Archives mensuelles : juillet 2013

Vocabulaire auto-contaminant

symbole risque de contamination

Les linguistes George Lakoff et Mark Johnson dans leur essai Les métaphores dans la vie quotidienne défendent l’idée qu’une partie de notre système conceptuel est métaphorique et que les métaphores peuvent structurer nos activités. Ils montrent par exemple en quoi notre concept de discussion est structuré  par la métaphore conceptuelle « la discussion, c’est la guerre », en relevant les expressions suivantes : « Vos affirmations sont indéfendables. Il a attaqué chaque point faible de mon argumentation. Ses critiques visaient droit au but. J’ai démoli son argumentation. Je n’ai jamais gagné sur un point avec lui. Tu n’es pas d’accord, alors défends-toi ! Si tu utilises cette stratégie, alors il va t’écraser. Les arguments qu’il m’a opposés ont tous fait mouche. »

Le langage que l’on emploie n’est donc jamais innocent, il n’est pas pur non plus. Il n’est pas déconnecté du monde dans lequel nous vivons : il en est le miroir, mais aussi la traduction. Les expressions que nous utilisons quotidiennement reflètent le climat social et portent en elles la marque des rapports de pouvoir. L’homme, à son insu, redouble  par le langage employé les pratiques d’assujettissement et les nouvelles normes en vigueur dans le corps social. C’est pourquoi il faut toujours faire preuve de circonspection envers les images que nous utilisons, toujours traquer le sens d’une métaphore avant de la faire sienne. Sans cette attitude critique préliminaire, on prend le risque de libérer les forces aliénantes tapies dans le langage.

Prenons un premier exemple avec le verbe « gérer ». Aujourd’hui, on ne fait plus face à une situation, mais on gère. On gère sa santé, ses relations personnelles, son activité professionnelle, sa vie, etc. La métaphore de la gestion est devenue omniprésente et a remplacé l’expression « faire face à ». Quand on fait face, on se dresse contre quelque chose, on met une distance entre soi et la chose à laquelle on fait face, on reste dans une position d’extériorité qui permet la résistance. Gérer, au contraire, c’est se couler dans le stock, c’est être maintenu à l’intérieur. Le stock est à rotation rapide. Avec le verbe « gérer », on n’en finit jamais avec rien.  Utiliser le verbe « gérer », c’est non seulement appauvrir son vocabulaire, mais c’est surtout ne plus pouvoir penser le réel autrement que comme un gestionnaire !

Passons à un autre exemple avec l’analyse d’une expression qui se répand comme une traînée de poudre. Cette expression qui contamine toutes les lèvres est « être en mode ». Je suis en mode repos, en mode vacances ou encore en mode travail. Voici deux hypothèses pour expliquer son origine et son développement :

– L’esprit humain est comparé depuis longtemps à un ordinateur par les sciences cognitives et cette comparaison s’est répandue dans la société.

– L’utilisation intensive du portable aboutit à l’activation incessante de ses différents modes.

On a ainsi tendance à faire l’expérience du réel, de son travail ou de ses loisirs à la manière d’un programme. On fait l’expérience de soi et des différents temps qui rythment la vie dans un programme. On passe d’un espace précalculé à un autre. Les processus ne laissent aucune place au surgissement  et à la nouveauté. « Etre en mode », c’est renoncer à l’idée de durée qui pour Bergson ouvre à la liberté et à la créativité. C’est tout comme pour le verbe « gérer » être prisonnier d’un espace-temps traversé par le pouvoir et la domestication.

Ni dieu ni coach

KandinskyParmi les nouvelles pratiques philosophiques (café philo, ciné philo, etc.) qui se développent un peu partout depuis une vingtaine d’années, on peut citer la consultation philosophique, dont le représentant le plus connu en France est Oscar Brenifier. La consultation philosophique repose sur l’échange entre un professionnel de la discipline et une personne en proie aux questions existentielles. La consultation philosophique ne s’apparente nullement à l’approche thérapeutique de type psychologique et le philosophe consultant n’est pas là pour répondre aux souffrances psychiques des individus venus le consulter. Son rôle consiste à aider à la clarification des questions que se pose son interlocuteur. Le philosophe consultant s’emploie à guider la pensée d’autrui, à reformuler des questionnements et à montrer des pistes de sens possibles, mais n’agit jamais comme un prescripteur de doctrines philosophiques. Son rôle n’est pas d’asséner de prétendues vérités mais de mettre ses  connaissances et son inventivité conceptuelle au service des problématiques toujours singulières de ses interlocuteurs. Ceci étant dit, une question importante se pose : quelle méthode le philosophe doit-il employer pour mener à bien cet échange ?

Pour son compte, Oscar Brenifier pratique l’interrogation socratique. A partir d’une question initiale exposée en début de séance par le consulté, il cherche par le biais d’un interrogatoire serré à faire émerger une question plus essentielle. Cette approche a le mérite d’insister sur les contradictions dans les réponses et d’inviter à leur dépassement, mais a pour inconvénient majeur d’enfermer la pensée  dans un processus logique réducteur. D’autres consultants en philosophie, dont je tairai les noms, vendent leur savoir-faire de la même manière que les coachs et cherchent à séduire  leur clientèle potentielle en entretenant le flou entre méthode de développement personnel et  pratique philosophique. Ce sont souvent les mêmes qui officient en entreprise. Vive le management par la philosophie ! Plus sérieusement, pour pratiquer moi-même (de manière occasionnelle) la consultation philosophique, je voudrais énoncer les points suivants.

– Si la philosophie s’adresse à tous en droit, dans les faits il n’en va pas de même. Il suffit d’avoir enseigné en classe de terminale pour le comprendre.

– Il n’y a pas de méthode idéale pour la consultation philosophique. Le pragmatisme est souvent de mise.

– Les forces du philosophe reposent sur ses capacités à questionner le monde de manière originale et non sur un prétendu pouvoir explicatif.

– La consultation philosophique repose autant sur le feeling du consultant philosophe que sur ses aptitudes conceptuelles.

– La consultation philosophique doit s’inscrire dans un espace de liberté, car elle cesse d’être philosophique quand elle cherche à articuler les notions de pouvoir et de désir au sein des institutions.

En conclusion, la consultation philosophique doit rester une pratique marginale qui ne promet ni ne vend rien.

Rires, intensité et cinéma

Il y a des films qui sont réalisés comme des romans, ce sont des histoires filmées qui plaisent généralement à ceux qui n’apprécient pas le cinéma. Ils l’ignorent le plus souvent, car la structure narrative déployée à l’écran est proche de ce qu’ils lisent. Mais, il y a heureusement des films qui ne cherchent pas à singer la forme écrite et qui, par un travail précis de la caméra, donnent à voir ce qui passe généralement sous le tamis des mots. On sait depuis très longtemps qu’il n’y a pas isomorphisme entre le langage cinématographique et le langage tout court : ce qui se montre ne recoupe pas toujours ce qui se dit, les mondes créés par le cinéma et ceux créés par la littérature ont des zones de voisinage, mais ne se calquent pas l’un sur l’autre. Le cinéma, art de la perception, nous permet quelquefois d’échapper à l’intériorité de la conscience pour donner à voir les forces qui la traversent.

Husbands de John CassavetesHusbands de John Cassavetes en est une parfaite illustration. Le sujet du film ne porte pas tant sur les questionnements existentiels et la folle virée de trois quadragénaires après un enterrement, mais sur les forces de résistance et les pulsions de vie qui s’entrechoquent avec  les forces sociales. De manière plus précise, on peut avancer que le véritable sujet, c’est le rire qui traverse l’oeuvre et les personnages du film d’un bout à l’autre. Le rire ici fonctionne comme une véritable onde sonore qui emporte les personnages. Le fou rire qui les secoue les met littéralement hors d’eux et donc hors des dispositifs normatifs (mariage, travail) qui les enserrent au quotidien. L’image est ici au service d’un mouvement sonore qui véhicule les flux de résistance émis par les protagonistes.

Massacre à la tronçonneuse de Tobe HooperLe fou rire comme processus captant des forces se retrouve dans un autre film phare des années 70, Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper. A la différence près que cette fois, ce ne sont pas des forces de résistance qui se donnent à voir. Dans une scène célèbre, où  les cris de désespoir  et d’effroi de Sally répondent aux hurlements de ses tortionnaires dégénérés, on peut  entendre le fou rire du troisième membre de la famille, le responsable de la station essence. Le fou rire est ici à prendre au sens littéral de l’expression.  La torture psychologique exercée sur Sally déclenche chez ce pervers, qui conserve un soupçon  de décence, un rire fou, un rire qui rend perceptible toute la démence du personnage. Les forces de la folie s’abattent sur son visage, le déformant à la manière d’un portrait de Francis Bacon. Le visage devient une empreinte de la puissance dévastatrice de la démence.

La captation des forces dans l’art est un thème cher à Gilles Deleuze, il m’a permis ici de convertir des ressentis en pensée.

Deleuze et Goodman, unis dans le lointain

gilles deleuze nelson goodmanPhilosopher ne consiste pas toujours à réfléchir sur quelque chose, ni à scruter le réel pour y découvrir ce qu’il est convenu d’appeler le sens. Car ce qui se pense ne préexiste pas nécessairement à l’instauration d’une pensée. Bien loin d’être une entreprise réflexive, la philosophie, dans cette perspective, s’apparente davantage à la création. Cette approche concerne deux grands philosophes contemporains, qui pourtant appartiennent à des traditions radicalement différentes et qui opèrent sur des plans de pensée distincts. Le premier est Nelson Goodman, représentant  américain de la philosophie analytique. Le deuxième est Gilles Deleuze, philosophe français qui s’efforce de penser à partir d’une immanence radicale.

Commençons par Goodman. Dans Manières de faire des mondes, il expose sa conception originale de la création philosophique. Pour lui, le monde n’est jamais donné, mais relève de la construction. Le monde, ou plutôt des mondes se donnent toujours aux travers de versions. On ne côtoie donc jamais le monde, mais des mondes artistiques, philosophiques ou encore scientifiques qui sont élaborés à l’aide de  schémas symboliques. Bien entendu, cette création ne se fait pas ex nihilo ; comme le précise Goodman, « les différentes substances dont les mondes sont faits (matière, énergie, ondes, phénomènes) sont faites en même temps que les mondes. Mais faites à partir de quoi ? En définitive pas à partir de rien, mais à partir d’autres mondes ». Une des conséquences du constructivisme de Goodman est la relativisation de la notion de vérité au profit de celle de correction. Cette dernière se révèle particulièrement pertinente dans la création de mondes artistiques où les œuvres abstraites par exemple ne dénotent rien. Mais elle peut concerner également les théories scientifiques qui privilégient au sein de la version « le caractère informatif et le pouvoir d’organisation du système global » à la recherche de la vérité des lois.

Passons maintenant à Gilles Deleuze.  Pour ce dernier, la philosophie est également une activité créatrice. Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, il  explique que « les concepts ne nous attentent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés ». Pour Deleuze, la création concerne également la science et l’art, ce qui le rapproche de Goodman. Mais cette analogie ne doit pas nous abuser, car comme nous le verrons un peu plus loin, il est strictement impossible de faire cohabiter les deux penseurs. Mais revenons à Deleuze et à sa conception de la philosophie.  Chez Deleuze, les concepts se créent sur le plan d’immanence. « Le plan d’immanence  n’est pas un concept pensé ni pensable, mais l’image de la pensée, l’image qu’elle se donne de ce que signifie penser, faire usage de la pensée, s’orienter dans la pensée… ». La pensée dans l’immanence est une expérience radicalement différente de la réflexion qui s’appuie sur la transcendance. Le plan d’immanence ne comporte aucune profondeur, il n’y a pas de hiérarchie entre les concepts, ceux-ci se constituent par zone de voisinage. Ils n’enferment pas d’essence fixe, mais se composent avec les intensités qui parcourent le plan que le penseur aura su capter.

On peut donc mesurer l’abîme qui sépare les deux philosophes. Là où Goodman construit symboliquement des versions de monde,  Deleuze opère sur le mouvement infini de la pensée en traçant un plan pour en capter les forces. Ce que les deux philosophes ont tout de même en commun, c’est une prise de distance avec la philosophie comme recherche de la vérité et un même intérêt pour les puissances de l’art couplées à la pratique philosophique. Mais ce qui m’apparaît important dans cette rapide confrontation est le problème philosophique qui surgit quand on essaie de faire une synthèse de ce qui a été dit. En effet, Goodman et Deleuze n’évoluant pas sur les mêmes plans de pensée, il est donc  impossible de parler d’un lieu qui permettrait d’opérer une synthèse de leurs deux approches. Il n’y a pas commensurabilité des systèmes. Il n’y a pas de réflexion générale possible sur les rapports entre philosophie et création. Il n’y a que deux pensées singulières que l’on rencontre  toutes deux de l’intérieur. On ne peut occuper une position de surplomb mais seulement effectuer un passage de l’une à l’autre, à la manière d’un saut ontologique.  En d’autres termes, le dehors d’une pensée, c’est toujours le dedans d’une autre.