L’œuvre d’art, contrairement aux productions de la nature, relève d’une intention, d’un désir de création. Elle porte la marque de la finalité. Le land art, qui combine artéfact et éléments naturels en organisant le dialogue entre deux ordres hétérogènes, n’échappe pas à la règle : c’est souvent le geste technique qui prédomine. De manière paradoxale, l’inscription humaine au sein d’un milieu naturel et la volonté de créer à partir d’éléments non artificiels pointent avec encore plus de force l’hétérogénéité entre l’ordre de la nature et celui de l’esprit. Au final, c’est toujours la démarche de l’artiste et le déploiement d’une idée qui s’impose au spectateur. Contempler une œuvre de land art, c’est être prisonnier de la démarche consciente d’un artiste, c’est comme se trouver enfermé dans un étau de significations, dans un cadre conceptuel qui ne nous laisse comme liberté qu’un faisceau déterminé d’interprétations. Or, si l’interprétation est indépassable, il est plus intéressant de créer soi-même le cadre mental à partir duquel les interprétations s’organisent et le sens advient. Si cela n’est guère possible avec une œuvre d’art, cela l’est parfois au contact de réalités dénuées de toute ambition artistique ou esthétique.
En voyage à Lisbonne, j’ai pu expérimenter et construire, il y a quelques jours, deux agencements de ce type. Dans le prolongement de la place du commerce, on tombe sur le quai aux colonnes. Là, on peut voir deux colonnes de pierre, dont la base est immergée, marquer comme une frontière entre l’estuaire du Tage et la terre ferme. Le ponton de pierre exposé aux marées, jadis débarcadère pour les transports maritimes de passagers, n’assume aujourd’hui plus aucune fonction. Réalité « a-signifiante », il s’éclaire d’une vie nouvelle par le regard que l’on pose sur lui. Les deux colonnes qui baignent dans l’eau de mer semblent appartenir à deux mondes. Elles sont à la fois les signes de la conquête de la civilisation portugaise et de sa maitrise de la mer, mais elles peuvent apparaitre aussi comme les vestiges du monde marin secret du grand Cthulhu chez Lovecraft. On peut associer en imagination la forte odeur d’algues et de vase qui émane de l’endroit aux créatures cauchemardesques du village d’Innsmooth. Mais plus profondément, ce qui est intéressant, c’est que cet agencement composé d’un élément naturel, la mer, et du produit de l’artifice humain, ne prend sens que pour celui qui s’en empare par l’imagination. Il n’y a pas de signification à déchiffrer, c’est le regardeur qui crée le sens, qui agence les éléments de manière intentionnelle. Le geste technique ou assembleur toujours porteur d’une signification propre à l’art disparait au profit du regard qui fabrique par la pensée une œuvre.
Voici un deuxième exemple qui vient illustrer mon propos. Au cœur du quartier du Chiado, on peut admirer les ruines de l’église du Carmo, dont la voûte a été entièrement détruite lors du tremblement de terre qui secoua violemment Lisbonne en 1755. Cette église à ciel ouvert qui a conservé ses murs et ses piliers n’existe plus à proprement parler comme espace sacré, car comme le fait remarquer l’historien des religions Mircea Eliade : « Pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène : il y a des portions qualitativement différentes des autres […] Dans l’enceinte sacrée, le monde profane est transcendé, la communication avec les dieux est rendue possible ; par conséquent, il doit exister une porte vers l’en- haut ». Là, cette « porte » symbolique qui conduit à la surnature s’est volatilisée, ce sont désormais la nature et le soleil qui irradient l’intérieur de l’église. En détruisant ce qui constitue une frontière entre deux espaces perçus comme séparés et en livrant l’église à la seule puissance immanente, le processus aveugle et mécanique de la nature dissipe l’acte magico-culturel qui divise l’espace. Le sentiment du mysterium tremendum et fascinans a laissé place à la curiosité esthétique. Ce renversement est libérateur pour tous ceux qui sont agressés par le silence pesant qui règne à l’intérieur des édifices religieux. Car alors, ce qui fait penser, c’est l’affect ressenti devant les ruines. La nature devient démiurge involontaire par un processus de destruction. Ce qui est détruit s’ouvre à une nouvelle vie perceptive. Les apôtres de la transfiguration en sont pour leurs frais, le réel reprend ses droits.
Les faiseurs de monde, qu’ils soient prêtres ou artistes contemporains, ne me compteront décidément jamais dans leurs rangs. Je préfère toujours, quand cela est possible, créer mes propres agencements.