Deleuze et Wittgenstein (2) : intériorité vide

...Si on peut établir certaines analogies entre Wittgenstein et Deleuze (cf. article précédent), c’est à partir d’un point de vue extérieur.  Il n’y a en effet aucun sens à pointer des ressemblances entre des auteurs qui évoluent dans des contextes philosophiques radicalement différent. Il faut donc faire apparaître non pas l’espace commun aux deux auteurs, mais ce lieu de la double rupture avec ce qu’on appelle la philosophie. Dans sa seconde philosophie, Wittgenstein nous exhorte à rester au niveau du langage, à ne pas en sortir. On peut donc parler d’un en-deçà de la philosophie. Deleuze, pour son compte, cherche à sortir de la philosophie par les « lignes de fuite » et la « déterritorialisation », il est possible alors de parler d’un au-delà de la philosophie (dans l’immanence bien entendu). On peut avancer l’idée que Deleuze et Wittgenstein considèrent tous deux la philosophie comme un piège et une impasse. Pour Wittgenstein, les problèmes philosophiques ne sont que des illusions et pour Deleuze, ils ne préexistent pas à leur création. En revanche, là ou pour Wittgenstein, il s’agit de retrouver la sérénité en se guérissant des sortilèges du langage, pour Deleuze,  ce qui est quasi vital est de pouvoir relancer les flux du désir. Sur ces points précis, on voit que Wittgenstein est bien l’hériter de Schopenhauer et Deleuze celui de Nietzche, qui fut comme on le sait admirateur de Schopenhauer à un moment de sa vie.

De manière plus anecdotique (mais est-ce vraiment le cas ?), on peut souligner que les deux philosophes prennent leurs distances avec le cadre institutionnel de l’enseignement de la philosophie. Wittgenstein donne ses cours dans l’intimité de ses appartements  à Cambridge tandis que Deleuze officie dans le chaos organisé de l’université expérimentale de Vincennes. Personnalités atypiques, les deux penseurs ont marqué durablement leur public. Deleuze et Wittgenstein sont philosophes avant d’être professeurs ; la philosophie, ils la vivent de l’intérieur, ils ont un rapport de nécessité avec elle. On peut dire que Deleuze et Wittgenstein sont traversés par la philosophie définie comme une intensité. Traversés, car chez eux la philosophie ne se loge pas dans l’intimité de la conscience. Ils sont en effet tous deux ennemis de la tradition idéaliste et n’accordent aucun crédit à l’intériorité. Ils ont tous deux développé une philosophie vigoureusement anti-subjective où la conscience ne joue aucun rôle.

Wittgenstein a insisté sur l’impossibilité  de la constitution d’un langage privé, c’est-à-dire d’un langage qui ne pourrait être compris que par un locuteur, qui serait seul face à son monde intérieur. Wittgenstein a montré  qu’un tel langage est impossible  car tout langage présuppose nécessairement des jeux de langage public. Rappelons que pour lui, les jeux de langage renvoient au côté toujours public du langage. La signification d’un mot est toujours donnée dans un ensemble de règles qui régissent le langage. Je ne peux donner une signification par moi-même de quelque chose, car pour cela je devrais par moi-même concevoir  l’arrière plan des règles de grammaire qui règlent l’usage d’un mot. Le philosophe donne l’exemple  de l’expression de la douleur, Wittgenstein insiste sur son caractère éminemment public. Pour exprimer que j’ai mal, j’ai besoin de connaître la « grammaire » du mot « douleur », qui ne réside pas dans ma conscience mais dans un jeu de langage.  Hilary Putnam, un des philosophes les plus influents de la philosophie analytique, marchera dans les pas de Wittgenstein en ayant recours à des  exemples dépaysants et  saisissants qu’il utilisera dans sa démonstration  contre  la théorie de  l’intentionnalité dans le langage.

En écho à l’absurdité d’un langage privé, on peut convoquer les réflexions de Gilles Deleuze consacrées au livre de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du Pacifique. Deleuze s’interroge sur les conséquences pour une conscience d’un monde sans autrui. Pour Deleuze, autrui n’est pas un objet pour la conscience ou un autre sujet qui m’objective comme chez Sartre, mais « une structure du champ perceptif ». Si autrui vient à disparaître, la conscience et son objet se confondent ; la distance qui permet de percevoir le monde et de nommer ses objets est alors perdue. Dans Logique du sens, il écrit que « en l’absence d’autrui, la conscience et son objet ne font plus qu’un. Il n’y a plus de possibilité d’erreur : non pas simplement parce qu’autrui n’est plus là, constituant le tribunal de toute réalité pour discuter, infirmer ou vérifier ce que je crois voir, mais parce que manquant dans sa structure, il laisse la conscience coller ou coïncider avec l’objet dans un éternel présent ».

Chez Deleuze, autrui joue pour la conscience  le même rôle que les règles de langage chez Wittgenstein. L’intériorité n’est que l’ombre projetée de l’extériorité.

A suivre.

2 réflexions sur « Deleuze et Wittgenstein (2) : intériorité vide »

  1. Descharmes philippe

    Certes, s’il n’y a pas d’ idéalisme chez Wittgenstein, ni chez Deleuze, en ce qui concerne la conscience, on trouve chez Hegel, lui, idéaliste, une certitude sensible qui se rapporte à l’objet, par l’intermédiaire des sensations dans une relation avec l’objet et aussi une relation au sujet, avec la conscience de soi, en effet pour me définir en tant que « conscience de soi » il faut que j’aie une conscience dans un autre, qui sera alors conscience de soi pour lui aussi et établira une philosophie du sujet.
    On peut donc inférer de ceci que tout n’est pas dans le langage (grammaire) mais que la conscience de soi peut ,peut être, utiliser d’autres vecteurs de communication que le langage (expressions, mimiques ou autres) qui seraient par la difficilement codifiables.

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  2. Lavercandière

    Il est curieux que vous évoquiez le langage chez Wittgenstein en voulant rapprocher son travail et celui de Deleuze, car c’est justement sur ce point qu’ils sont inconciliables. Un jeu de langage public présuppose un usage ordinaire du langage dont il est logiquement impossible d’établir les déterminations sans faire un usage ordinaire du langage; or, c’est uniquement d’une instance de l’usage non-ordinaire du langage qu’elle peut l’être. Si Wittgenstein ne déduit rien de ce qui somme toute n’est qu’une hypothèse, il s’adresse de fait, dans le Tractatus, a des lecteurs dont il suppose qu’ils sont en possession de cet ultime critère. Mais ce lecteur inattentif ne verra dans l’usage ordinaire du langage que ce qu’il y verra, il ne trouvera que ce qui se trouve déjà en lui, à savoir les vérités que commandent le « bon sens ». Ce caractère fictionnel du langage chez Wittgenstein néglige la dimension politique du langage, la manière dont des éléments sociaux et politiques infiltrent le langage; et c’est une telle fiction qui autorise les philosophes qui se disent par usage, au reste non-ordinaire, « analytiques » à développer une philosophie « naturaliste » du langage, — et ce 2400 ans après la Grèce sophistique !
    Les conséquences d’un tel travail sur la langue contrarie celui de Deleuze parce qu’il finit par se parer des atours d’une rhétorique d’Etat; et à plus forte raison qu’elle recueille de nos jours de plus en plus de suffrages. Elles sont une entreprise de reterritorialisation faite en vue de réprimer l’excès d’entropie que suppose une machine langagière traversée de part en part par des a-significations d’emblée politiques, en vue de recoder une grammaire saisie comme ensemble de marqueurs de pouvoir avant que d’être une ensemble de règles syntaxiques. C’est aussi cela, « l’assassinat de la philosophie » faite par les wittgensteiniens; un assassinat dont on ne se relève pas.

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