Le public français n’est pas toujours très à l’aise avec le cinéma de genre et peut même se montrer particulièrement hostile aux films à la tonalité gore. J’en ai fait les frais il y a quelques jours lors d’une animation au cinéma d’art et d’essai le Caméo à Metz. C’est le film Grave, premier long métrage de la jeune réalisatrice Julia Ducournau qui a échauffé les esprits. Cet ovni cinématographique qui s’appuie en partie sur les codes du film d’horreur ne se laisse pas enfermer dans un genre précis. Ce qui pose un premier problème aux esprits étroits habitués aux cases cinématographiques qui confondent ici perception et classement. Bref passons… le deuxième reproche fait au film concerne les scènes de cannibalisme explicites qui nous sont montrées. Quand on connait un peu les productions du genre, on s’aperçoit qu’il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un chat ! En outre, le pitch du film (le devenir-canibale de Justine jeune étudiante véto végétarienne) est assez clair. Ces braves gens qui viennent en masse par voyeurisme n’assument pas au final leurs pulsion visuelle…Toutefois, ce n’est pas encore çà le plus navrant, car on peut concevoir que la sensibilité au sang puisse être un frein à l’appréciation.
Ce qui m’a profondément agacé, c’est d’une part le manque d’arguments des spectateurs qui se sont montrés incapables de justifier le jugement négatif porté sur le film et le refus de la discussion d’autre part. Cela fait pas mal d’années que j’anime des cinés club et des cinés philo, le but n’est jamais de faire l’apologie d’un film, mais de chercher à faire ressortir les idées et les affects qu’il suscite. Or, le film Grave, même s’il n’est pas un chef d’oeuvre, est un film qui fait penser et ressentir. La filiation avec le réalisateur David Cronenberg (Julia Ducournau reconnaît son influence sur son propre travail) est explicite. Dans The Broode de Cronenberg (Chromozone 3), on est confronté à la transformation du corps d’une femme, qui par le biais d’une puissante somatisation, va donner naissance à des monstres. Ce processus est le résultat des effets dévastateurs d’une cure psychanalytique singulière que cette femme a subie. Dans le film de Julia Ducournau, on retrouve cette interaction entre violence institutionnelle et individuelle. La violence sociale exercée à l’école véto (bizutages éprouvants) s’est éxercée sur Justine sa sœur et sa mère, toutes trois élèves de cette école et cannibales. Le film permet donc de nous interroger sur la circularité de la violence, sur son va et vient entre pôle collectif et pôle individuel.
Mais il y a également d’autres thématiques à l’oeuvre dans le film, comme celle du rapport entre animalité et humanité, ou bien celle qui explore la question de la puissance sexuelle féminine. La scène ou Justine se maquille en dansant devant sa glace en écoutant une chanson trash du groupe de rap Orties nous fait ressentir la double transformation qui s’opère chez Justine (appétence pour la viandre crue et pour le sexe). Ce qui a dérouté et rebuté les spectateurs, ce sont tous ces effets musicaux et sanglants qu’ils ont perçus comme gratuits. Or c’est par ce type d’effets que l’on peut ressentir quelque chose et éventuellement se mettre à penser. Plus précisément, il faut rappeler que l’idée passe toujours au cinéma par l’affect, l’image enveloppe un sens possible, mais qui par nature est toujours ouvert. « Le langage cinématographique » ne possède pas la précision du signe linguistique, car une image en mouvement n’est pas une suite de termes linguistiques mis bout à bout dans une phrase ! Aussi les spectateurs qui ont reproché au film d’être « brouillon » et d’aller dans tous les sens confondent pensée conceptuelle et pensée visuelle.
Enfin, pour répondre définitivement aux préjugés esthétiques et aux certitudes imbéciles en matière de gôut cinématographique, je laisse la parole à Eric Dufour qui dans la conclusion de son dernier essai consacré au cinéma, La valeur d’un film écrit ceci : « Reconnaître que tous les films valent dès qu’on en a un usage, c’est à notre sens reconnaître le caractère démocratique (au sens grec) de l’appréciation, c’est à dire assumer qu’il n’y a pas de normes universelles ni même générales de l’appréciation et que, corrélativement, il n’y a pas de « bons » ou de « beaux » films à côtés de « mauvais » films ». A propos de la cinéphilie élitiste, il ajoute « c’est une forme de violence, et à notre sens la violence la pire, parce qu’elle se dissimule sous l’apparence du logos ». La violence n’est pas là où on la croit. A bon entendeur, salut !