume pas de fonction de renvoi, il n’est pas signe vers autre chose, mais présence autosuffisante. Cette réflexion originale a pour mérite de délivrer l’œuvre artistique  de ce que Jean-Marie Schaeffer appelle  dans L’Art de l’âge moderne la « théorie spéculative de l’Art ». Schaeffer montre dans cet essai  exigeant, comment à partir de la révolution romantique s’est élaborée une théorie ontologique de l’Art. L’Art prend le relai de la philosophie pour exprimer la réalité de l’être, l’Art endosse le rôle douteux  de la métaphysique. La philosophie s’appuie désormais sur lui  pour tenter de nous faire voir ce  que la raison est incapable de dévoiler. Pour Schaeffer, même Nietzche s’abreuve à la source de la théorie spéculative de l’Art pour asseoir sa théorie du monde  comme interprétation. « Comprendre l’Art, c’est comprendre  la volonté de puissance, parce que c’est dans l’Art que la volonté de puissance s’incarne dans sa transparence absolue », écrit Schaeffer. Autrement dit, si Nietzsche tord la théorie spéculative de l’Art pour la faire fonctionner dans sa propre cosmologie, il la conserve en tant qu’outil philosophique.

Le résultat de cet embrigadement de l’Art par la philosophie a une conséquence directe pour Schaeffer : nous sacralisons aujourd’hui l’œuvre d’art et nous lui demandons de nous délivrer de la banalité quotidienne en nous ouvrant les portes de la réalité pure.  Pour compléter Schaeffer, j’ajouterai que cette sacralisation n’a pas disparu avec le paradigme ouvert par Marcel Duchamp. L’art contemporain  a liquidé la question de l’esthétique, mais  a perpétué la fonction religieuse de l’Art et l’a même étendu à la personne de l’artiste. C’est dans ce contexte que les analyses de Wittgenstein prennent tout leur sens en nous permettant de nous  recentrer sur l’œuvre elle-même. En quel sens faut-il  comprendre  ce recentrement ? Pour Wittgenstein, il faut s’attacher au fonctionnement de l’œuvre elle-même, à son harmonie interne. Il faut par exemple en musique parler de l’interprétation correcte ou incorrecte d’un morceau. Le sentiment que procure une œuvre d’art est secondaire pour le philosophe.  «  On pourrait en déduire que n’importe quel autre moyen de produire de tels sentiments nous ferait ce que fait la musique. A une telle explication, nous sommes tentés de répondre c’est elle-même que la musique nous transmet », affirme Wittgenstein.

Pour lui, l’œuvre d’art  ne renvoie qu’à elle-même ; on peut parler à son sujet d’autoréférence. L’œuvre n’est plus le signe de l’être, mais est à elle-même son propre signe, comme si l’œuvre jouissait d’un statut particulier. Certes, elle n’est plus au service d’une spéculation sur l’être, mais elle apparaît sous la description énigmatique de l’auteur comme une réalité métaphysique en soi. Ce qui, in fine, nous ramène au point de départ. La question que l’on peut se poser est alors celle-ci : peut-on penser l’Art philosophiquement en dehors de toute référence ontologique, tout en conservant  la puissance de fascination qu’il exerce sur la pensée ?

Le philosophe Louis Vax (cf. article Les fantômes et le philosophe) a peut-être quelque chose à nous apprendre à ce sujet. Louis Vax, penseur original  fut l’un des premiers en France à s’intéresser à la philosophie analytique  qui a été façonnée en partie par la pensée de Wittgenstein. Louis Vax est également connu pour ses analyses sur la littérature fantastique. Dans son essai très érudit qu’il consacre à la déconstruction de la notion de profondeur Critique de la profondeur, on peut lire : « Une œuvre d’art ne dit que ce qu’elle dit. Elle ne cache rien, elle s’offre à nous tout entière. Son épaisseur est transparente, son mystère en pleine lumière ».  On voit la proximité de la pensée de Vax  avec celle de Ludwig Wittgenstein. Mais contrairement à Wittgenstein, Vax  va insister sur l’importance  de ce que nous éprouvons face à une œuvre d’art. L’œuvre provoque chez le spectateur un sentiment qui prend la forme d’une promesse, une promesse de jouissance par exemple. Mais cette puissance que nous croyons déceler dans l’œuvre ne consiste que dans l’effet produit. L’œuvre en effet ne dit que ce qu’elle est. « L’objet esthétique […] se donne en même temps qu’il se promet. Et c’est par là qu’il est esthétique, et qu’il ne saurait nous décevoir comme peuvent le faire les autres biens de la terre ».  Avec Vax, on peut enfin définir ce qu’est une œuvre d’art : une réalité qui s’épuise dans le sentiment esthétique qu’elle produit sur celui qui la contemple. Penser l’Art consiste alors à  se délivrer de la tentation d’élever  à la  seconde puissance  l’illusion dont on jouit, et non à faire d’une œuvre le prisme des folles prétentions  de la métaphysique.

Petit jeu sur le je

Ludwig WittgensteinL’interprétation d’un aphorisme en philosophie comporte toujours le risque d’une possible surinterprétation. Pour les mêmes raisons, l’aphorisme exerce une stimulation intellectuelle sur celui qui le lit et peut se donner à voir comme une promesse herméneutique. Dans tous les cas, l’excès de sens reste donateur de sens. Dans le Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein écrit : « On voit ici que le solipsisme, développé en toute rigueur, coïncide avec le réalisme pur. Le je du solipsisme se réduit à un point sans extension, et il reste la réalité qui lui est coordonnée ».

Pour rappel, le solipsisme est la thèse philosophique qui stipule que rien n’existe en dehors du sujet, et que seul le contenu d’une conscience est réel et non le monde qui l’environne. Wittgenstein ne défend pas exactement cette thèse, pour lui « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde ». Pour l’auteur, le monde (ou mon monde) est nécessairement contenu dans les limites de mon langage. Ce qui excède le dire peut seulement se montrer. Mais montrer quelque chose, cela revient à ne rien formuler sur une chose. Pour Wittgenstein, il est illusoire de vouloir énoncer des propositions sur des objets relevant de domaines (esthétique, métaphysique, ou mystique) qui  ne sont pas des réalités factuelles. Le monde que je peux saisir est le monde qui passe par le tamis de mon langage et les limites de mon monde épousent les limites de mon langage.

Ce qui est intéressant chez Ludwig Wittgenstein, c’est que le je du solipsisme est indicible, il constitue une frontière du monde et non une réalité métaphysique. Le monde est bien mon monde, mais ce je pour qui il y a monde est inapparent, ce n’est pas un je substantiel. Wittgenstein utilise la métaphore du champ visuel : « Tu réponds qu’il en est ici tout à fait comme de l’œil et du champ visuel. Mais l’œil en réalité, tu ne le vois pas ». C’est pourquoi il  ne reste que « le réalisme pur ». Finalement, il parvient à concilier les deux propositions contradictoires du solipsisme et du primat du réel en les dépassant. Il n’y a du monde que pour moi, mais ce moi pour qui il y a monde n’a pas de réalité, le je métaphysique n’est pas un fait du monde.

On peut dire que Wittgenstein procède par un double réductionnisme. Il commence par réduire le monde au monde qui peut être exprimé dans le langage pour un sujet puis, il réduit le sujet « à un simple point inétendu » ; ce qui reste alors est « le réalisme  pur ». On comprend pourquoi certains phénoménologues ont pu croire se retrouver dans les analyses wittgensteiniennes, mais c’est là, il me semble, une erreur d’interprétation, car Wittgenstein ne cherche pas à exprimer l’idée d’un réel qui est le résultat d’une visée intentionnelle, il tend à montrer que le réel est indépendant du sujet et en même temps que ce réel indépendant de tout sujet ne peut être qu’un réel pour un sujet. La démonstration semble paradoxale, mais elle ne l’est qu’en apparence. Wittgenstein ne tranche pas entre l’intuition du réaliste et celle de l’idéaliste, il les fait fonctionner ensemble. Je peux, par le langage, exprimer le monde comme fait, mais je ne peux que montrer que le monde n’est que mon monde. Le seul réel paradoxe est qu’en écrivant ceci, je sors des limites de la description du monde, j’exprime avec le langage ce qui ne peut être dit.

Le véritable paradoxe consiste dans le fait d’exprimer ce qui se montre en ayant recours au langage. A moins bien sûr de prendre ses distances avec Wittgenstein sur ce point et de faire l’hypothèse que tout ce qui peut être exprimé et compris est intelligible. A la notion trop étroite du monde Wittgensteinien, il faut peut-être opposer celle, plus ouverte, de Karl Popper qui divise le monde en trois mondes : le « monde 1 » est celui des faits physiques, le « monde 2 » celui des expériences subjectives , et enfin le « monde 3 » « est  le monde de l’esprit humain, des pensées et des théories, mais aussi celui des œuvres d’art , des valeurs éthiques et des institutions sociales ». Ainsi, pour jouir de la fécondité des propos de Wittgenstein, il semble nécessaire de ne pas le lire avec des lunettes wittgensteiniennes !

Deleuze et Wittgenstein (3) : En guerre contre l’unité

échangeursDans ce troisième et dernier article consacré aux liens entre Gilles Deleuze et Ludwig Wittgenstein, je vais m’efforcer de mettre en lumière leur commune lutte contre la recherche de l’essence en philosophie. Je vais m’appuyer pour cela sur le concept d’ « air de famille » qui appartient à la deuxième philosophie de Wittgenstein et à la notion de « rhizome » forgée par Deleuze et Guattari.

Wittgenstein  dénonce la soif de généralisation en philosophie. Les cas particuliers que recouvrent un concept n’ont pas obligatoirement de parties communes. Ainsi, Wittgenstein peut écrire dans Le cahier bleu que « nous pensons que tous les jeux ont en commun une certaine propriété et que celle-ci justifie le vocable générique  « jeu » que nous leur appliquons ; alors que tous les jeux sont groupés comme une famille dont tous les membres ont un air de ressemblance. Les uns ont le même nez, les autres les mêmes sourcils, d’autres encore la même démarche, et ces ressemblances sont enchevêtrées ». Philosopher ne consiste donc pas à rechercher l’essence d’une signification ou d’un concept, puisque celle-ci n’existe pas. Ce qui se rapporte à des termes relevant d’un même domaine de sens est comme éclaté et disséminé dans un ensemble où les cas particuliers partagent non pas des propriétés communes, mais des points de ressemblance.  On peut donc relever que Wittgenstein réhabilite le particulier en philosophie en dessinant les contours d’une signification ouverte, fragmentaire et non totalisable.

Nous sommes là au plus près de la définition du rhizome chez Deleuze. Dans Mille plateaux, il écrit que « à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple […] Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde». On voit que le rhizome est au plus loin d’une pensée organisée et progressive. Deleuze, par ce concept, cherche à promouvoir un plan de pensée en totale rupture avec la verticalité de la vieille métaphysique. Deleuze rompt avec la métaphore de l’arbre et de ses racines qui symbolisent les principes qui sous-tendent toute recherche rationnelle. A l’effort ordonné de généralisation des connaissances, il substitue le processus  ouvert et hétérogène de connexion d’éléments multiples. Chez Deleuze et Wittgenstein, le sens ne se laisse pas circonscrire dans des définitions, mais les déborde toujours.  On peut avancer l’idée que les notions d’ « air de famille » et de « rhizome » sont des concepts métaphoriques qui expriment la dimension spatiale des données qu’ils enveloppent.

Deleuze et Wittgenstein ont opéré tous deux une révolution conceptuelle qui fait trembler les assises de la philosophie en éliminant toute recherche d’unité ou de fondation. Pourtant, ils opèrent sur des lignes de pensées qui ne se rejoignent pas. Ce qui leur confère  une sorte d’unité est leur manière de penser en philosophe en dehors de la philosophie. Si penser, c’est ne rien accepter comme allant de soi, alors quoi de plus logique et de plus vivifiant que de ne pas marcher dans les chemins balisés de la philosophie ? Philosopher avec Deleuze et Wittgenstein, c’est basculer d’un pôle sceptique à un pôle créatif, c’est se situer en amont ou en aval de la philosophie.

 

Deleuze et Wittgenstein (2) : intériorité vide

...Si on peut établir certaines analogies entre Wittgenstein et Deleuze (cf. article précédent), c’est à partir d’un point de vue extérieur.  Il n’y a en effet aucun sens à pointer des ressemblances entre des auteurs qui évoluent dans des contextes philosophiques radicalement différent. Il faut donc faire apparaître non pas l’espace commun aux deux auteurs, mais ce lieu de la double rupture avec ce qu’on appelle la philosophie. Dans sa seconde philosophie, Wittgenstein nous exhorte à rester au niveau du langage, à ne pas en sortir. On peut donc parler d’un en-deçà de la philosophie. Deleuze, pour son compte, cherche à sortir de la philosophie par les « lignes de fuite » et la « déterritorialisation », il est possible alors de parler d’un au-delà de la philosophie (dans l’immanence bien entendu). On peut avancer l’idée que Deleuze et Wittgenstein considèrent tous deux la philosophie comme un piège et une impasse. Pour Wittgenstein, les problèmes philosophiques ne sont que des illusions et pour Deleuze, ils ne préexistent pas à leur création. En revanche, là ou pour Wittgenstein, il s’agit de retrouver la sérénité en se guérissant des sortilèges du langage, pour Deleuze,  ce qui est quasi vital est de pouvoir relancer les flux du désir. Sur ces points précis, on voit que Wittgenstein est bien l’hériter de Schopenhauer et Deleuze celui de Nietzche, qui fut comme on le sait admirateur de Schopenhauer à un moment de sa vie.

De manière plus anecdotique (mais est-ce vraiment le cas ?), on peut souligner que les deux philosophes prennent leurs distances avec le cadre institutionnel de l’enseignement de la philosophie. Wittgenstein donne ses cours dans l’intimité de ses appartements  à Cambridge tandis que Deleuze officie dans le chaos organisé de l’université expérimentale de Vincennes. Personnalités atypiques, les deux penseurs ont marqué durablement leur public. Deleuze et Wittgenstein sont philosophes avant d’être professeurs ; la philosophie, ils la vivent de l’intérieur, ils ont un rapport de nécessité avec elle. On peut dire que Deleuze et Wittgenstein sont traversés par la philosophie définie comme une intensité. Traversés, car chez eux la philosophie ne se loge pas dans l’intimité de la conscience. Ils sont en effet tous deux ennemis de la tradition idéaliste et n’accordent aucun crédit à l’intériorité. Ils ont tous deux développé une philosophie vigoureusement anti-subjective où la conscience ne joue aucun rôle.

Wittgenstein a insisté sur l’impossibilité  de la constitution d’un langage privé, c’est-à-dire d’un langage qui ne pourrait être compris que par un locuteur, qui serait seul face à son monde intérieur. Wittgenstein a montré  qu’un tel langage est impossible  car tout langage présuppose nécessairement des jeux de langage public. Rappelons que pour lui, les jeux de langage renvoient au côté toujours public du langage. La signification d’un mot est toujours donnée dans un ensemble de règles qui régissent le langage. Je ne peux donner une signification par moi-même de quelque chose, car pour cela je devrais par moi-même concevoir  l’arrière plan des règles de grammaire qui règlent l’usage d’un mot. Le philosophe donne l’exemple  de l’expression de la douleur, Wittgenstein insiste sur son caractère éminemment public. Pour exprimer que j’ai mal, j’ai besoin de connaître la « grammaire » du mot « douleur », qui ne réside pas dans ma conscience mais dans un jeu de langage.  Hilary Putnam, un des philosophes les plus influents de la philosophie analytique, marchera dans les pas de Wittgenstein en ayant recours à des  exemples dépaysants et  saisissants qu’il utilisera dans sa démonstration  contre  la théorie de  l’intentionnalité dans le langage.

En écho à l’absurdité d’un langage privé, on peut convoquer les réflexions de Gilles Deleuze consacrées au livre de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du Pacifique. Deleuze s’interroge sur les conséquences pour une conscience d’un monde sans autrui. Pour Deleuze, autrui n’est pas un objet pour la conscience ou un autre sujet qui m’objective comme chez Sartre, mais « une structure du champ perceptif ». Si autrui vient à disparaître, la conscience et son objet se confondent ; la distance qui permet de percevoir le monde et de nommer ses objets est alors perdue. Dans Logique du sens, il écrit que « en l’absence d’autrui, la conscience et son objet ne font plus qu’un. Il n’y a plus de possibilité d’erreur : non pas simplement parce qu’autrui n’est plus là, constituant le tribunal de toute réalité pour discuter, infirmer ou vérifier ce que je crois voir, mais parce que manquant dans sa structure, il laisse la conscience coller ou coïncider avec l’objet dans un éternel présent ».

Chez Deleuze, autrui joue pour la conscience  le même rôle que les règles de langage chez Wittgenstein. L’intériorité n’est que l’ombre projetée de l’extériorité.

A suivre.

Deleuze et Wittgenstein (1) : les frontières de la philosophie

Ludwig Wittgenstein et Gilles DeleuzeLudwig Wittgenstein et Gilles Deleuze sont tous deux des philosophes inclassables aux pensées singulières. Le premier, qui a pendant un temps cherché à dégager une forme logique commune à la réalité et au langage, s’est employé dans ses travaux ultérieurs à dissiper les illusions dues à une mauvaise compréhension du fonctionnement de notre langage. L’activité philosophique n’a plus de mission de fondation, mais au contraire, un rôle de démystification. Pour Wittgenstein, les problèmes philosophiques n’ont pas de réalité hors du langage et la philosophie est considérée comme l’expression d’un désordre mental. Wittgenstein conçoit sa méthode philosophique comme une thérapie qui doit nous aider à lutter contre cet « ensorcellement par le langage ».

Gilles Deleuze quant à lui, a tout au long de sa carrière de penseur dessiné les contours d’une philosophie de l’immanence, d’abord par ses commentaires sur des philosophes un peu en marge de la tradition philosophique, comme Nietzsche ou Spinoza, puis par sa propre pensée. Il a rédigé certains de ses ouvrages en collaboration avec le psychanalyste Félix Guattari avec qui il s’est employé à faire surgir une autre image de la pensée. Pour Deleuze, « la philosophie, n’est ni contemplation, ni réflexion, ni communication. Elle est l’activité qui crée des concepts ».

Dissipation pour l’un, création pour l’autre, Deleuze et Wittgenstein s’opposent en tous points, sur la question de la méthode, comme sur celle  de la finalité de l’activité philosophique. On a encore en mémoire les propos très durs de Deleuze à propos des disciples de Wittgenstein : « C’est des assassins de la philosophie ». Pourtant, à y regarder de plus près, on peut constater quelques similitudes chez ces deux auteurs.  Au sein de leurs systèmes respectifs (le mot est mal choisi en ce qui concerne Wittgenstein), on peut percevoir les traits d’une résistance commune aux courants philosophiques majoritaires dans la philosophie comme l’idéalisme et un même refus de penser à l’intérieur de ce que l’on pourrait nommer le monde de la philosophie, un monde toujours tendu vers les mêmes fins comme la recherche de la sagesse ou de la vérité.

Deleuze n’a jamais caché sa méfiance envers les pensées de l’intériorité et sa fascination  vis-à-vis du dehors. Dans l’Abécédaire, on perçoit l’animation à travers son regard quand il déclare à Claire Parnet : « Pour moi, dès qu’on fait quelque chose, il s’agit d’en sortir. Il s’agit à la fois d’y rester et d’en sortir. […] Moi, je veux sortir de la philosophie par la philosophie. » Porter la philosophie à l’extérieur du champ philosophique, voilà ce qui mobilise la puissance de pensée deleuzienne.

En revanche, Wittgenstein semble tiraillé par le mouvement contraire, il cherche à échapper à la  philosophie de manière définitive. Ce qui le motive en premier lieu dans les Recherches philosophiques, c’est de fermer la porte de la réflexion philosophique qui ne peut susciter selon lui que « des crampes mentales ». Malgré ces différences, les auteurs se situent tous deux sur ce qu’on pourrait appeler les frontières de la philosophie ; celle-ci n’est plus pensée dans sa positivité ni sa fixité, il n’existe plus à proprement parler de territoire de la philosophie. Elle est comme remaniée à ses extrémités. Wittgenstein essaie d’en montrer l’illusion et le vide ontologique, quant à Deleuze il s’emploie à l’étirer toujours plus loin sur la toile de la réalité. C’est à partir de ce double mouvement  de forces contradictoires que je soulignerai, dans mes prochains articles, les analogies conceptuelles  détectées chez Wittgenstein et Deleuze.

A suivre.

Non pas dans, mais entre les choses

gilles deleuze philosophe concept ligne de fuiteAprès une petite dizaine d’articles publiés, le moment est venu pour moi d’éclairer mes lecteurs (il y en a quelques uns !) sur les ambitions de ce blog. Comme vous avez tous pu le remarquer, il m’arrive  parfois de croiser des thématiques et de célébrer les noces de la philosophie et du fantastique. Il faut avouer que cela peut dérouter les amateurs de philosophie « pure » et les adeptes de la culture fantastique hermétiques à la réflexion. Quand on regarde en détail comment cela se passe sur le net, on s’aperçoit que tout est bien compartimenté, les univers sont bien étanches et les internautes bien différenciés. Pourtant, il existe une poignée d’irréductibles dont je fais partie qui tentent d’établir des points de rencontres entre des champs du réel distincts, qui cherchent à se démarquer de ce qui est convenu et thématique.

Bien entendu, le but n’est pas de se distinguer en prenant volontairement et un peu crânement ses distances avec ce qui s’énonce et se dit, mais de chercher à penser autrement pour libérer un sens possible. Avant d’expliquer plus précisément cette dernière idée, rappelons que le blog est un espace de liberté et ne réclame donc pas une écriture institutionnelle, journalistique ou littéraire. A contrario, pour ne pas tomber dans la subjectivité insignifiante, il faut viser quelque chose, tendre à un certain rapport entre l’écriture et ce qui est signifié. En deux mots, donner à penser quelque chose. Ceci étant dit, que signifie exactement l’expression  « libérer un sens possible » ?

Il s’agit de redistribuer les cartes de l’interaction entre les données du monde de l’art et de la pensée, ou plus modestement, à partir d’œuvres singulières, chercher à faire émerger des interprétations différentes. Il ne s’agit en aucun cas de réfléchir sur une œuvre ou une philosophie mais de penser à partir d’une œuvre ou d’une philosophie. Penser à partir de quelque chose est bien différent de penser sur quelque chose. Cette orientation de pensée croise celle du philosophe Gilles Deleuze, à qui j’ai emprunté le nom de l’un de ses concepts « ligne de fuite », pour baptiser mon blog. Pour Deleuze : « La ligne de fuite est une déterritorialisation… C’est le contraire de l’imaginaire. C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau… Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie ». En deux mots, ce qui m’intéresse, c’est de capter des forces, des intensités, dans des œuvres singulières en les emmenant hors de leurs frontières respectives.

Pour ce faire, à partir de septembre, je vais écrire plusieurs articles consacrés aux zombies de George Romero, que je vais interroger en tant que personnages conceptuels. Je compte aussi travailler sur un rapprochement improbable entre Gilles Deleuze et Ludwig Wittgenstein, deux philosophes que tout oppose et qui n’opèrent pas sur les mêmes plans de pensée. Je continuerai bien évidemment à alimenter le blog avec des articles plus légers et de facture plus classique. De manière générale, je ne m’interdis rien à partir du moment où passe un peu de désir et de pensée.