Dans cet article, je vais poursuivre l’analyse entreprise sur les films de zombies de George Romero en développant cette fois mon propre travail de réflexion sur le sujet à partir du film Zombie. Le film est une fenêtre fictionnelle nous donnant à voir l’image du chaos. Les institutions et les forces de police sont totalement dépassées par le phénomène zombie. L’envahissement des morts-vivants, parce qu’il se situe au-delà de toute logique, rend encore plus difficile les actions de résistance. Les humains doivent faire face aux attaques physiques systématiques des morts et en même temps à leur propre difficulté à concevoir et à accepter un phénomène défiant toutes les lois naturelles. C’est donc l’ensemble des croyances à un monde stable et organisé selon des principes reconnus de tous qui disparaît. L’ordre social et les rapports entres groupes humains se décomposent. Mais au-delà de cette dispersion et de cet effondrement général, on peut détecter dans le film les linéaments d’une analyse plus moléculaire qui concerne la manière dont l’individu lui-même est affecté par le chaos ambiant.
Cette réflexion n’est pas d’ordre psychologique au sens où il s’agirait d’étudier les effets traumatisants d’une catastrophe sur un psychisme, mais philosophique. Dans le film, la plupart des êtres humains se sont transformés en morts-vivants et forment une masse (cf. article précédent). Les survivants cherchent à survivre et luttent pour ne pas être assimilés. Pascal Couté (cf. article précédent) donne une interprétation pertinente en parlant de valorisation de l’individualité. Le combat contre les zombies symbolise la lutte contre le conformisme social. Mais on peut aussi explorer d’autres pistes sur les rapports individu/zombies.
Plus le nombre de zombies augmente, plus l’individu se retrouve isolé, c’est toute une partie du monde qui disparaît avec les zombies. Un monde dans lequel l’individu était immergé, avec lequel il interagissait, mais aussi un monde qui le constituait précisément en tant qu’individu. Dans les sciences sociales, de nombreux courants dénoncent l’illusion d’un sujet individuel décrit comme une monade qui serait close sur elle-même. Le sociologue Norbert Elias, par exemple, insiste sur les dynamiques relationnelles constituant ce que nous appelons les individus. Dans La société des individus, il insiste sur le concept d’interdépendance. « La société sans individu et l’individu sans société sont des choses qui n’existent pas ». Pour Elias, si la société n’est pas un tout supérieur aux individus, ces derniers ne sont pas non plus des sujets autonomes.
A partir de cette approche du social, on peut émettre l’idée suivante : en brisant les dynamiques relationnelles, les zombies réduisent également l’individu. Sur un plan philosophique, on peut dire que le sujet voit son champ perceptif se rétrécir. Gilles Deleuze a dans Logique du sens commenté le roman de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du pacifique. Deleuze et Tournier s’interrogent sur les conséquences d’un monde sans autrui. Pour Deleuze, « autrui n’est ni un objet dans le champ de ma perception ni un sujet qui me perçoit : c’est d’abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait ». Ainsi, autrui existe comme structure avant même d’être un autrui particulier.
Autrui conçu de cette façon est un indicateur pour interpréter le monde : Je prends conscience du monde par autrui. Deleuze donne l’exemple d’un visage terrifié qui, surgissant soudain devant moi, exprime la possibilité d’un monde terrifiant. Ce monde n’existe pas hors du visage qui l’exprime, ce monde n’existe pas actuellement, mais est enveloppé dans le visage d’autrui. De la même manière, dans une de ses nouvelles (Il était arrivé quelque chose), Dino Buzzati imagine un homme dans un train lancé à toute allure qui, regardant par la fenêtre, voit sur l’ensemble du parcours des gens très effrayés lui faire signe. Pour le narrateur quelque chose de terrible a dû se produire, mais ce qui est intéressant ici est le rapprochement à faire avec Deleuze. Autrui est bien le signe d’un monde possible, le narrateur perçoit au travers d’autrui l’horreur d’un évènement qui pour l’instant reste enveloppé dans ce qui l’exprime.
Quels liens pouvons-nous faire avec les zombies ? Pour les survivants, autrui a disparu, les morts ont pris sa place. Les créatures qui grognent et qui pourchassent inlassablement toute personne vivante à leur portée n’ont plus rien d’humain. Leur démarche cadavérique et leur regard sans vie expriment un monde mort possible et actuel à la fois. Possible, car le mort-vivant est à son insu le signe d’une destruction plus ou moins totale du monde encore existant, et actuel car une partie de la tragédie que vivent les survivants a pour cause la disparition d’autrui. Et en perdant autrui, le sujet perd aussi son rapport avec le monde et sa prise sur ce dernier.
A suivre.