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Sens, musique et langage

A première vue, les conceptions de Wittgenstein et de Jankélévitch au sujet de la musique sont très proches. Pour les deux penseurs, cette dernière ne fonctionne pas comme un langage et n’exprime aucune réalité qui se tiendrait au-delà de l’exécution musicale. Dans La musique et l’ineffable, Jankélévitch développe l’idée suivante : si la musique n’est qu’un simple langage, alors le sens doit préexister à ce langage et ainsi il faut donc poser avant le phénomène acoustique une musique métaphysique. Ce qui ramène in fine peu ou prou aux idées de Schopenhauer. Ce refus de faire de la musique le véhicule de la transcendance, d’idées ou même de sentiments est aussi partagé par Wittgenstein qui écrit dans le Cahier brun : « A une telle explication, nous sommes tentés de répondre : c’est elle-même que la musique nous transmet ! » On peut parler ici d’une autonomie de la musique.

Pourtant, si les deux penseurs s’entendent au sujet de non expressivité de la musique, ils diffèrent quant au sens qu’ils donnent à ce concept. C’est à partir de la notion d’ineffable que s’illustrent les différences conceptuelles entre Wittgenstein et Jankélévitch. Ce dernier opère une distinction sémantique entre les termes ineffable et indicible. L’indicible renvoie à ce dont on ne peut parler absolument, comme la mort par exemple. L’indicible s’apparente au « sortilège », alors que l’ineffable agit comme un « charme ». Ainsi en va-t-il de l’amour que l’on ne peut appréhender, mais qui suscite un discours infini. La musique agit pour Jankélévitch comme un charme. Elle est un « espressivo inexpressif ». Elle exprime l’inexprimable, elle suggère sans montrer quelque chose en particulier, elle s’actualise dans nos émotions du moment, elle épouse le flux de notre vie et désigne des manières d’être. Ainsi, si la musique n’est pas un langage, on ne peut pas dire pour autant qu’elle n’exprime rien, elle est selon l’expression chère au philosophe « un presque rien ».

Les lecteurs familiers de Jankélévitch sont habitués à la présence aveuglante de l’oxymore dans sa pensée. L’auteur tord les mots et utilise le langage pour laisser filtrer une ouverture infime dans les murs de l’impossible qu’il a lui-même érigés. En cela, il réintroduit le sens dans l’expression musicale, un peu comme Kant qui brandit les idées de la raison après avoir refermé la porte de la métaphysique. Ce n’est pas le cas chez Wittgenstein qui se refuse à faire jouer un rôle quelconque à la notion d’ineffable. La musique ne montre pas ce qu’elle ne peut pas dire. Il n’y a pas chez Wittgenstein de mystère de la musique. Associer le mystère à la musique, c’est réintroduire la spéculation philosophique et l’illusion qui lui est inhérente. Ce qui est inexprimable dans la musique est en réalité contenu en elle, dans ce qu’elle exprime. Dire par exemple que la musique agit comme un charme et qu’il existe un mystère musical, c’est utiliser le langage d’une certaine manière qui nous incite à penser que nous ne pouvons pas décrire ce que nous fait la musique. Or, je peux rendre compte de mon appréciation esthétique de manière tout à fait correcte, par un geste, ou par quelques mots quand je prends conscience que la musique n’est pas mystérieuse ou plutôt quand je me coule dans le bon « jeu de langage » et que je renonce à penser que mon langage est imparfait. Parler de « mystère  musical », c’est encore penser que la musique n’est pas tout ce qu’elle peut être.

L’ontologie zéro de Pyrrhon d’Elis

pyrrhonIl y a environ deux ans, j’ai écrit un article assez synthétique sur la pensée de Marcel Conche, dont j’avais pris connaissance par le biais de son ouvrage Orientation philosophique. Or, la lecture attentive de son maître-livre, Pyrrhon ou l’apparence, dont je n’avais lu à l’époque que des extraits, m’a donné envie d’écrire un nouveau texte sur cette philosophie aussi subversive que fascinante.

Dans Pyrrhon ou l’apparence, essai universitaire rigoureux, Marcel Conche entreprend de réaliser une défense du scepticisme en proposant une interprétation nouvelle de la pensée du philosophe sceptique Pyrrhon d’Elis. Marcel Conche s’efforce tout au long de son essai de distinguer la pensée de Pyrrhon de celle de Sextus Empiricus, un sceptique grec de la fin du 2ème siècle après JC. Pyrrhon, qui connut le début du règne d’Alexandre et la fin des cités grecques, défend une conception du scepticisme que l’on ne retrouve pas chez ses continuateurs mis à part chez son disciple Timon. Pyrrhon a assisté à la naissance d’un monde et a pris conscience de l’illusion qui consiste à croire que les choses ont un fond. Les analyses de Marcel Conche ont le mérite de dégager l’originalité du penseur d’Elis et permettent de corriger les interprétations officielles sur la pensée de Pyrrhon (comme celle avancée par l’historien de la philosophie antique Victor Brochard).

Mais entrons sans attendre dans le vif du sujet en exposant ce qu’est le scepticisme. De manière générale, il est entendu que le doute sceptique porte non par sur les phénomènes, c’est-à-dire sur ce qui apparaît, mais sur les choses cachées. Les sceptiques comme Sextus Empiricus ne doutent pas de la réalité des phénomènes ; le phénomène, c’est ce dont je peux faire l’expérience par la sensation, je peux par exemple toucher cette table ou ressentir le goût sucré de ce gâteau, mais je suis incapable de me prononcer sur la pensée d’un noumène telle que l’idée de Dieu. Les causes extérieures des phénomènes et en général tout objet pensé sont incertains ; il faut donc suspendre son jugement (épochê) à l’égard des idées qui n’ont pas de rapport avec la sensation. Le scepticisme entendu ici est un scepticisme « phénoméniste ».

Or pour Pyrrhon, le doute sceptique ne fait pas le tri entre l’apparence et l’être des choses qui est par nature douteux, mais passe par la formule du ou mallon (pas plus) : ce n’est pas plus ainsi qu’ainsi ou que ni l’un ni l’autre. Pyrrhon substitue à l’être des dogmatiques, l’apparence. Non pas l’apparence de (l’apparence de quelque chose dont la nature ou l’essence reste cachée), ni l’apparence pour (pour un sujet, ce qui apparait a une subjectivité), mais l’apparence pure et universelle. Les choses ne sont pas plus ceci que cela, signifie qu’elles n’ont pas d’être. Marcel Conche parle de « dissolution universelle des étants », mais souligne que Pyrrhon ne substitue pas pour autant la catégorie du non-être à celle de l’être. « Cependant le rien auquel aboutit Pyrrhon est un tout autre rien que le néant qui serait simplement l’opposé de l’être ».

C’est pourquoi, il faut comprendre cette dissolution de l’être comme apparence pure. Pour la métaphysique de l’époque, celle d’Aristote en particulier, le fait qu’il y ait des étants va de soi. On questionne l’être de l’étant, mais on ne saurait sans absurdité nier l’être lui-même. Pour Aristote, le principe de contradiction « il n’est pas possible que la même chose, en un seul et même temps, soit et ne soit pas » est indémontrable et peut être défendu contre ses négateurs. Dans le livre Gamma de la Métaphysique, Aristote montre qu’il suffit de demander à un adversaire du principe de dire au moins quelque chose pour le réfuter, car en disant quelque chose (on ne peut nier que les mots ont un sens défini), il signifie quelque chose et donc par-là respecte la logique du principe.

Pyrrhon, en déclarant à propos d’une chose qu’elle est et n’est pas, fait-il vraiment preuve d’absurdité? Pour lui, c’est bien une vérité, mais elle ne se situe pas au niveau du discours, car le langage ne peut manquer de réintroduire la question de l’être (« ceci est », « ceci n’est pas », « il n’y a que l’apparence », etc.) Si tout est indécidable et indifférent, alors il s’agit non pas de suspendre son jugement mais de s’abstenir de juger. Voilà le vrai sens de l’épochê pyrrhonienne pour Marcel Conche. Le sage est celui qui se délivre de la recherche illusoire de la vérité. Si l’on quitte le sol des évidences du sens commun et de la philosophie dogmatique, alors on cesse de donner une valeur au mot « être ». Pour Marcel Conche, une telle position ne pouvait manquer de faire « l’objet d’un refoulement idéologique, car, contrairement au scepticisme phénoméniste (celui de Sextus Empiricus par exemple), il ne fut jamais conciliable avec les idéologies dominantes ». Phyrron est au fond très proche de Wittgenstein, qui dénonce dans sa seconde philosophie les prétentions abusives de la philosophie. Leurs pensées respectives s’exercent contre une certaine idée de la philosophie. Faire de la philosophie, c’est se délivrer de l’illusion que la philosophie dit ou peut dire quelque chose sur le réel. Si Wittgenstein cherche à nous délivrer « des crampes mentales » occasionnées par « l’ensorcellement par le langage » dont nous nous ne manquons pas d’être les victimes, Pyrrhon, lui dénonce l’illusion ontologique à la base de tout questionnement philosophique. Car ce qui est étonnant, c’est bien la croyance non discutée en la philosophie !

Les zombies (6) : par-delà l’interprétation

Je viens de terminer la lecture de deux essais sur les zombies qui tranchent avec la médiocrité des ouvrages consacrés jusqu’à présent au sujet (cf. articles zombies 1 et 2). Les deux auteurs ont le mérite de se focaliser sur le zombie comme être filmique et non comme phénomène de mode. Le zombie, comme j’ai essayé de le montrer moi-même (cf. articles zombies 4 et 5), s’appréhende en effet dans  l’image, il n’est qu’un être pour l’image. C’est une  figure singulière qui mute de film en film, c’est un concept toujours en devenir. En cela, il faut sans doute être nominaliste et renoncer à parler de l’essence du mort-vivant.

Ceci étant dit, revenons à nos auteurs : Amélie Pépin a intitulé son essai Zombie Le mort-vivant autopsié.  Sur 123 pages, dans un style clair, elle s’applique à faire ressortir, entre autres, le motif religieux à l’œuvre dans les films de zombies. Elle analyse trois longs métrages : White Zombie de Victor Halperin, Dawn of the Dead, de George Romero (auquel j’ai consacré un article cf. article zombies 5) et 28 Days Later de Danny Boyle. Pour aller vite, on pourrait dire que les figures des morts-vivants dans ces trois films correspondent respectivement  à l’image classique, moderne et postmoderne du zombie. Essentiellement descriptive, l’analyse de l’auteur s’attache à faire émerger la thématique maintes fois développée de la critique de l’individualisme et de la société de consommation dans les films du genre (en particulier chez Romero). De ce point de vue, elle n’est guère novatrice, mais l’intérêt de son livre ne vient pas de cette analyse banale et somme toute assez superficielle, mais de la manière dont elle l’a conduite et justifiée. De manière fine, elle fait apparaître les jeux de renvois entre films et motifs  bibliques (genèse et apocalypse). Son plus grand mérite, il me semble, est d’avoir donné de l’épaisseur au film de Danny Boyle qui est une œuvre beaucoup plus commerciale que Dawn of the Dead de Romero. Au final, c’est dans une direction morale que l’auteur entraîne ses lecteurs en choisissant pour cela la voie de l’herméneutique. Mais l’interprétation, aussi stimulante soit elle, a pour défaut de manquer ce qui fait la spécificité conceptuelle du zombie, son modus operandi. Le zombie n’est pas soluble dans la métaphore (cf. article zombies 3).

Sensible à ce problème, Joachim Daniel Dupuis, dont l’essai s’intitule George A. Romero et les zombies Autopsie d’un mort vivant (il n’y a pas dû avoir concertation entre les deux auteurs !) propose une analyse non interprétative du zombie (il n’est pas le premier à en avoir eu l’idée cf. articles zombies 3 et 4). Le livre de Joachim Dupuis est ambitieux : il cherche à montrer en quoi le zombie romérien est une figure qui « court-circuite » les dispositifs de pouvoir en action dans le corps social. Le cinéma de George Romero s’articule ici à la pensée de Michel Foucault et est présenté comme contre-effectuation à la normalisation des sujets. Les analyses de l’auteur sont souvent pertinentes. Les commenter prendrait beaucoup de temps et m’éloignerait de ce qui m’a animé à la lecture de l’essai.

Deux idées ont particulièrement attiré mon attention. La première concerne l’utilisation du concept d’affect tel que Deleuze l’entend, même si le philosophe n’est pas cité par Joachim Dupuis : « Les morts ne sont pas une idée rendue concrète par un personnage. Les morts sont plus l’expression d’un affect que le spectateur éprouve autant que les personnages. Un affect n’est pas un simple sentiment, une simple affection qui aurait pour cause un sens anthropologique (du type joie, bonheur). Il s’agit plutôt de forces qui agissent sur nous sans que nous sachions de quoi il retourne. Il y a un sentiment d’inéluctabilité, de nécessité. C’est une catastrophe. » De la même manière que, dans un tout autre genre, les meilleurs films de John Cassavetes permettent au spectateur réceptif de ressentir les flux et les forces à l’œuvre dans la vie, les films de Romero nous permettent d’expérimenter les flux du chaos. L’auteur a bien perçu que les zombies dont l’origine est inassignable et qui ne sont l’expression d’aucun signifié (cf. article zombies 4)  produisent un effet très particulier sur le spectateur. Ce dernier expérimente sans pouvoir rabattre ce qu’il ressent sur des coordonnées précises. Affect sans référent, qui déterritorialise pour parler comme Deleuze, ceux par qui il passe. Joachim Dupuis complète ici les analyses de Philippe Met pour qui le zombie est davantage « processuel » qu’ « allégorisable » (cf. article zombies 3).

Le deuxième point que j’aimerais évoquer concerne le  refus de l’auteur de considérer les zombies comme une masse : « [Les zombies] ce n’est pas non plus une « masse », car celle-ci n’inscrit pas de traces (Canetti). Or le mort-vivant porte en lui-même une trace des pouvoirs (ce que sont clairement les morts-vivants comme expression du pouvoir), les marques du pouvoir en les « brouillant » ». On comprend pourquoi l’auteur refuse le rapprochement que Pascal Couté opère entre les zombies et le concept de masse d’Elias Canetti (cf. article zombies 3).  Envisager les zombies comme une masse, c’est renoncer à les faire fonctionner comme coupures des flux de pouvoir. La masse croît sans cesse en absorbant les individus. En fait, la masse ne marque pas les corps et les âmes, elle les absorbe. En digérant et en assimilant individus et institutions, les zombies deviennent les signes de la dissolution de tout rapport social dont le pouvoir n’est qu’une des modalités, sur laquelle s’est à mon sens trop focalisé Joachim Dupuis (bien que ce soit là son but). Plus profondément, c’est la grammaire de la réalité elle-même qui est subvertie par les zombies romériens.  « Certaines propositions sont soustraites au doute, comme des gonds  sur lesquels tournent ces questions et doutes », énonce Wittgenstein dans De la certitude  à propos du langage. L’action des zombies  symbolise dans l’image la perte de ces propositions pivots à partir desquelles nous pouvons penser le pouvoir, la religion et toutes nos expériences sociales. C’est l’image même de la réalité à partir de laquelle nous pouvons donner sens au monde et que nous ne pouvons pas remettre en question (car  c’est à partir d’elle que nous pensons), qui s’effrite et disparaît sous la pression des morts.