Denis Mellier, spécialiste de la littérature fantastique, énonce dans sa thèse L’écriture de l’excès, fiction fantastique et poétique de la terreur, que « le fantastique ne peut jamais être ce qu’il est, mais il ne peut qu’être ce qu’il n’est pas […] Le fantastique surgit tout entier du fait que Dracula n’est dans la représentation que par ce (parce) qu’il n’est pas dans le réel. » A première vue, l’idée est assez simple à saisir ; le fantastique n’est que la négation dans la représentation ou la fiction, d’un réel dont il constitue l’envers. Cette contre-réalité ou para-réalité s’exprime en effet toujours sur le mode de la négation. L’innommable, l’indécidable, l’irréel, l’inconcevable, etc. sont en effet les termes utilisés d’une part par ceux qui écrivent de la littérature fantastique et par ceux qui essaient de la penser et d’en donner un concept d’autre part.
Denis Mellier a comme objectif de circonscrire le champ du fantastique, d’en donner la définition la plus exacte possible, mais derrière cette essai de catégorisation du fantastique, se dissimule un problème plus profond. En formulant que le fantastique « ne peut être que ce qu’il n’est pas », l’auteur ouvre une porte sur le statut ontologique du fantastique et des objets irréels. Il ne s’agit plus seulement de définir le fantastique, mais de caractériser son mode d’être. La formule de Mellier est claire quant à son intention littéraire, mais elle recèle un paradoxe que seule une investigation ontologique peut lever. Enoncer que le fantastique « ne peut être que ce qu’il n’est pas » revient à dire que le fantastique est un non-être et que ce non-être est. Le problème ne porte bien évidemment pas sur la question de l’existence ou non d’êtres irréels, mais sur leur statut ontologique d’êtres irréels. Le conte Dracula n’existe pas comme réalité effective, mais je peux en donner une définition précise. Mellier a défini avec justesse le fantastique du point de vue de son être fictionnel, il nous reste maintenant à cerner la nature de cet être fictionnel.
Le philosophe Alexius Meinong est l’un des rares penseurs à avoir réfléchi au statut ontologique des objets impossibles. Meinong distingue trois modalités d’être :
– l’existence, qui concerne l’existence physique d’un objet
– la subsistance, qui peut s’appliquer par exemple aux objets mathématiques (des relations d’égalité n’ont pas d’existence au sens strict, mais on peut parler à leur sujet de « contenu latent » ou de « subsistance »)
– ce qui est extérieur à l’être, qui concerne les objets impossibles qui se définissent par un « être-tel »
Les objets impossibles appartiennent à cette troisième catégorie. Ce sont des « objets purs » qui ne participent ni de l’être ni du non-être. Meinong prend l’exemple de la montagne d’or : « La célèbre montagne d’or est dorée ». Pour Meinong, « si je dois pouvoir, à propos d’un objet, juger qu’il n’est pas, il semble que je sois dans la nécessité d’appréhender une première fois l’objet pour pouvoir en prédiquer le non-être, plus exactement le lui imputer ou l’en démettre ». Ainsi Dracula est doté (comme tous les objets imaginaires) d’un « être-tel », d’un sosein, à partir duquel la question de l’être et du non-être peut s’opérer. Ainsi, avant d’être dans la représentation et donc d’exister comme non-être, Dracula existe comme « objet pur » à côté de l’être et du non-être.
On peut encore tirer la définition de Denis Mellier vers une autre direction en montrant que les objets impossibles ont également une réalité dans le langage. Dire que Dracula est dans la représentation, c’est dire que l’on a une description de Dracula. Si Dracula est un non-être dans la représentation, son expression dans le langage n’est dépourvue ni de sens ni de signification. En s’appuyant sur le positivisme logique de Carnap on peut montrer que la signification du mot « vampire » est claire, je peux en donner une définition précise. Par exemple, un vampire est un être surnaturel qui se nourrit de sang humain. « Dracula est un vampire » est un énoncé élémentaire qui respecte la forme « X est un vampire ». A contrario, le terme « Dieu » dans son emploi métaphysique est un terme dénué de signification, car je n’ai aucune définition positive sous laquelle subsumer le mot « Dieu ». La signification du mot « Dracula » est claire, alors que celle de « Dieu » ne peut se dire. L’énoncé « Dracula est un vampire » a également un sens contrairement à cet exemple analysé par Carnap : « César est un nombre premier ». Si les mots qui composent cet énoncé ont une signification (ils renvoient à des données objectives), l’ « énoncé est dépourvu de sens car « nombre premier » est une propriété de nombre qui ne peut se dire, ni affirmativement ni négativement d’une personne ».
Le fantastique et son cortège de créatures expriment donc les différents sens dont on veut bien les charger. Il y a donc aussi une réalité du fantastique quant à son expression dans le langage, c’est pourquoi, pour finir, je reprendrai l’affirmation initiale de Denis Mellier en la complétant : le fantastique « ne peut qu’être ce qu’il n’est pas, mais seulement à partir de ce qu’il est ».