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Deleuze et Wittgenstein (3) : En guerre contre l’unité

échangeursDans ce troisième et dernier article consacré aux liens entre Gilles Deleuze et Ludwig Wittgenstein, je vais m’efforcer de mettre en lumière leur commune lutte contre la recherche de l’essence en philosophie. Je vais m’appuyer pour cela sur le concept d’ « air de famille » qui appartient à la deuxième philosophie de Wittgenstein et à la notion de « rhizome » forgée par Deleuze et Guattari.

Wittgenstein  dénonce la soif de généralisation en philosophie. Les cas particuliers que recouvrent un concept n’ont pas obligatoirement de parties communes. Ainsi, Wittgenstein peut écrire dans Le cahier bleu que « nous pensons que tous les jeux ont en commun une certaine propriété et que celle-ci justifie le vocable générique  « jeu » que nous leur appliquons ; alors que tous les jeux sont groupés comme une famille dont tous les membres ont un air de ressemblance. Les uns ont le même nez, les autres les mêmes sourcils, d’autres encore la même démarche, et ces ressemblances sont enchevêtrées ». Philosopher ne consiste donc pas à rechercher l’essence d’une signification ou d’un concept, puisque celle-ci n’existe pas. Ce qui se rapporte à des termes relevant d’un même domaine de sens est comme éclaté et disséminé dans un ensemble où les cas particuliers partagent non pas des propriétés communes, mais des points de ressemblance.  On peut donc relever que Wittgenstein réhabilite le particulier en philosophie en dessinant les contours d’une signification ouverte, fragmentaire et non totalisable.

Nous sommes là au plus près de la définition du rhizome chez Deleuze. Dans Mille plateaux, il écrit que « à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple […] Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde». On voit que le rhizome est au plus loin d’une pensée organisée et progressive. Deleuze, par ce concept, cherche à promouvoir un plan de pensée en totale rupture avec la verticalité de la vieille métaphysique. Deleuze rompt avec la métaphore de l’arbre et de ses racines qui symbolisent les principes qui sous-tendent toute recherche rationnelle. A l’effort ordonné de généralisation des connaissances, il substitue le processus  ouvert et hétérogène de connexion d’éléments multiples. Chez Deleuze et Wittgenstein, le sens ne se laisse pas circonscrire dans des définitions, mais les déborde toujours.  On peut avancer l’idée que les notions d’ « air de famille » et de « rhizome » sont des concepts métaphoriques qui expriment la dimension spatiale des données qu’ils enveloppent.

Deleuze et Wittgenstein ont opéré tous deux une révolution conceptuelle qui fait trembler les assises de la philosophie en éliminant toute recherche d’unité ou de fondation. Pourtant, ils opèrent sur des lignes de pensées qui ne se rejoignent pas. Ce qui leur confère  une sorte d’unité est leur manière de penser en philosophe en dehors de la philosophie. Si penser, c’est ne rien accepter comme allant de soi, alors quoi de plus logique et de plus vivifiant que de ne pas marcher dans les chemins balisés de la philosophie ? Philosopher avec Deleuze et Wittgenstein, c’est basculer d’un pôle sceptique à un pôle créatif, c’est se situer en amont ou en aval de la philosophie.