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Les zombies (6) : par-delà l’interprétation

Je viens de terminer la lecture de deux essais sur les zombies qui tranchent avec la médiocrité des ouvrages consacrés jusqu’à présent au sujet (cf. articles zombies 1 et 2). Les deux auteurs ont le mérite de se focaliser sur le zombie comme être filmique et non comme phénomène de mode. Le zombie, comme j’ai essayé de le montrer moi-même (cf. articles zombies 4 et 5), s’appréhende en effet dans  l’image, il n’est qu’un être pour l’image. C’est une  figure singulière qui mute de film en film, c’est un concept toujours en devenir. En cela, il faut sans doute être nominaliste et renoncer à parler de l’essence du mort-vivant.

Ceci étant dit, revenons à nos auteurs : Amélie Pépin a intitulé son essai Zombie Le mort-vivant autopsié.  Sur 123 pages, dans un style clair, elle s’applique à faire ressortir, entre autres, le motif religieux à l’œuvre dans les films de zombies. Elle analyse trois longs métrages : White Zombie de Victor Halperin, Dawn of the Dead, de George Romero (auquel j’ai consacré un article cf. article zombies 5) et 28 Days Later de Danny Boyle. Pour aller vite, on pourrait dire que les figures des morts-vivants dans ces trois films correspondent respectivement  à l’image classique, moderne et postmoderne du zombie. Essentiellement descriptive, l’analyse de l’auteur s’attache à faire émerger la thématique maintes fois développée de la critique de l’individualisme et de la société de consommation dans les films du genre (en particulier chez Romero). De ce point de vue, elle n’est guère novatrice, mais l’intérêt de son livre ne vient pas de cette analyse banale et somme toute assez superficielle, mais de la manière dont elle l’a conduite et justifiée. De manière fine, elle fait apparaître les jeux de renvois entre films et motifs  bibliques (genèse et apocalypse). Son plus grand mérite, il me semble, est d’avoir donné de l’épaisseur au film de Danny Boyle qui est une œuvre beaucoup plus commerciale que Dawn of the Dead de Romero. Au final, c’est dans une direction morale que l’auteur entraîne ses lecteurs en choisissant pour cela la voie de l’herméneutique. Mais l’interprétation, aussi stimulante soit elle, a pour défaut de manquer ce qui fait la spécificité conceptuelle du zombie, son modus operandi. Le zombie n’est pas soluble dans la métaphore (cf. article zombies 3).

Sensible à ce problème, Joachim Daniel Dupuis, dont l’essai s’intitule George A. Romero et les zombies Autopsie d’un mort vivant (il n’y a pas dû avoir concertation entre les deux auteurs !) propose une analyse non interprétative du zombie (il n’est pas le premier à en avoir eu l’idée cf. articles zombies 3 et 4). Le livre de Joachim Dupuis est ambitieux : il cherche à montrer en quoi le zombie romérien est une figure qui « court-circuite » les dispositifs de pouvoir en action dans le corps social. Le cinéma de George Romero s’articule ici à la pensée de Michel Foucault et est présenté comme contre-effectuation à la normalisation des sujets. Les analyses de l’auteur sont souvent pertinentes. Les commenter prendrait beaucoup de temps et m’éloignerait de ce qui m’a animé à la lecture de l’essai.

Deux idées ont particulièrement attiré mon attention. La première concerne l’utilisation du concept d’affect tel que Deleuze l’entend, même si le philosophe n’est pas cité par Joachim Dupuis : « Les morts ne sont pas une idée rendue concrète par un personnage. Les morts sont plus l’expression d’un affect que le spectateur éprouve autant que les personnages. Un affect n’est pas un simple sentiment, une simple affection qui aurait pour cause un sens anthropologique (du type joie, bonheur). Il s’agit plutôt de forces qui agissent sur nous sans que nous sachions de quoi il retourne. Il y a un sentiment d’inéluctabilité, de nécessité. C’est une catastrophe. » De la même manière que, dans un tout autre genre, les meilleurs films de John Cassavetes permettent au spectateur réceptif de ressentir les flux et les forces à l’œuvre dans la vie, les films de Romero nous permettent d’expérimenter les flux du chaos. L’auteur a bien perçu que les zombies dont l’origine est inassignable et qui ne sont l’expression d’aucun signifié (cf. article zombies 4)  produisent un effet très particulier sur le spectateur. Ce dernier expérimente sans pouvoir rabattre ce qu’il ressent sur des coordonnées précises. Affect sans référent, qui déterritorialise pour parler comme Deleuze, ceux par qui il passe. Joachim Dupuis complète ici les analyses de Philippe Met pour qui le zombie est davantage « processuel » qu’ « allégorisable » (cf. article zombies 3).

Le deuxième point que j’aimerais évoquer concerne le  refus de l’auteur de considérer les zombies comme une masse : « [Les zombies] ce n’est pas non plus une « masse », car celle-ci n’inscrit pas de traces (Canetti). Or le mort-vivant porte en lui-même une trace des pouvoirs (ce que sont clairement les morts-vivants comme expression du pouvoir), les marques du pouvoir en les « brouillant » ». On comprend pourquoi l’auteur refuse le rapprochement que Pascal Couté opère entre les zombies et le concept de masse d’Elias Canetti (cf. article zombies 3).  Envisager les zombies comme une masse, c’est renoncer à les faire fonctionner comme coupures des flux de pouvoir. La masse croît sans cesse en absorbant les individus. En fait, la masse ne marque pas les corps et les âmes, elle les absorbe. En digérant et en assimilant individus et institutions, les zombies deviennent les signes de la dissolution de tout rapport social dont le pouvoir n’est qu’une des modalités, sur laquelle s’est à mon sens trop focalisé Joachim Dupuis (bien que ce soit là son but). Plus profondément, c’est la grammaire de la réalité elle-même qui est subvertie par les zombies romériens.  « Certaines propositions sont soustraites au doute, comme des gonds  sur lesquels tournent ces questions et doutes », énonce Wittgenstein dans De la certitude  à propos du langage. L’action des zombies  symbolise dans l’image la perte de ces propositions pivots à partir desquelles nous pouvons penser le pouvoir, la religion et toutes nos expériences sociales. C’est l’image même de la réalité à partir de laquelle nous pouvons donner sens au monde et que nous ne pouvons pas remettre en question (car  c’est à partir d’elle que nous pensons), qui s’effrite et disparaît sous la pression des morts.

Les zombies (5) : transcendance et immanence au pays des morts

lucio fulci la paura frayeurs zombiesLe cinéma d’épouvante peut créer le sentiment de peur chez le spectateur par les créatures et les situations de cauchemar qu’il donne à voir sur l’écran, mais il peut également générer un malaise par la suggestion d’une présence tapie hors-champ, que les images ne montrent jamais mais qu’elles suggèrent fortement. Eric Dufour, dans son essai Le cinéma d’horreur et ses figures, a parfaitement exprimé cette idée : « Ce qui meut la fiction, c’est que l’endroit qu’on nous montre a toujours un envers qui reste caché, mais qui ne devient effectif, c’est-à-dire présent bien que hors-champ, que pour autant qu’on nous montre quelque chose qui seul peut l’exprimer. Ce qui donc, meut le film d’horreur, c’est le centre invisible d’un film qui se meut à la périphérie ». Cette présence peut être suggérée techniquement par un travail habile de la caméra comme dans le film Halloween de John Carpenter. Dans Halloween, l’utilisation de travellings  provoque un sentiment d’incertitude constant chez le spectateur portant sur  la présence ou non derrière la caméra du tueur Michael Myers.

En revanche, le film Zombie de George Romero ne repose absolument pas sur ce schéma et les morts-vivants n’expriment pas autre chose que ce qu’ils sont, ils ne sont pas les signes d’une quelconque puissance surnaturelle absente du champ et néanmoins manifestée par eux. Sur ce point, Romero s’oppose diamétralement au réalisateur Lucio Fulci, qui utilise les mort-vivants pour évoquer dans ses films  comme La paura, ou L’aldilà la présence d’un au-delà implacable. On a pu parler à propos de certains films de Fulci de poésie macabre. Cette dernière repose  autant sur les talents du réalisateur à esthétiser les scènes gores que sur sa capacité à donner à imaginer ce que l’on ne peut voir à l’écran.

Dans une scène de La paura, Sandra découvre que le cadavre d’une femme qui reposait il y a encore peu de temps à la morgue gît maintenant sur le sol de sa cuisine. Un hors-champ sonore nous donne à entendre que le cadavre s’est levé et circule dans la cuisine. Il ne sera pas retrouvé et les personnages qui le cherchent se heurteront à des manifestations surnaturelles à la fin de la scène (fenêtre brisée mystérieusement, sang qui coule, débris de verre plantés dans les murs, etc.) Chez Fulci, tout est fait pour nous donner à penser que les morts et les zombies ne sont pas automoteurs mais mus par des forces extérieures. Dans un même ordre d’idées, la lenteur de certaines scènes, le recours à des plans larges et aux musiques lancinantes  contribuent  à suggérer  l’idée d’un destin s’abattant sur les protagonistes du film. On peut parler pour les films de Fulci de « personnages en situation optique et sonore pure ». Cette expression empruntée à Gilles Deleuze signifie que les personnages ne réagissent plus aux situations rencontrées dans l’image. Ce que donnent à voir les plans est l’action de la temporalité  de cette surnature qui subvertit les capacités d’action et de réaction des personnages. Les zombies chez Fulci participent de cette surnature contaminant l’image par sa présence muette.

A cette manifestation cinématographique de la transcendance chez Fulci, il convient d’opposer le cadre immanent perceptible chez Romero. Rappelons rapidement ce que signifie cette notion. L’immanence est ce qui dans un être, relève d’un principe interne et non pas supérieur comme dans la transcendance.  Chez Romero, la genèse du phénomène zombie reste mystérieuse. Dans le film Zombie, un des personnages principaux, Peter, fait une allusion au Vaudou, mais c’est juste un point de vue émis par un personnage. Les films de zombies de Romero (cf. article précédent) se prêtent à une lecture basée sur la critique sociale. Cependant, ce ne sont pas seulement les institutions politiques qui sont subverties, mais également ce qui touche aux croyances et aux spéculations religieuses. La peur du zombie est double, elle porte en premier lieu sur la créature elle-même, sur son caractère effrayant et dangereux. Mais elle nait aussi  du processus de transformation en zombie par lequel passe toute personne mordue. La peur du zombie est donc aussi la peur d’un possible devenir zombie. Les personnages n’ont même plus la consolation d’échapper à un réel devenu fou par la croyance en une survie post mortem, car cette dernière est confisquée par le phénomène zombie. On ne ressuscite  pas avec un corps glorieux comme dans le christianisme, mais on revient sous les traits d’une créature putride, dénuée d’intelligence et d’émotion, mue par le seul instinct de prédation.  Le surnaturel est comme encapsulé dans  le monde naturel. Il ne faut pas parler ici de transcendance dans l’immanence, comme si le surnaturel se logeait dans la nature, mais d’un processus de naturalisation de la transcendance ; le surnaturel obéit aux mêmes lois que le monde naturel. Les figures de l’impossible que sont les zombies se soumettent au déterminisme physique. On ne peut donc échapper à ce monde unidimensionnel.

Cette impression d’enfermement est bien rendue par la manière de construire le film. Zombie à proprement parler ne débute pas. Le film s’ouvre sur Fran, endormie et en train de cauchemarder, la scène est relevée par une musique aux tonalités sombres qui sonne comme un glas sinistre. La jeune femme se réveille de son sommeil agité pour retrouver la réalité du chaos ambiant, c’est-à-dire un monde infesté de zombies où tout va de plus en plus mal. Le spectateur se trouve plongé au milieu du chaos sans autre forme de procès.  Chez Romero, personne n’échappe au champ, ni les zombies qui ne renvoient qu’à eux-mêmes, ni les personnages qui tentent de leur résister et encore moins les spectateurs qui sont propulsés de plan en plan par un montage nerveux dans le déroulement insensé des évènements. J’avancerai l’idée que le film Zombie est un film au champ saturé, qui ne laisse aucune place à un dehors quelconque (sauf éventuellement pour la scène finale) et qui nous permet d’expérimenter la dissolution du réel sous ses aspects sociaux, politiques et métaphysiques.

Les zombies (4) : entre terreur et concept

MunchDans cet article, je vais poursuivre l’analyse entreprise sur les films de zombies de George Romero en développant cette fois  mon propre travail de réflexion sur le sujet à partir du film Zombie. Le film est une fenêtre fictionnelle nous donnant à voir l’image du chaos. Les institutions et les forces de police sont totalement dépassées par le phénomène zombie. L’envahissement des morts-vivants, parce qu’il se situe au-delà de toute logique,  rend encore plus difficile les actions de résistance. Les humains doivent faire face  aux attaques physiques systématiques des morts et en même temps à leur propre difficulté à concevoir et à accepter un phénomène défiant toutes les lois naturelles. C’est donc l’ensemble des croyances à un monde stable et organisé selon des principes reconnus de tous qui disparaît. L’ordre  social  et les rapports entres groupes humains se décomposent. Mais au-delà de cette dispersion et de cet effondrement général, on peut détecter dans le film les linéaments d’une analyse plus moléculaire qui concerne la manière dont l’individu lui-même est affecté par le chaos ambiant.

Cette réflexion n’est pas d’ordre psychologique au sens où  il s’agirait d’étudier les effets traumatisants d’une catastrophe sur un psychisme, mais philosophique. Dans le film, la plupart des êtres humains se sont transformés en morts-vivants et forment une masse (cf. article précédent). Les survivants cherchent à survivre et luttent pour ne pas être assimilés. Pascal Couté (cf. article précédent)  donne une interprétation pertinente en parlant de valorisation de l’individualité. Le combat contre les zombies  symbolise la lutte contre le conformisme social. Mais on peut aussi explorer d’autres pistes sur les rapports individu/zombies.

Plus le nombre de zombies augmente, plus l’individu se retrouve isolé, c’est toute une partie du monde qui disparaît avec les zombies. Un  monde dans lequel l’individu était immergé, avec lequel il interagissait, mais aussi un monde qui le constituait précisément en tant qu’individu. Dans les sciences sociales, de nombreux courants  dénoncent l’illusion d’un sujet individuel décrit comme une monade qui serait  close sur elle-même. Le sociologue Norbert Elias, par exemple, insiste sur les dynamiques relationnelles  constituant ce que nous appelons les individus. Dans La société des individus, il insiste sur le concept d’interdépendance. « La société sans individu et l’individu sans société sont des choses qui n’existent pas ». Pour Elias, si la société n’est pas un tout supérieur aux individus, ces derniers ne sont pas non plus des sujets autonomes.

A partir de cette approche du social, on peut émettre l’idée suivante : en brisant les dynamiques relationnelles, les zombies réduisent également l’individu. Sur un plan philosophique, on peut dire que le sujet voit son champ perceptif se rétrécir. Gilles Deleuze a dans  Logique du sens commenté le roman de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du pacifique. Deleuze et Tournier s’interrogent sur les conséquences d’un monde sans autrui. Pour Deleuze,  « autrui n’est ni un objet dans le champ de ma perception ni un sujet qui me perçoit : c’est d’abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble  ne fonctionnerait pas comme il le fait ». Ainsi, autrui existe comme structure avant même d’être un autrui particulier.

Autrui conçu de cette façon est un indicateur pour interpréter le monde : Je prends conscience du monde par autrui. Deleuze donne l’exemple d’un visage terrifié qui, surgissant soudain devant moi, exprime la possibilité d’un monde terrifiant. Ce monde n’existe pas hors du visage qui l’exprime, ce monde n’existe pas actuellement, mais est enveloppé dans le visage d’autrui.  De la même manière, dans une de ses nouvelles (Il était arrivé quelque chose), Dino Buzzati  imagine un homme dans un train lancé à toute allure qui, regardant par la fenêtre, voit sur l’ensemble du parcours des gens très effrayés lui faire signe. Pour le narrateur quelque chose de terrible a dû se produire, mais ce qui est intéressant ici est le rapprochement à faire avec Deleuze. Autrui est bien le signe d’un monde possible, le narrateur perçoit au travers d’autrui  l’horreur d’un évènement qui pour l’instant reste enveloppé dans ce qui l’exprime.

Quels liens pouvons-nous faire avec les zombies ?  Pour les survivants, autrui a disparu, les morts ont pris sa place. Les créatures qui grognent et qui pourchassent inlassablement toute personne vivante à leur portée n’ont plus rien d’humain.  Leur démarche cadavérique et leur regard sans vie expriment un monde mort possible et actuel à la fois. Possible, car le mort-vivant est à son insu le signe d’une destruction plus ou moins totale du monde encore existant, et actuel car une partie de la tragédie que vivent les survivants a pour cause la disparition d’autrui. Et en perdant autrui, le sujet perd aussi son rapport avec le monde et sa prise sur ce dernier.

A suivre.

Les zombies (3) : vecteurs de la destruction individuelle

george romero zombies Cet article, troisième volet d’une série de textes consacrés aux personnages horrifiques que sont les zombies, portera sur les analyses les plus fines que j’ai pu lire sur le sujet. Ce n’est pas un hasard si les commentaires les plus pertinents concernent les deux premiers films de zombies de George Romero, La nuit des morts vivants réalisé en 1968 et Zombies en 1978. A cela, il y a plusieurs raisons. Premièrement, George Romero est le réalisateur qui a donné vie sur la pellicule à ces démons d’un nouveau genre à partir des légendes Vaudou et de l’univers de l’écrivain de genre Richard Matheson  (Je suis une légende). Deuxièmement, cinéaste engagé, il a utilisé les zombies pour distiller des messages politiques dénonçant la guerre du Vietnam, le racisme anti-noirs ou la société de consommation. Troisièmement, et c’est ce point qui retiendra toute mon attention dans cet article, Romero est un auteur qui explore à travers le fantastique les rapports et les conflits entre individu et société. Cette réflexion, il la conduit par le prisme de l’image cinématographique. Avant d’être un concept, le mort-vivant est toujours un être singulier relevant d’une forme sensible. L’erreur de « certains spécialistes » est de distinguer radicalement le zombie comme être dans l’image et le zombie comme objet culturel et phénomène de société.

Comme je l’ai mentionné plus haut, Romero a utilisé ses zombies comme signes pour pointer du doigt certains évènements sociétaux et politiques : on peut parler d’utilisation métaphorique du zombie. Mais derrière ces interprétations historiquement situées, se dissimule une  réflexion plus fine qui passe souvent inaperçue des nombreux fans et critiques. Romero s’est toujours beaucoup intéressé aux rapports entre groupe et individu, à la manière dont l’individu subit la contrainte sociale et sur les stratégies qu’il met en œuvre pour exister comme être ayant une identité propre non subordonnée aux contraintes normatives de son milieu. Dans Season of the witch, film de 1973 aux accents expérimentaux, Romero présente le personnage d’une femme de la classe moyenne aisée qui s’adonne à la sorcellerie pour échapper à la place assignée par la société pour les femmes de sa génération. En 1978, avec Martin, qui raconte l’histoire d’un adolescent se prenant pour un vampire, Romero met en lumière l’impact du social sur une personnalité psychotique.

Ce va-et-vient entre social et individu constitue également le ferment des premiers films de zombies du réalisateur. Les petits groupes de survivants représentent dans les films de zombies des humains luttant pour conserver leur identité. Cet aspect a été mis à jour de manière exemplaire par Pascal Couté, philosophe de formation et enseignant en esthétique et en cinéma à l’université dé Caen. Dans un ouvrage collectif consacré à George Romero, Politique des zombies, il opère des rapprochements brillants entre le concept de masse développé par le philosophe allemand Elias Canetti, auteur du monumental essai intitulé Masse et puissance et les zombies des films de Romero. Pour Elias Canetti, une masse, par essence, vise  à augmenter sans cesse, détruit toute distinction individuelle, et tend vers un mouvement commun. C’est exactement ce qui se passe avec les morts-vivants. Rappelons qu’une de leurs caractéristiques est leur pouvoir de contamination. Toute personne mordue devient zombie à son tour et rejoint la masse anonyme des autres morts-vivants.  Les zombies représentent la masse informe sans cesse grandissante qui broie en l’absorbant la singularité individuelle des derniers survivants. Pascal Couté a bien vu que  le héro romerien est un héro tragique qui mène une lutte désespérée pour conserver son individualité et ne pas être assimilé.

Philippe Met, qui enseigne la littérature et le cinéma à l’université de Pennsylvanie, a également perçu ce qui fait la spécificité des zombies et ses remarques complètent celles de Pascal Couté. Philippe Met met l’accent sur  le zombie entendu  comme fonction et non plus comme métaphore. Dans le film Zombie par exemple, les morts-vivants hébétés circulant dans le centre commercial renvoient à l’image de consommateurs bien réels aliénés dans la société marchande contemporaine. Mais dans d’autres films, ils renvoient vers des horizons de sens différents, car les zombies portent en eux une plasticité conceptuelle. Le zombie est avant tout une créature littérale et c’est par ses caractéristiques littérales qu’il donne à signifier ou plutôt à faire l’expérience de quelque chose. Dans l’ouvrage collectif, George A. Romero, un cinéma crépusculaire, Philippe Met affirme que « dépourvu d’origine identifiable et de référent assignable, tout entier tendu vers une fin primaire pourtant vouée à l’inassouvissement, le zombie apparait ainsi plus processuel qu’allégorisable ». C’est parce que le zombie ne renvoie à rien qu’il peut renvoyer à tout. Ce que le zombie nous permet d’expérimenter, c’est la part non perceptible mais agissante  de tout processus social à l’œuvre.

Pour conclure, je dirai que Pascal Couté a bien vu que le zombie ne se conçoit pas au singulier, le zombie est pluriel en son essence. Quant à Philippe Met, il a montré que le zombie donne à penser par ce qu’il fait, il est signifiant intrinsèquement et ne se réduit pas à jouer le véhicule d’un quelconque signifié. Les prochains articles seront consacrés à mes propres analyses que je consacrerai au film Zombie.

A suivre.

Les zombies (2) : des essais qui manquent de mordant

zombie romeroComme je le rappelais dans mon précédent article, la mode du zombie se décline aussi sous la forme de l’essai. Je vais donc me livrer à une petite autopsie des dernières analyses zombicophilosophiques.

Le premier livre dont je vais parler s’intitule Sociologie des morts-vivants et a pour auteur Vincent Paris, professeur de sociologie québécois. Après avoir lu quelques critiques plutôt tièdes sur l’ouvrage, j’ai failli ne pas l’acheter. Mais mon goût pour tout ce qui touche au film d’horreur l’a emporté sur mes réticences. Mal m’en a pris ! Ce livre est quasiment vide de tout contenu ; écrit sur un ton léger, il s’inscrit davantage dans le sillage d’un livre récréatif destiné à captiver les adolescents comme Guide de survie en territoire zombie que de l’exégèse savante. L’auteur cherche à analyser  les raisons de l’engouement du public  pour les zombies aujourd’hui  et à mesurer l’impact  des créatures grimaçantes dans notre culture. Le problème est que notre sociologue ne se livre absolument pas  à un travail de sociologie. Il n’a pas d’objet d’enquête défini, pas de méthode explicite, on passe joyeusement d’un point à un autre sans aucun approfondissement. Paris saute d’une problématique à l’autre et interprète des faits sans aucune rigueur méthodologique. Ses lecteurs les moins avertis (sociologiquement certainement les plus nombreux) pourront  avoir l’illusion d’être devenus des spécialistes en science humaine une fois l’ouvrage refermé.

Avant de passer à un essai plus sérieux, voici quelques éléments sur les zombies au cinéma qui permettront de rendre plus claires les analyses qui suivront. Les premiers zombies du grand écran sont nés avec Victor Halperin dans les années 30. Les films de Halperin mettent en scène les croyances Vaudou selon lesquelles il est possible, grâce à de puissantes drogues, de transformer des êtres humains en sujets dociles et dénués de toute volonté. La figure moderne du zombie a été inventée quant à elle par le cinéaste George Romero dans son célèbre film de 1968 La nuit des morts vivants. Le zombie n’est plus un homme sous l’emprise d’un sorcier vaudou, mais un cadavre revenu à la vie. En fait, dans les premiers films de Romero, tous les défunts reviennent à la vie sans que l’on sache pourquoi, et cherchent à dévorer les vivants. Ils ne parlent pas, sont dénués de toute émotion et ne sont mû que par un instinct de prédation. Tout individu mordu par un mort-vivant devient mort-vivant à son tour. Depuis une dizaine d’années, un nouveau type de zombies est apparu sur les écrans : ces créatures peuvent courir, ce qui n’était pas le cas des précédents. En outre, dans les films actuels comme 28 jours plus tard de Danny Boyle, on apprend que la transformation en zombie est due à un virus. Cette « naturalisation » du processus zombie est aujourd’hui devenue la norme.

Ceci étant dit, intéressons-nous à un deuxième essai rédigé par Maxime Coulombe, historien de l’art québécois (eh oui ! Encore un).  Le titre est Petite philosophie  du Zombie. Le livre paru aux presses universitaires de France est beaucoup moins indigent que le précédent et témoigne d’une réflexion  sérieuse, nos désaccords sont donc de nature conceptuelle. Pour Maxime Coulombe, l’image du zombie, malgré ses transformations importantes, conserve une sorte de permanence. « La question vient presque naturellement à qui se donne le recul nécessaire pour constater l’évolution du motif du zombie : est-ce si courant , pour une image, de se transformer ainsi ? De traverser le temps ? Comment  comprendre cette étrange faculté ? » Ce que cherche Coulombe, c’est de parvenir à montrer que les différentes transformations du motif du zombie  correspondent au renouvellement des questions qui animent les sociétés. En s’appuyant sur les théories de l’historien de l’art Aby Warburg, il avance l’idée que chaque image est le résultat d’une « sédimentation de durée ». Ainsi l’image du zombie actuel contiendrait ou plutôt cohabiterait avec les propriétés de ses apparitions antérieures (zombie de Halperin et zombie romerien). « Le zombie est un véritable carrefour de connotations, de temporalités et d’enjeux ayant chacun leur temporalité ». Mais ne joue-t-on pas ici sur les mots ? Si le zombie se transforme, au point d’acquérir de nouveaux attributs et d’en perdre d’anciens, peut-on encore parler d’un même personnage ? L’expérience que fait le public aujourd’hui du zombie est qualitativement différente de celle qu’en faisait le public des années 30. Il n’y a que le nom « zombie » qui a été conservé. Un concept se définit en compréhension et en extension, ce qui définit par exemple une table (en compréhension) c’est le fait d’être constitué d’une surface reposant sur des pieds et l’ensemble de ces objets constituent (en extension) les tables. Or, un zombie qui court ou dont on peut déterminer l’origine (infection) est-il encore un zombie ou est-il devenu un autre personnage fictionnel, une nouvelle création imaginaire à qui l’on conserve un nom ? On peut opposer l’épistémè foucaldien à la sédimentation de durée warburgienne. Il n’y a pas d’image de zombie qui se conserve tout en devenant autre chose, il n’y a que des créations différentes dans des mondes fictionnels différents. Bien entendu, les créations ne se font pas ex nihilo et dépendent d’un état antérieur, mais ce qui a été à un moment donné disparait, il ne reste que la forme actuelle qui représente alors une réalité indépendante.

Un autre motif d’opposition repose sur le rapprochement entre le zombie et le thème fantastique du double. Pour Maxime Coulombe, « si le zombie sait si bien figurer nos peurs, nos angoisses, c’est qu’il nous ressemble : il est à quelques détails près un homme ». A quelques détails près ? La formule ne manque pas de surprendre. Il y a un fossé abyssal entre l’être humain et le zombie. Coulombe semble là aussi influencé par les nouveaux films de zombies. Comme le dit très justement le philosophe Eric Dufour dans son essai intitulé Le film d’horreur et ses figures, « si on perd la notion du mort-vivant et donc par là même son altérité, qui n’a plus dès lors aucune figuration, c’est parce que le mort vivant qui se met soudainement à courir, et qui témoigne d’une précision et surtout d’une vivacité dans le geste et dans le regard, ne possède plus les signes extérieurs d’une intériorité   dissoute dont il reste au mieux quelques vestiges » . Ce qui intéresse Coulombe n’est pas tant la figure du zombie que les rapprochements qu’il  cherche à faire avec l’être humain ; le zombie est mis ici au service d’une anthropologie. Il est cependant  possible  de penser à partir de la figure du zombie sans l’instrumentaliser ni la malmener, c’est ce que nous verrons dans un prochain article avec l’analyse des meilleurs textes consacrés aux zombies de Romero.

A suivre.

Les zombies (1) : une récupération préjudiciable

La Nuit des morts-vivants George Romero zombiesL’originalité n’est pas le point fort des français. Cela est dû en grande partie à notre système centralisé et jacobin et à l’esprit de sérieux qui règne dans les grandes écoles et en général dans tous les lieux institutionnels. Le domaine culturel n’échappe pas à ce formatage, en traçant une ligne de stricte démarcation entre d’une part,  la culture classique  dominante et le divertissement populaire d’autre part.  Il y a des objets culturels réputés nobles et sérieux qui méritent l’attention et des sujets plus légers cantonnés au seul divertissement. C’est pourquoi il est toujours difficile, même si les choses progressent dans ce domaine, de se faire entendre quand on veut penser au-delà de ces catégories bien établies.  Il y a encore dix ans, faire des rapprochements entre des films d’horreur et la philosophie passait et passe encore pour la plupart pour farfelu.  Et pourtant, il y a des intellectuels passionnés qui mêlent plaisir esthétique  et analyse serrée sur les vampires ou les zombies.

On pourrait s’en réjouir, mais le problème est que l’on est passé d’une culture de niche où l’on trouvait quelques textes pointus et pénétrants à une mode du film d’horreur relayée par les médias. Plusieurs ouvrages de vulgarisation, assez pauvres pour certains, souvent écrits par opportunisme, ont fleuri sur les comptoirs des libraires. C’est particulièrement le cas pour les zombies que l’on décline aujourd’hui à toutes les sauces : jeux vidéo, Zombie Walk dans les capitales du monde occidental, et pléthore de mauvais films que l’on donne en pâture à un public peu exigeant et ravi de se lover dans la tendance du moment. Le problème est que tout ce cirque médiatique dessert les véritables amateurs de films de zombies qui sont assimilés à la « zombie mania » régnante. Auparavant, on les considérait comme des originaux et on se moquait gentiment d’eux, aujourd’hui on les prend pour des individus superficiels surfant sur la mode. Bref, l’incompréhension reste totale et la rencontre  avec le public cultivé bien improbable.

Je compte écrire quelques articles sur la thématique des zombies en espérant vous faire partager ma passion, même légèrement.  Voilà pourquoi j’ai tenu à préciser le lieu d’où je parlais ou plutôt les lieux d’où je ne parlais pas. Je commencerai dans le premier article consacré aux zombies par les décrire rapidement et à rappeler leurs principales apparitions sur le grand écran, puis je me livrerai à une petite synthèse des essais et textes universitaires et spécialisés qui sont consacrés au sujet en langue française. Après avoir trié le bon grain de l’ivraie, je délimiterai les points et concepts sur lesquels je m’appuierai pour développer mes analyses des films de George Romero, qui est la référence en matière de films de zombies. A partir de l’univers romerien, j’aborderai les notions de transcendance et d’immanence, mais aussi  les liens entre autrui, individu et société.

A suivre.

Esthétique vidéoludique

manoir resident evilLes années 90 n’ont pas été très propices pour le cinéma d’épouvante, on peut même dire que la veine des films de genre s’est tarie durant cette décennie. L’horreur a basculé dans le champ de la réalité en déversant sur les écrans des personnages n’appartenant pas au registre fantastique mais au monde des psychopathes faits de chair et de sang. Misery, Le silence des agneaux ou encore Seven sont les titres phares des thrillers de l’époque. Délaissée par le cinéma, l’esthétique de l’étrange allait se trouver un nouvel amant en la personne du jeu vidéo avec notamment le génial Resident Evil. Titre phare de la console de l’époque de Sony, la playstation, ce jeu de 1996 plonge les joueurs dans un monde de cauchemar en trois dimensions. Le scénario est assez simple : des rescapés d’une équipe d’intervention de la police tentent de survivre dans un manoir étrange peuplé de zombies et de créatures assoiffées de sang et de percer le mystère des transformations effroyables des habitants du manoir.

Ce qui fait l’intérêt du jeu est le savant mélange entre le gore des situations et l’esthétique baroque du manoir. Celui-ci est en effet très personnalisé, chaque pièce a une âme, les objets insolites répondent aux tapisseries défraîchies, les couloirs recouverts de tableaux  mystérieux  donnent sur de petits salons cossus ou sur de vastes pièces où trônent d’énigmatiques statues. Selon les endroits, différentes musiques se font entendre, lancinantes et inquiétantes, elles contribuent à rendre vivant le manoir. Dans les films d’horreur de Lucio Fulci, les musiques composées par Fabio Frizzi  s’accordent parfaitement avec les plans, il en est de même avec Resident Evil où les musiques se fondent dans les décors.

J’ai lu quelque part sur internet que le manoir était le véritable acteur du jeu ; c’est exactement cela, ce jeu d’action se coule dans un monde qui existe pour lui-même. Les énigmes et l’atmosphère des lieux redoublent l’histoire initiale en suggérant la possibilité d’un monde inconnu. La forme, au service de l’intrigue somme toute très prosaïque puisqu’il s’agit au final dans l’histoire de contamination virale, se fait fond.  Pour Louis Vax, le fantastique repose sur « une promesse », une promesse  non tenue, car le fantastique est une forme vide (cf article Louis Vax). J’ajouterai pour ma part que ce qui est exprimé relève du puissant artifice de l’exprimant. Ce jeu très abouti a été récupéré par le cinéma, qui aujourd’hui dénué de tout esprit créatif recycle tout ce qu’il peut. Malheureusement, les adaptations cinématographiques de Resident Evil s’inscrivent dans l’esthétique bas de gamme des films de zombies mainstream. Ce ne sont plus des films d’horreur, mais des horreurs de films.