Chaque réalisateur de film d’horreur a sa façon bien à lui d’organiser l’espace et de composer les rapports entre réalité et irréalité au sein des plans cinématographiques. Le travail sur l’espace, c’est avant tout l’attention portée aux lieux où sont tapis la chose maléfique, le tueur fou, ou encore l’être surnaturel, qui viennent perturber le réel et le tordre. Il y a quelques jours, j’ai pris plaisir à revoir Inferno de Dario Argento. Un peu moins abouti que Suspiria, Inferno reste une référence pour analyser les obsessions et le travail artistique du réalisateur. Deuxième film de la trilogie « Les trois mères », Inferno reprend les ingrédients de Suspiria avec en plus des éléments qui rappellent Rosemary’s Baby de Polanski.
Si le scénario ne brille pas par son originalité et sa complexité, le traitement cinématographique, lui, témoigne du génie d’Argento. Dans ce film, le réalisateur poursuit le travail d’exploration sur l’architecture commencé avec Suspiria, en situant l’action dans un immeuble improbable et baroque à New-York. L’immeuble a été fabriqué par un architecte qui a conçu ses plans de manière à aménager un espace secret à une sorcière redoutable, Mater Tenebrarum. Mais c’est l’immeuble tout entier qui brille d’une lumière surnaturelle, car chez Argento, il n’y a pas de différence entre espace profane et lieu maudit. Il s’emploie à rendre irréels tous les lieux du film. Les lumières bleues et rouges donnent un aspect à la fois esthétique et étrange à chaque pièce et à chaque couloir. Argento cherche à rendre indiscernable le réel, il le recouvre, le maquille. Ce qui est réel se donne pour réel et irréel à la fois.
A rebours de la théorie bergsonienne de l’art pour laquelle l’artiste est révélateur du réel, le réalisateur cherche ici au contraire à le déréaliser. L’art a pour Argento, n’en déplaise aux tenants d’une ontologie stricte, une fonction onirique et fantasmatique assumée. Contrairement à des œuvres fantastiques qui entretiennent le suspense sur le dévoilement du surnaturel, le fantastique, pour le cinéaste, n’est pas une promesse faite au spectateur qui doit se réaliser à la fin , chaque plan étant déjà fantastique. Le film tient ses promesses, car la promesse se réalise dans le même temps qu’elle promet. Il n’y a pas coupure entre deux mondes, mais interpénétration et osmose entre deux régions d’un même plan.
Chez Lucio Fulci, l’autre grand réalisateur italien de films d’épouvante des années 80, le surnaturel est transcendant et en position de hors champ par rapport à ce qui est montré. Tandis que chez Argento, réalité et irréalité ne font qu’un. Par exemple, dans la dernière scène de L’aldilà de Lucio Fulci, l’hôpital s’ouvre sur l’enfer qui se livre sous deux modalités, réelle et picturale. Dans Inferno, les appartements de la sorcière ne sont qu’une dépendance de l’immeuble. Mark Elliot, le personnage principal, y accède par un travail de démolition à partir de l’appartement de sa sœur. Le mal est ici protégé et s’abrite derrière la matière. Chez Fulci, les transitions sont comme inexistantes, on bascule d’un monde à l’autre de manière instantanée. Ce n’est pas le cas chez Argento qui est davantage intéressé par le processus, la déambulation et les ouvertures, comme dans la très belle scène où Rose, la sœur de Mark, découvre la pièce secrète immergée sous l’immeuble.
On peut faire encore une dernière comparaison avec Fulci pour mettre l’accent sur la spécificité du fantastique argentien. Alors que Fulci insiste sur les corps en décomposition, mêlant de manière délectable, surprenante et dérangeante à la fois, effroi surnaturel et putréfaction des cadavres, Argento associe lieux maléfiques et artistiques, terreur et enchantement. Pour Dario Argento, le démoniaque côtoie l’espace artistique comme dans l’école de danse de Suspiria, l’immeuble baroque New-Yorkais, la bibliothèque de philosophie et l’auditorium de la faculté de musicologie de Rome dans Inferno. Fulci et Argento sont des alchimistes qui transforment la laideur en beauté. Lucio Fulci fait passer le morbide à la seconde puissance tandis que Dario Argento fait cohabiter affect et sortilège.