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Réalité augmentée

Il n’est pas facile de caractériser une expérience esthétique. Est-elle pure, c’est-à-dire dégagée de toute subjectivité, ou bien au contraire chargée d’attentes ? Si « l’œil n’est pas innocent », comme le soutient l’historien de l’art Ernst Gombrich, il n’en reste pas moins que le plaisir ressenti au contact d’une œuvre d’art naît de la rencontre d’un artefact et d’une conscience, d’un objet et d’un sujet. Peu importe au final, si le regard est objectif ou non, ce qui importe, c’est la capacité à saisir une réalité esthétique, c’est-à-dire un ensemble de propriétés stylistiques qui provoque une émotion particulière ou un sentiment de satisfaction. Si la culture et la connaissance de l’art constituent des clés certaines pour l’appréciation esthétique, cela ne signifie pas pour autant que cette dernière n’est pas à la portée du quidam moyen, surtout quand l’œuvre n’est pas hermétique.

casa battloJe pense tout particulièrement à la casa Battlò, une des réalisations architecturales majeures du plus éminent représentant de l’Art nouveau barcelonais, Antonio Gaudi. Les couleurs vives et chatoyantes, les formes organiques de la façade attirent immédiatement l’œil du badaud et donnent envie de visiter l’intérieur de la bâtisse. Ce qui n’est pas forcément le cas pour les créations de Victor Horta à Bruxelles, dont l’austérité végétale, tout aussi délectable, s’offre au regard avec moins de facilité. En cela, la casa Battlò de Gaudi pourrait être un tremplin pour initier les néophytes à l’esthétique architecturale.

Pourtant, les propriétaires actuels de cet édifice ont préféré jouer la carte de la facilité afin de faire couler au maximum les robinets à pognon. L’art et le fric, c’est une longue histoire d’amour… Enfin ! Quelle ne fut pas ma surprise il y a quelques jours en visitant l’édifice de constater que les audio-guides que l’on remet au visiteur sont en fait des sortes de vidéo-guides. L’idée étant de passer une partie de la visite à regarder les pièces de la maison à travers un écran qui ressemble à un smartphone en mode photographie. Et là, ô stupeur, les pièces vides apparaissent meublées, des tortues et des poissons semblant se détacher des fenêtres et des verrières, flottant dans la pièce. On ne sait plus très bien si l’on est chez Disney ou à l’intérieur de l’un des bâtiments les plus emblématiques du modernisme. Le parcours est émaillé de petites surprises visuelles. L’image de Gaudi apparaît tel un spectre derrière un écran (dommage qu’on ne lui ait pas ajouté des oreilles de Mickey !), la maquette de la maison s’illumine pour nous plonger dans une ambiance à la Harry Potter. Bref, tout est fait pour spectaculariser la visite et la rendre la plus attractive possible.

Pedrera Profession reporterMais ce qui apparaît le plus inquiétant, c’est la confusion entre illusion et réalité. A vouloir ainsi juxtaposer le réel au virtuel, ou plutôt à gonfler artificiellement le premier, on perd l’art comme entité. L’art n’est plus une réalité auto-suffisante, il disparaît au sens propre du terme comme sous l’effet d’une réalité augmentée. Il n’y a plus dès lors d’expérience possible. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’écran soit toujours un frein à la rencontre avec l’art. Michelo Antonioni, dans son film Profession : reporter, nous montre son personnage principal venir chercher refuge dans le Palau Guell, puis la Pedrera. « Ils sont tous bien pour se cacher », dira la jeune femme qu’il vient de rencontrer, à propos des bâtiments de Gaudi. L’architecture comme arrière-plan à la rencontre de personnages qui peinent à s’inscrire dans la réalité est un point de vue singulier et assumé pour aborder l’art de Gaudi, mais c’est un point de vue artistique et cela fait toute la différence.

Le cinéma : un stimulant pour la pensée

Profession reporter de Michelangelo AntonioniDans son essai Esthétique et psychologie du cinéma, Jean Mitry donne la définition suivante de l’idée au cinéma : « En raison du caractère concret de l’image, l’idée signifiée devient elle-même une qualité sensible ». Pour Jean Mitry, il faut donc distinguer l’idée abstraite, c’est-à-dire le concept de l’idée sensible. Dans l’image, l’idée coïncide avec son support matériel. A l’abstraction de l’idée qui passe par les mots, répond le concret d’une image signifiante. Cette conception semble proche de la théorie hégélienne de l’Art. Pour Hegel, l’Esprit se donne à voir dans le sensible, s’actualise dans l’œuvre d’art. L’art manifeste l’Esprit qui devient absolu en devenant inséparable de la matière qui le recueille. L’analogie s’arrête pourtant là, car chez Hegel, l’incarnation de l’idée dans le sensible répond à une préoccupation philosophique qui place l’art sous la dépendance de la métaphysique. Chez Hegel, le spirituel prime sur la matière, alors que pour Mitry, on ne sort pas du plan de la littéralité. L’idée n’existe pas au-delà de l’image. L’image est à proprement parler l’idée elle-même : l’opposition entre le fond et la forme n’existe pas.

Une autre distinction majeure repose sur le fait que les idées suggérées par un plan cinématographique n’ont jamais de signification précise. Pour Jean Mitry, « l’attitude du spectateur, au cinéma, est de déchiffrer, à travers un réel perçu, des idées suggérées plutôt que signifiées, les significations filmiques étant nécessairement imprécises et ambigües. » Là où l’art selon Hegel, manifeste la vérité de « L’esprit », le cinéma se contente de nous suggérer un sens possible. En fait, Mitry serait ici beaucoup plus proche de Kant pour qui « le symbole donne à penser ». Rappelons que Kant fait la distinction entre les idées de la raison auxquelles nulle intuition n’est adéquate et les idées esthétiques qui sont des intuitions auxquelles nul concept n’est adéquat. Pour Kant, l’idée esthétique « donne à penser », elle oblige l’entendement à une recherche inépuisable de significations.  Jean Mitry trace également une ligne de démarcation très nette entre la pensée dans l’image et la pensée conceptuelle ; une image cinématographique nous montre quelque chose, mais elle ne nous dit rien. Par essence, la monstration est beaucoup plus ouverte que la signification conceptuelle. On n’est jamais assuré de la signification d’une image, le langage cinématographique ne relève pas de la linguistique. Ce qui signifie qu’il n’y a pas commensurabilité entre ce qu’un texte dit ou raconte et ce qu’une image montre.

Si le sens d’une image déborde toujours du cadre étroit de l’univocité, alors le travail philosophique mené sur un film relève de l’interprétation et d’une réflexion toujours renouvelée. Il ne s’agit pas d’essayer de trouver des concepts philosophiques à l’intérieur de la fiction (car par nature, ces derniers ne peuvent s’y trouver) mais de penser à partir de ce qui est montré. Philosopher à partir du cinéma ne consiste pas à ranger ce que le film exprime dans des cases conceptuelles, mais à inventer des problématiques à partir d’un sens ambigu et riche à la fois pour poursuivre et continuer le film par d’autres moyens. Le travail sur le sens ne recouvre pas celui sur la vérité.

Voici deux exemples de scènes analysées de deux films aux visées philosophiques qui me permettront d’illustrer mes propos. La première scène est tirée de Profession reporter de Michelangelo Antonioni. Cette séquence, qui est aussi l’avant -dernière du film, nous donne à voir sans nous la montrer la mort du héro David Locke. Les barreaux  de la fenêtre de la chambre d’hôtel dans laquelle repose David symbolisent la solitude perceptive du journaliste. Au dehors, les personnages secondaires s’affairent de manière artificielle comme pour suggérer le caractère factice du réel. L’évènement, la mort de David, se produit à l’insu de tous. Ainsi, ce qui est réellement échappe à la perception et ce qui est factice, constitue la trame ontologique des vies ordinaires et impuissantes. A partir de cette description, qui est nécessairement en partie interprétation, on a la possibilité  d’ouvrir la réflexion vers les concepts d’illusion et de perception. Mais ces derniers ne se manifestent pas comme tels dans le film. Ce que le film exprime, c’est une idée ou plutôt un faisceau d’idées que le spectateur capte dans le ressenti immédiat du film.  A partir de l’idée  perçue dans l’image, on peut construire un sens plus élaboré  et enrichir le sens décelé par un travail de la pensée.

La deuxième scène que je  vais citer ici est tirée de Solaris d’Andreï Tarkovski. Le professeur Burton traverse en voiture tout un ensemble de tunnels et de voies rapides, une musique minimaliste électronique et hypnotique extra diégétique accompagne la scène. On passe de la couleur au noir et blanc, la couleur semble symboliser le déplacement de la voiture et l’espace parcouru alors que l’utilisation du noir et blanc correspond aux prises de vues réalisées de l’intérieur de la voiture et renvoie à la même action mais vécue de l’intérieur  de la pensée de Burton. La fin de la séquence  réalisée en plan large en plongée nous montre des files de véhicules aux phares allumés qui se croisent en tout sens sur un réseau d’échangeurs. Cette scène remarquable amène  une foule de questions. Tarkovski nous invite t-il à expérimenter le rapport de la partie au tout ? Passe-t-on de la subjectivité à jamais close sur elle-même à la fusion dans un tout organique ? Cette longue scène de déplacement dans la solitude,  qui de manière soudaine  s’achève dans un fourmillement de voitures réduites à de simples points en mouvement traduit-elle un changement de perspective sur le réel ? Qui regarde : le spectateur, un esprit supérieur, le démon de Laplace ? Bien entendu, la scène est à mettre en rapport avec les autres parties du film pour tenter d’en percer l’intelligibilité, mais ce qui est intéressant de noter, est que le sens profond  se dérobe à toute tentative de capture, parce que justement il n’y a pas de sens ultime à décrypter.

Les bons films nous font signe, ils nous montrent une direction, nous pouvons resserrer par des recoupements et des hypothèses la voie d’un sens ou d’une idée, mais  il y aura toujours une part d’errance qu’il nous faut affronter par la pensée, et qui suscite dans un même mouvement le désir de la pensée. Le cinéma est le grand stimulant de la philosophie.

Numérique plein, regard vide

poème numérique atomium bruxelles exposition temporaireBaudrillard a consacré beaucoup de ses essais à la question de la disparition du réel et à la montée en puissance du simulacre. Selon lui, ce que nous appelons le réel s’est dilué dans la simulation. Ce que nous prenons pour le réel n’est que simulacre. Comme le dit Baudrillard : « La carte précède le territoire ». Ce dont nous faisons l’expérience (lieux, informations)  se réduit à des images qui ont pris la place du réel en l’évacuant. Cette disparition du réel ne consiste pas uniquement dans  l’annulation de la référence mais se traduit également par  l’expérience que les sujets en font.

C’est en visitant l’Atomium à Bruxelles il y a quelques jours que ce dernier point m’a frappé. L’Atomium intrigue de l’extérieur mais se révèle assez  décevant, car il n’y a rien d’intéressant  à voir une fois à l’intérieur.  Rien d’intéressant sauf peut être une installation composée d’une géode lumineuse et d’effets sonores qui suggèrent une esthétique futuriste. Cette installation qui fait le lien entre la structure de l’Atomium et l’espace sidéral vécu de manière onirique invite le visiteur à l’expérimentation. Et pourtant, le public dans sa grande majorité, se contente de mitrailler numériquement  au lieu de vivre une expérience esthétique.

Par delà l’aberration à vouloir fixer ce qui relève du mouvement et du sensoriel (jeux de lumières, illusions  dimensionnelles, etc.), force est de constater que ce qui anime les visiteurs, est le désir de s’approprier ce qu’ils sont en train de voir. On ne peut même pas dire qu’ils consomment ce qu’ils sont en train de regarder puisque l’acte même de photographier dénature l’expérience. Pour la plupart de ces gens, ce qui importe, c’est l’image de la chose. Cette image qui témoigne aussi de leur existence, ils la diffuseront sur des réseaux sociaux ; elle aura ainsi valeur de signe, non pas signe du réel, mais signe de leur présence à eux.

Ils auront manqué le réel tout comme David Locke, le personnage principal  du film d’Antonioni  Profession reporter, qui s’avère incapable d’agir sur un réel qui s’effectue sous les yeux aveugles de tous. Le réel est manqué et l’évènement qui produit les drames et les changements prend toujours à revers les mauvais acteurs que nous sommes.  Ce qui est drôle, c’est que j’ai vu le film à la cinémathèque de Bruxelles la veille d’aller à l’Atomium. Je ne pouvais donc que faire un rapprochement, mais aussi mesurer l’éloignement entre un public de cinéphiles au regard aigu et des hordes en short au regard hébété.

 

Poème numérique, exposition temporaire à l’Atomium de Bruxelles, du 18 juin au 22 septembre 2013.