Il y a quelque temps, j’ai fait une heureuse rencontre cinématographique avec le film La Déesse du réalisateur indien Satyajit Ray. Fiction dramatique de 1960, La Déesse nous plonge dans l’univers superstitieux du Bengale de la deuxième partie du 19ème siècle. L’histoire s’articule autour de Doyamorjee, épouse du fils cadet d’un riche propriétaire terrien. A la suite d’un rêve, ce dernier se persuade que sa belle fille est la réincarnation de la déesse Kali qui est vénérée et idolâtrée par tous les habitants de la province. Promue déesse malgré elle, la jeune femme finira par sombrer dans la folie après la mort de son neveu que l’on a préféré confier à son « pouvoir de déesse » plutôt qu’à la médecine. Si le film est intéressant, c’est qu’il propose une critique sans concession de la superstition religieuse hindoue et par extension du délire superstitieux de toutes les religions.
Mais ce qui est vraiment remarquable dans le film consiste dans la forme que prend cette critique. La Déesse est un film envoûtant qui agit comme un sortilège ; chants traditionnels et musique indienne dissolvent la frontière entre mondes intra et extra diégétiques et la « légèreté » des travellings qui accompagnent les personnages dans leurs déplacements produisent sur le spectateur un effet de torpeur onirique. La caméra donne à voir un monde qui vit à rebours de l’urgence profane. Satyajit Ray ne procède pas ainsi par simple souci d’esthétisme, il cherche avant tout à faire ressortir la particularité de la superstition hindoue. Celle-ci ne s’affiche pas sous les aspects de la terreur.
On est loin ici de la notion de « numineux » conceptualisée par l’historien des religions Rudolf Otto qui unit fascinant et terrifiant en une même expérience. La déesse Kali exerce une fascination hypnotique sur ceux qui l’adulent sans jamais générer la moindre inquiétude. Les adeptes de Kali évoluent à moitié hagards au milieu des vapeurs d’encens et des chants poético-religieux. Ce que cherche à communiquer Satyajit Ray est la tonalité d’un monde qui ne sépare pas, comme en Occident, les sphères du sacré et du profane. La superstition et ses dangers sont donc diffus, et s’accordent avec la réalité même.
Les seuls personnages à ressentir la peur sont ceux qui, parce qu’ils ont un pied en dehors de la culture hindoue, peuvent en percevoir la puissance aveuglante. Umaprasad, le mari de Doyamorjee qui étudie l’anglais à Calcutta, s’est éloigné de l’obscurantisme de son père. Il assiste impuissant et avec d’autant plus d’effroi à la métamorphose mentale de sa femme. Points d’extériorité dans un espace saturé de tradition, les personnages un peu plus lucides laissent percevoir par contraste toute la démesure de ce monde délirant.
Une scène est assez emblématique à cet égard. Umaprasad et un de ses amis assistent un soir à Calcutta à une pièce qui tourne en dérision le système des castes. Le théâtre et la pièce qui s’y joue constituent un espace symbolique protecteur et subversif à la fois. Toutefois, les plans suivants réintroduisent le spectre de la superstition. Alors qu’ils se comportent comme des occidentaux fumant et plaisantant dans la calèche qui les ramène chez eux, le rire de l’ami d’Umaprasad se fige soudain en un rictus apeuré en entendant les échos d’une musique traditionnelle au dehors. Les personnages ne peuvent échapper à une culture d’origine fortement intériorisée. L’espace intérieur de liberté, dont la calèche est une métaphore, est fragile et rend encore plus inquiétante la réalité sociale de la superstition.
Les différents lieux dans le film sont, tout comme le temps de la narration, chargés de religion. L’espace du film est dévolu à Kali. Point de salut hors de l’espace sacré. Quand le couple cherche à fuir une nuit la demeure paternelle, les travellings et les plans resserrés sur la course des fuyards donnent à voir un environnement sombre et menaçant ; les cris inquiétants des animaux non identifiés dans le lointain suggèrent une nature hostile. Il n’y a pas de salut possible en dehors du monde de sortilèges de la religion.
A la fin du film, quand Doyamorjee sombre dans la folie, elle s’enfuit de la maison et pénètre dans une nappe de brouillard qui la soustrait au regard d’Umaprasad et du spectateur, consommant ainsi le tragique de l’illusion qui innerve le film. Dans l’impossibilité de sortir du monde délirant de la superstition, les protagonistes ne peuvent à l’heure du drame qui clôt l’histoire que sombrer dans la folie. La folie n’est pas la sortie du sortilège, mais son accomplissement. L’illusion religieuse est déjà en puissance la marque de la folie. Seul Umaprasad mesure les conséquences de la mort de l’enfant, car il a la capacité de se mettre à distance de ce monde. La dernière scène referme le film comme elle l’a ouvert par une épanadiplose narrative. On peut en effet voir face à la caméra et en gros plan, le visage de la statue de la déesse Kali, le regard vide et extatique. Débarrassée se ses fards, elle renforce l’impression d’évanescence suggérée par la fuite au milieu des fleurs et du brouillard de Doyamorjee du plan précédent.
Enfin, pour terminer, on peut mentionner la possible interprétation psychanalytique de la scène où Doyamorjee masse les pieds de son beau père. Le beau père subjugué par la beauté de sa belle fille, exprime peut-être ses pulsions érotiques dans sa « révélation » nocturne. En sublimant l’objet de son désir en objet sacré intouchable, il porte le délire religieux à son point d’incandescence. Sans pour autant être frontale, car toujours poétique, la dénonciation de la superstition reste donc omniprésente dans le film. Le film de Satyajit Ray fonctionne à la manière d’un chiasme, seule figure à même d’exprimer esthétiquement l’ambivalence d’une réalité inquiétante.