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Les zombies (6) : par-delà l’interprétation

Je viens de terminer la lecture de deux essais sur les zombies qui tranchent avec la médiocrité des ouvrages consacrés jusqu’à présent au sujet (cf. articles zombies 1 et 2). Les deux auteurs ont le mérite de se focaliser sur le zombie comme être filmique et non comme phénomène de mode. Le zombie, comme j’ai essayé de le montrer moi-même (cf. articles zombies 4 et 5), s’appréhende en effet dans  l’image, il n’est qu’un être pour l’image. C’est une  figure singulière qui mute de film en film, c’est un concept toujours en devenir. En cela, il faut sans doute être nominaliste et renoncer à parler de l’essence du mort-vivant.

Ceci étant dit, revenons à nos auteurs : Amélie Pépin a intitulé son essai Zombie Le mort-vivant autopsié.  Sur 123 pages, dans un style clair, elle s’applique à faire ressortir, entre autres, le motif religieux à l’œuvre dans les films de zombies. Elle analyse trois longs métrages : White Zombie de Victor Halperin, Dawn of the Dead, de George Romero (auquel j’ai consacré un article cf. article zombies 5) et 28 Days Later de Danny Boyle. Pour aller vite, on pourrait dire que les figures des morts-vivants dans ces trois films correspondent respectivement  à l’image classique, moderne et postmoderne du zombie. Essentiellement descriptive, l’analyse de l’auteur s’attache à faire émerger la thématique maintes fois développée de la critique de l’individualisme et de la société de consommation dans les films du genre (en particulier chez Romero). De ce point de vue, elle n’est guère novatrice, mais l’intérêt de son livre ne vient pas de cette analyse banale et somme toute assez superficielle, mais de la manière dont elle l’a conduite et justifiée. De manière fine, elle fait apparaître les jeux de renvois entre films et motifs  bibliques (genèse et apocalypse). Son plus grand mérite, il me semble, est d’avoir donné de l’épaisseur au film de Danny Boyle qui est une œuvre beaucoup plus commerciale que Dawn of the Dead de Romero. Au final, c’est dans une direction morale que l’auteur entraîne ses lecteurs en choisissant pour cela la voie de l’herméneutique. Mais l’interprétation, aussi stimulante soit elle, a pour défaut de manquer ce qui fait la spécificité conceptuelle du zombie, son modus operandi. Le zombie n’est pas soluble dans la métaphore (cf. article zombies 3).

Sensible à ce problème, Joachim Daniel Dupuis, dont l’essai s’intitule George A. Romero et les zombies Autopsie d’un mort vivant (il n’y a pas dû avoir concertation entre les deux auteurs !) propose une analyse non interprétative du zombie (il n’est pas le premier à en avoir eu l’idée cf. articles zombies 3 et 4). Le livre de Joachim Dupuis est ambitieux : il cherche à montrer en quoi le zombie romérien est une figure qui « court-circuite » les dispositifs de pouvoir en action dans le corps social. Le cinéma de George Romero s’articule ici à la pensée de Michel Foucault et est présenté comme contre-effectuation à la normalisation des sujets. Les analyses de l’auteur sont souvent pertinentes. Les commenter prendrait beaucoup de temps et m’éloignerait de ce qui m’a animé à la lecture de l’essai.

Deux idées ont particulièrement attiré mon attention. La première concerne l’utilisation du concept d’affect tel que Deleuze l’entend, même si le philosophe n’est pas cité par Joachim Dupuis : « Les morts ne sont pas une idée rendue concrète par un personnage. Les morts sont plus l’expression d’un affect que le spectateur éprouve autant que les personnages. Un affect n’est pas un simple sentiment, une simple affection qui aurait pour cause un sens anthropologique (du type joie, bonheur). Il s’agit plutôt de forces qui agissent sur nous sans que nous sachions de quoi il retourne. Il y a un sentiment d’inéluctabilité, de nécessité. C’est une catastrophe. » De la même manière que, dans un tout autre genre, les meilleurs films de John Cassavetes permettent au spectateur réceptif de ressentir les flux et les forces à l’œuvre dans la vie, les films de Romero nous permettent d’expérimenter les flux du chaos. L’auteur a bien perçu que les zombies dont l’origine est inassignable et qui ne sont l’expression d’aucun signifié (cf. article zombies 4)  produisent un effet très particulier sur le spectateur. Ce dernier expérimente sans pouvoir rabattre ce qu’il ressent sur des coordonnées précises. Affect sans référent, qui déterritorialise pour parler comme Deleuze, ceux par qui il passe. Joachim Dupuis complète ici les analyses de Philippe Met pour qui le zombie est davantage « processuel » qu’ « allégorisable » (cf. article zombies 3).

Le deuxième point que j’aimerais évoquer concerne le  refus de l’auteur de considérer les zombies comme une masse : « [Les zombies] ce n’est pas non plus une « masse », car celle-ci n’inscrit pas de traces (Canetti). Or le mort-vivant porte en lui-même une trace des pouvoirs (ce que sont clairement les morts-vivants comme expression du pouvoir), les marques du pouvoir en les « brouillant » ». On comprend pourquoi l’auteur refuse le rapprochement que Pascal Couté opère entre les zombies et le concept de masse d’Elias Canetti (cf. article zombies 3).  Envisager les zombies comme une masse, c’est renoncer à les faire fonctionner comme coupures des flux de pouvoir. La masse croît sans cesse en absorbant les individus. En fait, la masse ne marque pas les corps et les âmes, elle les absorbe. En digérant et en assimilant individus et institutions, les zombies deviennent les signes de la dissolution de tout rapport social dont le pouvoir n’est qu’une des modalités, sur laquelle s’est à mon sens trop focalisé Joachim Dupuis (bien que ce soit là son but). Plus profondément, c’est la grammaire de la réalité elle-même qui est subvertie par les zombies romériens.  « Certaines propositions sont soustraites au doute, comme des gonds  sur lesquels tournent ces questions et doutes », énonce Wittgenstein dans De la certitude  à propos du langage. L’action des zombies  symbolise dans l’image la perte de ces propositions pivots à partir desquelles nous pouvons penser le pouvoir, la religion et toutes nos expériences sociales. C’est l’image même de la réalité à partir de laquelle nous pouvons donner sens au monde et que nous ne pouvons pas remettre en question (car  c’est à partir d’elle que nous pensons), qui s’effrite et disparaît sous la pression des morts.

Les zombies (4) : entre terreur et concept

MunchDans cet article, je vais poursuivre l’analyse entreprise sur les films de zombies de George Romero en développant cette fois  mon propre travail de réflexion sur le sujet à partir du film Zombie. Le film est une fenêtre fictionnelle nous donnant à voir l’image du chaos. Les institutions et les forces de police sont totalement dépassées par le phénomène zombie. L’envahissement des morts-vivants, parce qu’il se situe au-delà de toute logique,  rend encore plus difficile les actions de résistance. Les humains doivent faire face  aux attaques physiques systématiques des morts et en même temps à leur propre difficulté à concevoir et à accepter un phénomène défiant toutes les lois naturelles. C’est donc l’ensemble des croyances à un monde stable et organisé selon des principes reconnus de tous qui disparaît. L’ordre  social  et les rapports entres groupes humains se décomposent. Mais au-delà de cette dispersion et de cet effondrement général, on peut détecter dans le film les linéaments d’une analyse plus moléculaire qui concerne la manière dont l’individu lui-même est affecté par le chaos ambiant.

Cette réflexion n’est pas d’ordre psychologique au sens où  il s’agirait d’étudier les effets traumatisants d’une catastrophe sur un psychisme, mais philosophique. Dans le film, la plupart des êtres humains se sont transformés en morts-vivants et forment une masse (cf. article précédent). Les survivants cherchent à survivre et luttent pour ne pas être assimilés. Pascal Couté (cf. article précédent)  donne une interprétation pertinente en parlant de valorisation de l’individualité. Le combat contre les zombies  symbolise la lutte contre le conformisme social. Mais on peut aussi explorer d’autres pistes sur les rapports individu/zombies.

Plus le nombre de zombies augmente, plus l’individu se retrouve isolé, c’est toute une partie du monde qui disparaît avec les zombies. Un  monde dans lequel l’individu était immergé, avec lequel il interagissait, mais aussi un monde qui le constituait précisément en tant qu’individu. Dans les sciences sociales, de nombreux courants  dénoncent l’illusion d’un sujet individuel décrit comme une monade qui serait  close sur elle-même. Le sociologue Norbert Elias, par exemple, insiste sur les dynamiques relationnelles  constituant ce que nous appelons les individus. Dans La société des individus, il insiste sur le concept d’interdépendance. « La société sans individu et l’individu sans société sont des choses qui n’existent pas ». Pour Elias, si la société n’est pas un tout supérieur aux individus, ces derniers ne sont pas non plus des sujets autonomes.

A partir de cette approche du social, on peut émettre l’idée suivante : en brisant les dynamiques relationnelles, les zombies réduisent également l’individu. Sur un plan philosophique, on peut dire que le sujet voit son champ perceptif se rétrécir. Gilles Deleuze a dans  Logique du sens commenté le roman de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du pacifique. Deleuze et Tournier s’interrogent sur les conséquences d’un monde sans autrui. Pour Deleuze,  « autrui n’est ni un objet dans le champ de ma perception ni un sujet qui me perçoit : c’est d’abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble  ne fonctionnerait pas comme il le fait ». Ainsi, autrui existe comme structure avant même d’être un autrui particulier.

Autrui conçu de cette façon est un indicateur pour interpréter le monde : Je prends conscience du monde par autrui. Deleuze donne l’exemple d’un visage terrifié qui, surgissant soudain devant moi, exprime la possibilité d’un monde terrifiant. Ce monde n’existe pas hors du visage qui l’exprime, ce monde n’existe pas actuellement, mais est enveloppé dans le visage d’autrui.  De la même manière, dans une de ses nouvelles (Il était arrivé quelque chose), Dino Buzzati  imagine un homme dans un train lancé à toute allure qui, regardant par la fenêtre, voit sur l’ensemble du parcours des gens très effrayés lui faire signe. Pour le narrateur quelque chose de terrible a dû se produire, mais ce qui est intéressant ici est le rapprochement à faire avec Deleuze. Autrui est bien le signe d’un monde possible, le narrateur perçoit au travers d’autrui  l’horreur d’un évènement qui pour l’instant reste enveloppé dans ce qui l’exprime.

Quels liens pouvons-nous faire avec les zombies ?  Pour les survivants, autrui a disparu, les morts ont pris sa place. Les créatures qui grognent et qui pourchassent inlassablement toute personne vivante à leur portée n’ont plus rien d’humain.  Leur démarche cadavérique et leur regard sans vie expriment un monde mort possible et actuel à la fois. Possible, car le mort-vivant est à son insu le signe d’une destruction plus ou moins totale du monde encore existant, et actuel car une partie de la tragédie que vivent les survivants a pour cause la disparition d’autrui. Et en perdant autrui, le sujet perd aussi son rapport avec le monde et sa prise sur ce dernier.

A suivre.

Les zombies (3) : vecteurs de la destruction individuelle

george romero zombies Cet article, troisième volet d’une série de textes consacrés aux personnages horrifiques que sont les zombies, portera sur les analyses les plus fines que j’ai pu lire sur le sujet. Ce n’est pas un hasard si les commentaires les plus pertinents concernent les deux premiers films de zombies de George Romero, La nuit des morts vivants réalisé en 1968 et Zombies en 1978. A cela, il y a plusieurs raisons. Premièrement, George Romero est le réalisateur qui a donné vie sur la pellicule à ces démons d’un nouveau genre à partir des légendes Vaudou et de l’univers de l’écrivain de genre Richard Matheson  (Je suis une légende). Deuxièmement, cinéaste engagé, il a utilisé les zombies pour distiller des messages politiques dénonçant la guerre du Vietnam, le racisme anti-noirs ou la société de consommation. Troisièmement, et c’est ce point qui retiendra toute mon attention dans cet article, Romero est un auteur qui explore à travers le fantastique les rapports et les conflits entre individu et société. Cette réflexion, il la conduit par le prisme de l’image cinématographique. Avant d’être un concept, le mort-vivant est toujours un être singulier relevant d’une forme sensible. L’erreur de « certains spécialistes » est de distinguer radicalement le zombie comme être dans l’image et le zombie comme objet culturel et phénomène de société.

Comme je l’ai mentionné plus haut, Romero a utilisé ses zombies comme signes pour pointer du doigt certains évènements sociétaux et politiques : on peut parler d’utilisation métaphorique du zombie. Mais derrière ces interprétations historiquement situées, se dissimule une  réflexion plus fine qui passe souvent inaperçue des nombreux fans et critiques. Romero s’est toujours beaucoup intéressé aux rapports entre groupe et individu, à la manière dont l’individu subit la contrainte sociale et sur les stratégies qu’il met en œuvre pour exister comme être ayant une identité propre non subordonnée aux contraintes normatives de son milieu. Dans Season of the witch, film de 1973 aux accents expérimentaux, Romero présente le personnage d’une femme de la classe moyenne aisée qui s’adonne à la sorcellerie pour échapper à la place assignée par la société pour les femmes de sa génération. En 1978, avec Martin, qui raconte l’histoire d’un adolescent se prenant pour un vampire, Romero met en lumière l’impact du social sur une personnalité psychotique.

Ce va-et-vient entre social et individu constitue également le ferment des premiers films de zombies du réalisateur. Les petits groupes de survivants représentent dans les films de zombies des humains luttant pour conserver leur identité. Cet aspect a été mis à jour de manière exemplaire par Pascal Couté, philosophe de formation et enseignant en esthétique et en cinéma à l’université dé Caen. Dans un ouvrage collectif consacré à George Romero, Politique des zombies, il opère des rapprochements brillants entre le concept de masse développé par le philosophe allemand Elias Canetti, auteur du monumental essai intitulé Masse et puissance et les zombies des films de Romero. Pour Elias Canetti, une masse, par essence, vise  à augmenter sans cesse, détruit toute distinction individuelle, et tend vers un mouvement commun. C’est exactement ce qui se passe avec les morts-vivants. Rappelons qu’une de leurs caractéristiques est leur pouvoir de contamination. Toute personne mordue devient zombie à son tour et rejoint la masse anonyme des autres morts-vivants.  Les zombies représentent la masse informe sans cesse grandissante qui broie en l’absorbant la singularité individuelle des derniers survivants. Pascal Couté a bien vu que  le héro romerien est un héro tragique qui mène une lutte désespérée pour conserver son individualité et ne pas être assimilé.

Philippe Met, qui enseigne la littérature et le cinéma à l’université de Pennsylvanie, a également perçu ce qui fait la spécificité des zombies et ses remarques complètent celles de Pascal Couté. Philippe Met met l’accent sur  le zombie entendu  comme fonction et non plus comme métaphore. Dans le film Zombie par exemple, les morts-vivants hébétés circulant dans le centre commercial renvoient à l’image de consommateurs bien réels aliénés dans la société marchande contemporaine. Mais dans d’autres films, ils renvoient vers des horizons de sens différents, car les zombies portent en eux une plasticité conceptuelle. Le zombie est avant tout une créature littérale et c’est par ses caractéristiques littérales qu’il donne à signifier ou plutôt à faire l’expérience de quelque chose. Dans l’ouvrage collectif, George A. Romero, un cinéma crépusculaire, Philippe Met affirme que « dépourvu d’origine identifiable et de référent assignable, tout entier tendu vers une fin primaire pourtant vouée à l’inassouvissement, le zombie apparait ainsi plus processuel qu’allégorisable ». C’est parce que le zombie ne renvoie à rien qu’il peut renvoyer à tout. Ce que le zombie nous permet d’expérimenter, c’est la part non perceptible mais agissante  de tout processus social à l’œuvre.

Pour conclure, je dirai que Pascal Couté a bien vu que le zombie ne se conçoit pas au singulier, le zombie est pluriel en son essence. Quant à Philippe Met, il a montré que le zombie donne à penser par ce qu’il fait, il est signifiant intrinsèquement et ne se réduit pas à jouer le véhicule d’un quelconque signifié. Les prochains articles seront consacrés à mes propres analyses que je consacrerai au film Zombie.

A suivre.