Marcel Conche, philosophe français né en 1922, fait partie de ces philosophes qui ont assez d’indépendance d’esprit pour penser en dehors de ce que j’appelle la « doxa philosophique » ; en dehors, mais aussi contre elle. Que faut-il entendre par « doxa philosophique » ? Faire de la philosophie consiste souvent à penser sur les chemins balisés de l’histoire de la philosophie et à accepter certains présupposés qui dès lors nous condamnent à quadriller et à inventorier la réalité avec les outils de la métaphysique tels que les concepts d’Un, de Dieu ou encore d’’Etre. Mais on peut aussi philosopher en prenant du recul avec les fins avérées de la philosophie. C’est ce que fait Marcel Conche en donnant une interprétation renouvelée du scepticisme pyrrhonien. Conche voit dans le scepticisme de Pyrrhon une pensée de l’apparence, de l’apparence pure. Les choses n’ont plus d’essence ou d’être comme dans les philosophies dogmatiques, mais se révèlent sans fond. Pour Conche, toute chose passe, ne laissant que des traces à la manière du passage des météores. « Si l’apparence, en ce sens là, est l’étoffe de toute choses, on peut dire qu’il n’y a rien de vraiment réel ».
Marcel Conche tire une première conséquence de sa position philosophique. Dans Orientation philosophique, il avance l’idée qu’il « n’y a pas véritablement de « connaissance », car la connaissance consiste à aller au-delà de ce qui s’offre immédiatement ». Or, l’apparence étant dépourvue de profondeur, on n’en sort jamais, il n’y a rien au-delà. L’apparence n’est jamais, comme chez Hegel, ce à travers quoi l’essence paraît. L’apparence n’est ni reflet, ni masque d’une autre réalité ou d’une essence.
Précisons également que contrairement à l’être des dogmatiques, l’apparence n’a pas de principe d’unité. C’est-à-dire qu’il nous est impossible de penser l’apparence sous la marque de l’identité. Pour reprendre un exemple donné par Conche, le soleil des aztèques n’est pas le soleil des astronomes, même s’il y a des analogies (chaleur, lumière) : « S’il y a une unité de la signification « soleil », ce n’est que dans les limites d’un monde particulier ». Les apparences forment « un ensemble disparate ». Autre point important, il n’y a pas non plus « d’apparence pour », c’est-à-dire pour un sujet. Si cela était le cas, le sujet occuperait la même place que l’essence, on retrouverait la distinction entre l’être et l’apparence. Pour Marcel Conche, l’apparence n’est jamais une apparence pour quelqu’un, l’apparence est « auto-apparence ».
Pour clarifier ce dernier point, prenons un exemple développé par le philosophe. La tristesse de mon village le soir n’est pas subjective, mon village n’existe que par mon regard, mais mon regard n’est pas séparé de l’objet village, il le réfléchit. Ainsi l’apparence de la tristesse de mon village se réfléchit dans mon regard. C’est la tristesse de mon village qui se donne à voir dans mon regard, sans lequel bien évidemment, mon village n’existe pas. Avec cet exemple, Conche semble proche d’une réflexion de type phénoménologique, mais pourtant c’est bien l’apparence comme « réalité » qui traverse ici le rapport sujet/objet. Pour le dire autrement, le sujet n’est que le véhicule de l’apparence.
Pour conclure, ce qu’il y a d’intéressant dans la position de Conche, est le dépassement de la distinction réalisme/idéalisme que sa philosophie permet. Il n’y a plus de principe essentiel, ni au niveau du sujet qui pense le monde, ni au niveau de la réalité du monde. L’apparence est toujours inessentielle. En fait, la métaphysique de Conche se rapproche beaucoup des traditions extrême-orientales et notamment du bouddhisme et du taoïsme Il a d’ailleurs fait une traduction du Tao Te King de Lao Tseu et rédigé un essai sur les rapports entre Nietzsche et le bouddhisme. Conche oppose à la recherche fiévreuse et inquiète de l’être des penseurs occidentaux, la sérénité de la vacuité.