J’ai vu récemment à la cinémathèque de Paris Playtime, un film de 1967 de Jacques Tati. Délicieusement absurde et décalé, ce chef d’œuvre se prête aussi à l’analyse philosophique.
Le film s’ouvre sur une discussion d’un couple à l’intérieur de ce qui semble être un hôpital. On se rend compte au bout de quelques minutes que le lieu est en fait un aéroport. Cette illusion perceptive orchestrée par le réalisateur plonge le spectateur dans le premier retournement du film. La perturbation topographique qui a pour but de nous installer dans un monde sensiblement différent du nôtre nous amène aussi à nous poser des questions sur la réalité et les apparences. Mais elle est aussi le premier acte d’un processus critique toujours discret qui trouvera sa conclusion dans la toute dernière scène (la scène du rond-point) véritable climax du film.
Playtime est un film sur l’espace ou plutôt sur les espaces de la modernité à l’intérieur desquels s’agitent des acteurs sociaux déjantés. Tati pointe de la caméra, mais toujours avec humour, l’absurdité des relations humaines à l’intérieur d’un monde et d’une architecture transparents. Le tour de force de Tati est que les notes subversives que l’on peut capter ne relèvent pas d’un engagement forcené du réalisateur, mais des situations loufoques elles-mêmes. A la lettre, la critique sociétale n’est qu’un effet de la démesure d’un film qui n’est assujetti qu’à lui-même.
Hulot, personnage emblématique du réalisateur, est un homme maladroit qui se retrouve malgré lui dans des situations embarrassantes, qui est pris dans le flux des déplacements de ses contemporains. Errant dans le labyrinthe d’un building à la recherche d’un interlocuteur qu’il ne retrouvera que par hasard et beaucoup plus tard dans un tout autre contexte, Hulot fait figure d’inadapté social. Mais au contraire des films comiques classiques, ce qui fait rire dans les scènes dans lesquelles Hulot est happé, c’est la triste normalité des personnages qui l’entourent. Ainsi, la scène où Hulot n’arrive pas à ouvrir la porte de l’immeuble est drôle dans la mesure où elle fait ressortir le ridicule du personnage qui a invité Hulot chez lui pour lui en mettre plein la vue en exhibant tous les attributs d’un confort standardisé et d’une vie banale.
Hulot est un personnage inadapté qui par contraste révèle les comportements grotesques de ses contemporains. Hulot semble toujours se retrouver dans un lieu ou chez quelqu’un malgré lui. N’opposant pas de protestation ferme aux situations et aux gens, il est un peu comme le personnage de Bartelby décrit par Deleuze qui déclare « I would prefer not to ». Sans jouer à l’idiot philosophique, il oppose une résistance par sa non-résistance aux situations. C’est un personnage qui, tout en ne cherchant pas à voir, devient spectateur du monde. Sobre et dénué d’ego, cet anti-héro échappe au ridicule par sa naïveté.
Si Hulot peine à s’inscrire dans le réel, il en est de même pour la touriste anglaise dont il s’entiche. Elle n’arrive pas à prendre une photo car des passants font irruption sans arrêt dans le champ. De la même manière, les reflets des monuments de Paris se reflètent dans les vitres des bâtiments transparents. Les deux personnages se débattent dans le simulacre et les galeries marchandes qui semblent épuiser ici tout le réel. Le film reste ici étonnamment moderne en soulignant l’aliénation économique et l’enfermement dans les processus organisés qui donnent l’illusion de l’ouverture.
Pourtant, à un moment, la logique absurde de l’univers crée par Tati change de sens. La scène du restaurant chic, dont les travaux non achevés entraînent de nombreux incidents pour les clients, peut s’interpréter comme une scène de résistance. Un riche américain présenté au début comme un personnage assez détestable prend la tête d’un petit noyau de convives quand une partie du plafond du restaurant s’écroule. Le groupe, en créant un espace privé à l’aide des décombres, entend poursuivre la soirée dans la bonne humeur. Loin de s’indigner des conditions lamentables du lieu, ils retournent la logique mercantile et absurde des gérants du restaurant à leur profit en s’appropriant de manière festive les vestiges d’une entreprise dont le cynisme et l’avidité ont provoqué au sens littéral et métaphorique la chute.
Mais comme je l’ai rappelé en début d’article, si ce film contient des éléments critiques, c’est avant tout dans le déploiement du comique absurde que réside l’essence de l’œuvre. La dernière scène illustre parfaitement cette motivation du réalisateur. On retrouve un glissement perceptif comparable à celui du début du film. Des véhicules tournent dans un rond-point qui apparaît progressivement comme un manège de chevaux de bois ou de voitures pour enfants dans lesquelles montent des passagers. Le ralenti et la musique contribuent à ce brouillage et à ce dédoublement perceptif. Le rond-point est devenu un manège et métaphoriquement le manège nous aiguille sur l’idée que le réel s’est déréalisé. Dans Simulacres et simulation, Jean Baudrillard écrit que « Disneyland est posé comme imaginaire afin de faire croire que le reste est réel, alors que tout Los Angeles et l’Amérique qui l’entoure ne sont déjà plus réels mais de l’ordre de l’hyperréel et de la simulation ». Ce que Baudrillard conceptualise sérieusement,Tati le montre joyeusement ; la critique n’en est que plus redoutable !