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Deleuze et Wittgenstein (1) : les frontières de la philosophie

Ludwig Wittgenstein et Gilles DeleuzeLudwig Wittgenstein et Gilles Deleuze sont tous deux des philosophes inclassables aux pensées singulières. Le premier, qui a pendant un temps cherché à dégager une forme logique commune à la réalité et au langage, s’est employé dans ses travaux ultérieurs à dissiper les illusions dues à une mauvaise compréhension du fonctionnement de notre langage. L’activité philosophique n’a plus de mission de fondation, mais au contraire, un rôle de démystification. Pour Wittgenstein, les problèmes philosophiques n’ont pas de réalité hors du langage et la philosophie est considérée comme l’expression d’un désordre mental. Wittgenstein conçoit sa méthode philosophique comme une thérapie qui doit nous aider à lutter contre cet « ensorcellement par le langage ».

Gilles Deleuze quant à lui, a tout au long de sa carrière de penseur dessiné les contours d’une philosophie de l’immanence, d’abord par ses commentaires sur des philosophes un peu en marge de la tradition philosophique, comme Nietzsche ou Spinoza, puis par sa propre pensée. Il a rédigé certains de ses ouvrages en collaboration avec le psychanalyste Félix Guattari avec qui il s’est employé à faire surgir une autre image de la pensée. Pour Deleuze, « la philosophie, n’est ni contemplation, ni réflexion, ni communication. Elle est l’activité qui crée des concepts ».

Dissipation pour l’un, création pour l’autre, Deleuze et Wittgenstein s’opposent en tous points, sur la question de la méthode, comme sur celle  de la finalité de l’activité philosophique. On a encore en mémoire les propos très durs de Deleuze à propos des disciples de Wittgenstein : « C’est des assassins de la philosophie ». Pourtant, à y regarder de plus près, on peut constater quelques similitudes chez ces deux auteurs.  Au sein de leurs systèmes respectifs (le mot est mal choisi en ce qui concerne Wittgenstein), on peut percevoir les traits d’une résistance commune aux courants philosophiques majoritaires dans la philosophie comme l’idéalisme et un même refus de penser à l’intérieur de ce que l’on pourrait nommer le monde de la philosophie, un monde toujours tendu vers les mêmes fins comme la recherche de la sagesse ou de la vérité.

Deleuze n’a jamais caché sa méfiance envers les pensées de l’intériorité et sa fascination  vis-à-vis du dehors. Dans l’Abécédaire, on perçoit l’animation à travers son regard quand il déclare à Claire Parnet : « Pour moi, dès qu’on fait quelque chose, il s’agit d’en sortir. Il s’agit à la fois d’y rester et d’en sortir. […] Moi, je veux sortir de la philosophie par la philosophie. » Porter la philosophie à l’extérieur du champ philosophique, voilà ce qui mobilise la puissance de pensée deleuzienne.

En revanche, Wittgenstein semble tiraillé par le mouvement contraire, il cherche à échapper à la  philosophie de manière définitive. Ce qui le motive en premier lieu dans les Recherches philosophiques, c’est de fermer la porte de la réflexion philosophique qui ne peut susciter selon lui que « des crampes mentales ». Malgré ces différences, les auteurs se situent tous deux sur ce qu’on pourrait appeler les frontières de la philosophie ; celle-ci n’est plus pensée dans sa positivité ni sa fixité, il n’existe plus à proprement parler de territoire de la philosophie. Elle est comme remaniée à ses extrémités. Wittgenstein essaie d’en montrer l’illusion et le vide ontologique, quant à Deleuze il s’emploie à l’étirer toujours plus loin sur la toile de la réalité. C’est à partir de ce double mouvement  de forces contradictoires que je soulignerai, dans mes prochains articles, les analogies conceptuelles  détectées chez Wittgenstein et Deleuze.

A suivre.