Archives de l’auteur : Randolph Carter

Archéologue de l’imaginaire

murielle belin reliquaire

« Le beau est toujours bizarre », affirmait Baudelaire. Les œuvres et les réalisations de la plasticienne Murielle Belin illustrent parfaitement  ce jugement esthétique. Murielle, amie de longue date, artiste professionnelle, tisse depuis douze ans la toile d’un univers singulier, personnel, baroque et décalé, mais toujours délectable pour le regard. L’art de Murielle ne se laisse pas enfermer dans la catégorie à la fois étroite et floue du fantastique et si elle croise le genre, elle le fait par le biais d’influences marquantes  tels que Jérôme Bosch, le surréalisme ou encore l’art brut. C’est une des clés pour comprendre son esthétique, à mille lieux de la soupe visuelle des « artistes » dits gothiques. Murielle met un point d’honneur à  ne faire aucune concession quand elle peint ou sculpte, même lors de l’exécution d’œuvres de commande. Ses créatures et personnages sont toujours très personnels et son monde pictural dialogue avec l’extérieur tout en étant clôt sur lui-même.

murielle belin

Murielle explore à sa façon la mort et la souffrance, mais jamais de manière frontale car la violence et le gore de certaines scènes apparaissent toujours comme décalées par sa patte surréaliste. On peut avancer l’idée que de manière plus fine, ce n’est pas le réel qui est remodelé dans ses œuvres, mais l’irréel lui-même. La singularité de son travail résulte de la torsion qu’elle fait subir aux représentions convenues de l’irréalité. En outre, si l’on veut parler d’esthétique, il faut prendre en considération le travail et la précision du geste. Pour les Grecs de l’Antiquité, l’art s’apparente à la technè, au savoir faire technique et artisanal. Une belle chose est une chose bien réalisée relevant d’un travail méticuleux. Murielle a gagné en technique et en précision ces dernières années et son style est désormais très abouti. C’est aussi en cela que  l’on peut parler de beau, car le fond étrange et singulier rencontre le travail de la forme.

la faiseuse d'anges murielle belin

Un des intérêts de l’art de Murielle réside par ailleurs dans la démarche de l’artiste et dans la continuité  de ses préoccupations intellectuelles et esthétiques. Depuis qu’elle crée, elle cherche à décoder la symbolique derrière les grandes œuvres pour la restituer de manière accessible et délestée de ses oripeaux culturels.  Dans une toile intitulée La faiseuse d’anges, elle s’est employée, tout en reprenant les bases d’un tableau de Bosch, à raconter une histoire imaginaire à la façon d’un retable pour mettre en lumière non pas ce qu’il y a d’universel, mais d’expérientiel dans la rencontre avec une toile. Ce qui compte, c’est la forme, ce qu’elle suggère et non pas la matière érudite qui la compose. Murielle poursuit son incursion dans le détournement symbolique de l’iconographie chrétienne dans une très belle œuvre exposée récemment à New-York. Ce reliquaire sous forme de papier roulé  et peinture représente une pleureuse, au dessus d’un gisant, entourée de monstres et de formes qui deviennent  moins perceptibles et reconnaissables vers le haut de la toile. L’utilisation de paperolles (technique de décoration utilisant des frisures de papier) achève de donner une tonalité particulière à ce reliquaire esthético-macabre.

Murielle a traversé plusieurs périodes ; elle a commencé par une série de portraits, a enchaîné par ses planches anatomiques puis a continué avec son surprenant musée imaginaire  pour enfin aborder les rivages symboliques que je viens de décrire brièvement. Pour comprendre le fil invisible qui relie ses œuvres et qui en fait le grand intérêt, il faut  prendre du recul par rapport  à la notion d’imaginaire. Murielle ne nous donne pas à voir un monde présent, elle s’attache toujours à représenter un monde imaginaire par son passé. Ce qui nous est donné à voir à chaque fois, ce ne sont pas les signes d’un monde irréel présent, mais les vestiges d’un monde irréel disparu. Archéologue de l’imaginaire, Murielle  renforce ainsi l’illusion de réalité et donc le plaisir esthétique, car ce qui n’existe pas apparaît sous la forme de ce qui n’existe plus.

 

Prochaine exposition des œuvres de Murielle Belin (exposition collective aux côtés d’autres artistes) :

« La vengeance de Mathilde » ou la figure de l’ange dans l’art contemporain, du 11 septembre au 25 octobre 2014, Galerie C de Neuchâtel (Suisse romande).

Pour découvrir l’univers de Murielle plus en détail : https://muriellebelin.jimdo.com/

Tristes zombies

zombie walkLe 30 août prochain aura lieu à Verdun une zombie walk. En deux mots, une zombie walk est un évènement qui rassemble une grande quantité de personnes grimées en morts-vivants et défilant dans les rues d’une ville. Bien entendu, le concept est importé de grandes métropoles telles que New York, qui pratiquent ce genre d’évènements depuis une dizaine d’années. Ce phénomène est issu de la rencontre entre évènements festifs publics et engouement de masse pour ces créatures de fiction.

Mais il semble qu’un gouffre  se soit formé entre les amateurs  de films d’horreur de ma génération, qui ont « tripé » sur les zombies des films de George Romero et de Lucio Fulci, et les jeunes qui aujourd’hui « consomment » du zombie comme une marchandise culturelle. Les zombies et les films d’horreur qui les ont fait connaître ont marqué les amateurs du genre en imprimant durablement les consciences ; le zombie, être de cauchemar, a d’abord fait frissonner les adolescents que nous étions avant de devenir matière à réflexion pour des universitaires qui leur ont consacré essais et travaux divers. J’ai moi-même écrit une série d’articles sur la question sur ce blog : 12345

Je ne reviendrai donc pas ici sur la métamorphose conceptuelle du mort-vivant, mais je tiens à souligner un point qui suscite mon étonnement. Les zombies sont effrayants, mais ce qui fascine encore davantage chez ces créatures est la peur symbolique qu’ils inspirent. Je m’explique : dans les films de zombies, on voit des survivants qui tentent d’échapper à l’emprise des morts-vivants, refusent d’être assimilés et de rejoindre le troupeau hagard et cherchent ainsi à préserver leur individualité, à ne pas se fondre dans la masse anonyme des cadavres ambulants. Bref, ce qui fait tout l’intérêt des films de zombies est cette lutte désespérée que mènent toujours de petits groupes de femmes et d’hommes pour conserver leur singularité. C’est pourquoi on peut être surpris par les motivations de ceux qui pratiquent les zombie walks. Car ce qui semble les attirer, c’est de se retrouver dans la masse uniforme et sans âme des créatures. A la peur de la perte de son identité s’est substitué le désir de plonger dans le conformisme rassurant de la masse qui absorbe l’individu (voir sur ce point l’article sur Elias Canetti, auteur de Masse et puissance).

Cependant, en prenant conscience sur LN radio de la pauvreté des propos et des motivations des initiateurs de l’évènement verdunois, j’ai compris que avec ou sans maquillage, c’est eux-mêmes qu’ils représenteraient le 30 août. Les zombies ne sont pas ceux que l’on croit !

Noirs tourments

Mister Babadook

Les bons films d’horreur sont aujourd’hui une denrée rare (les bons films tout court aussi), c’est pourquoi je ne résiste pas au plaisir de vous présenter une petite analyse de Mister Babadook, que je suis allé voir au ciné hier soir. Ce qui me permet par la même occasion de redonner quelques couleurs à mon blog en sommeil depuis quelques mois. Mais trêve de bavardages, entrons dans le vif du sujet. Mister Babadook est le premier long métrage de la réalisatrice australienne Jennifer Kent. De prime abord, le scénario ne brille pas par son originalité en nous proposant de suivre la descente aux enfers d’une femme apathique qui élève seule son fils perturbé. Progressivement, les attaques d’un personnage, Mister Babadook, tiré d’un livre de conte inquiétant  pour enfants, vont plonger  les protagonistes dans les affres de la terreur.

Attention, le paragraphe suivant révèle des éléments concernant la fin du film !

Si le film s’inscrit dans le dialogue fantastique/folie propre à toute une tradition de la littérature de l’étrange, son intérêt ne repose pas sur l’ambigüité propre à celle de nouvelles fantastiques comme Le Horla de Maupassant par exemple. Il ne s’agit pas ici pour le spectateur de trancher entre deux interprétations indécidables. La fatigue psychique de la mère (Amélia) est montrée dès les premières scènes. Hagarde et repliée sur elle-même, elle peine à endiguer les crises d’instabilité de son fils en proie à une imagination maladive. La fragilité mentale est souvent la  porte d’accès pour les entités surnaturelles dans le genre fantastique, le chaos intérieur est comme une balise pour les forces mauvaises du monde invisible. Dans Session 9, film d’épouvante abouti de Brad Anderson sorti en 2001, Gordon Fleming, personnage qui traverse une crise familiale, est aussi le plus vulnérable aux influences démoniaques de l’asile qu’il est en train de désamianter avec les membres de son entreprise. Dans Mister Babadook le schéma s’inverse, c’est le fantastique qui alimente le chaos psychique et on le comprend de manière certaine dans l’une des toutes dernières scènes où l’on voit Amélia nourrir la créature désormais recluse dans la cave. Amélia a réussi à endiguer sa folie et a littéralement repoussé ses démons intérieurs  au plus profond de son psychisme. Mister Babadook symbolise son traumatisme toujours présent, mais désormais supportable. Dans un court métrage réalisé en 2005 et intitulé Monster, Jennifer Kent avait déjà exposé la même idée  en montrant une femme chassant un monstre de sa chambre.

Par ailleurs, toute l’esthétique de Mister Babadook  tend vers ce parti-pris métaphorique. La profondeur de champ de certains plans à l’intérieur de la maison et les nombreux plans fixes éliminent l’idée d’une créature qui épie les deux personnages. La réalisatrice ne joue pas sur le hors-champ, car ce qui est menaçant se situe au cœur du champ, la maison fonctionne comme une représentation  du psychisme malade d’Amélia, tout comme la maison Usher chez Edgard Poe qui condense les fantasmes de Roderick Usher. On peut encore noter l’emploi d’ellipses, avec ces plans d’arbres lugubres devant la maison qui enferment le film dans une temporalité suspendue, ainsi que l’emploi judicieux d’une lumière froide et blafarde qui baigne toutes les scènes et renforce le climat mortifère. Mister Babadook est réussi parce qu’il offre tous les délices d’un dessert à deux couches en nous proposant une dialectique subtile entre réel et irréel.

Une critique envoûtante de la superstition

Il y a quelque temps, j’ai fait une heureuse rencontre cinématographique avec le film La Déesse du réalisateur indien Satyajit Ray. Fiction dramatique de 1960, La Déesse nous plonge dans l’univers superstitieux du Bengale de la deuxième partie du 19ème siècle. L’histoire s’articule autour de Doyamorjee, épouse du fils cadet d’un riche propriétaire terrien. A la suite d’un rêve,  ce dernier se persuade que sa belle fille est la réincarnation de la déesse Kali qui est vénérée et idolâtrée par tous les habitants de la province. Promue déesse malgré elle, la jeune femme finira par sombrer dans la folie après la mort de son neveu que l’on a préféré confier à son « pouvoir de déesse » plutôt qu’à la médecine. Si le film est intéressant, c’est qu’il propose une critique sans concession de la superstition religieuse hindoue et par extension du délire superstitieux de toutes les religions.

Mais ce qui est vraiment remarquable dans le film consiste dans la forme que prend cette critique. La Déesse est un film envoûtant qui agit comme un sortilège ; chants traditionnels et musique indienne dissolvent la frontière entre mondes intra et extra diégétiques et la « légèreté » des travellings qui accompagnent les personnages dans leurs déplacements produisent sur le spectateur un effet de torpeur onirique. La caméra donne à voir un monde qui vit à rebours de l’urgence profane. Satyajit Ray ne procède pas ainsi par simple souci d’esthétisme, il cherche avant tout  à faire ressortir la particularité de la superstition hindoue. Celle-ci ne s’affiche pas sous les aspects de la terreur.

On est loin ici de la notion de « numineux » conceptualisée par l’historien des religions Rudolf Otto qui unit fascinant et terrifiant en une même expérience. La déesse Kali exerce une fascination hypnotique sur ceux qui l’adulent  sans jamais générer la moindre inquiétude. Les adeptes de Kali évoluent à moitié hagards au milieu des vapeurs d’encens et des chants poético-religieux. Ce que cherche à communiquer Satyajit Ray est la tonalité d’un monde qui ne sépare pas, comme en Occident, les sphères du sacré et du profane. La superstition et ses dangers sont donc diffus, et s’accordent avec la réalité même.

Les seuls personnages à ressentir la peur sont ceux qui, parce qu’ils ont un pied en dehors de la culture hindoue, peuvent en percevoir la puissance aveuglante. Umaprasad, le mari de Doyamorjee qui étudie l’anglais à Calcutta, s’est éloigné de l’obscurantisme de son père.  Il assiste impuissant  et avec d’autant plus d’effroi à la métamorphose mentale de sa femme. Points d’extériorité dans un espace saturé de tradition, les personnages un peu plus lucides laissent percevoir par contraste toute la démesure de ce monde délirant.

Une scène est assez emblématique à cet égard. Umaprasad et un de ses amis  assistent un soir à Calcutta à une pièce qui tourne en dérision le système des castes. Le théâtre et la pièce qui s’y joue constituent un espace symbolique protecteur et subversif à la fois. Toutefois, les plans suivants réintroduisent le spectre de la superstition. Alors qu’ils se comportent comme des occidentaux fumant et plaisantant dans la calèche qui les ramène chez eux, le rire de  l’ami d’Umaprasad se fige  soudain en un rictus apeuré en entendant les échos d’une musique traditionnelle au dehors. Les personnages ne peuvent échapper à une culture d’origine fortement intériorisée. L’espace intérieur de liberté, dont la calèche est une métaphore,  est fragile et rend encore plus inquiétante la réalité sociale de la superstition.

Les différents lieux dans le film sont, tout comme le temps de la narration, chargés de religion. L’espace du film est dévolu à Kali. Point de salut hors de l’espace sacré. Quand le couple cherche à fuir une nuit  la demeure paternelle, les travellings et les plans resserrés sur la course des fuyards donnent à voir un environnement sombre et menaçant ; les cris inquiétants des animaux non identifiés dans le lointain suggèrent une nature hostile. Il n’y a pas de salut possible en dehors du monde de sortilèges de la religion.

A la fin du film, quand  Doyamorjee sombre dans la folie, elle s’enfuit de la maison et pénètre dans une nappe de brouillard qui la soustrait au regard  d’Umaprasad et du spectateur, consommant ainsi le tragique de l’illusion qui innerve le film. Dans l’impossibilité de sortir du monde délirant de la superstition, les protagonistes ne peuvent à l’heure du drame qui clôt l’histoire que sombrer dans la folie. La folie n’est pas la sortie du sortilège, mais son accomplissement. L’illusion religieuse est déjà en puissance  la marque de la folie. Seul Umaprasad mesure les conséquences de la mort de l’enfant, car il a la capacité de se mettre à distance de ce monde. La  dernière scène referme le film comme elle l’a ouvert par une épanadiplose narrative. On peut en effet voir face à la caméra et  en gros plan, le visage de la statue de la déesse Kali, le regard vide et extatique.  Débarrassée se ses fards, elle renforce l’impression d’évanescence suggérée par la fuite au milieu des fleurs et du brouillard de Doyamorjee du plan précédent.

Enfin, pour terminer, on peut mentionner la possible interprétation psychanalytique de la scène où Doyamorjee masse les pieds de son beau père. Le beau père subjugué par la beauté de sa belle fille, exprime peut-être ses  pulsions érotiques dans sa « révélation » nocturne.  En sublimant l’objet de son désir en objet sacré intouchable, il porte le délire religieux  à son point d’incandescence. Sans pour autant être  frontale, car toujours poétique, la dénonciation de la superstition reste donc omniprésente dans le film. Le film de Satyajit Ray fonctionne à la manière d’un chiasme, seule figure à même d’exprimer esthétiquement l’ambivalence d’une réalité inquiétante.

Le train fantôme : une expérience ontologique

WienGeisterbahnRoterAdlerA première vue, le train fantôme est une attraction foraine semblable aux autres manèges. On y vient pour faire le plein de sensations et d’émotions. Toutefois, le plaisir ambigu ressenti dans un train fantôme se distingue de l’impression de vertige expérimentée dans les manèges à sensation comme les « grands-huit » et attractions de même acabit qui produisent sur les corps des effets liés aux puissantes accélérations, à la force centrifuge et qui soustraient le public  pour un temps aux lois de la gravitation. Le train fantôme produit des sensations physiques sur ceux qui le visitent  en jouant sur l’émotion de la peur : c’est parce que nous sommes effrayés que nous réagissons physiquement.

Bien entendu, il faut distinguer les trains fantômes des fêtes foraines qui fonctionnent sur l’effet de surprise (apparitions soudaines de personnages ou d’automates hurlant et gesticulant, jeux de lumière aveuglants, bruits stridents et inquiétants se déclenchant à des moments stratégiques) de leurs variantes pédestres (« maisons de l’horreur »). Ces dernières permettent une plus grande immersion dans le monde fictif car le public peut moduler son rythme de parcours. Enfin, il faut aussi citer les « maisons hantées » des parcs d’attractions  qui  associent   déplacement en wagonnet (propre aux trains fantômes) et scénographie très élaborée. Les effets spéciaux y sont généralement très soignés et mis au service d’une ambiance et d’une esthétique macabres.

Pour plus de commodité, j’emploierai le terme de « train fantôme » dans son sens générique pour désigner ces différentes attractions. Par ailleurs, ce qui va retenir mon attention relève de leurs propriétés communes c’est-à-dire d’une part de l’espace fermé et coupé du monde réel qu’elles constituent et de leur pouvoir de représentation ou d’évocation d’autre part. Un train fantôme est un lieu clos sur lui-même, un espace fermé qui abrite un monde dont les décorations extérieures constituent des signes. L’aspect extérieur d’un train fantôme donne un avant gout du monde « infernal » qu’il renferme ; il est promesse d’une expérience où le plaisir prend appui sur le malaise. Le train fantôme met en scène  le monde de l’au-delà et ses représentations effrayantes.

Si les lieux de culte symbolisent la coupure entre monde sacré et monde profane pour le croyant, le train fantôme opère une coupure ontologique entre le monde réel et le monde d’Hadès. Or, comme le souligne l’historien des religions Mircea Eliade « tout espace sacré implique une hiérophanie, une irruption du sacré qui a pour effet de détacher un territoire du milieu cosmique environnant et de le rendre qualitativement différent ». Le train fantôme fonctionne donc comme un lieu sacré, fut-il inversé. Il regorge de figures effrayantes qui font écho à des peurs ancestrales et à l’abomination des différents mythes que l’homme a imaginés. Aussi, l’amateur de train fantôme ne cherche pas le frisson pour le frisson. Il est avant tout captivé par le déploiement artificiel d’univers effrayants.  L’excitation provoquée par le train fantôme peut être résumée par cette citation de l’écrivain belge Jean Ray : « La Peur est d’essence divine, sans elle les espaces hypergéométriques seraient vides de dieux et d’esprits. Si elle ne peut que vous tordre les entrailles, sans vous laisser dans la bouche un goût de vin de flammes, si elle vous est sans volupté, si elle n’éveille en vous ni frisson de grande joie, ni sentiment de troublante gratitude, n’ouvrez pas ce livre noir des merveilles qu’est « La cave aux crapauds ». »

J’ai parlé plus haut de « pouvoir de représentation », il faut en effet  clarifier la nature de cette représentation. Quel est le statut des figures effrayantes qui s’offrent au regard du public dans les trains fantômes ? En quel sens peut-on les qualifier de réelles ?  Pour répondre à ces questions, je vais convoquer Arthur Danto, qui dans La transfiguration du banal  insiste sur les deux sens du mot anglais appearance, qu’il rapproche du terme « représentation » : « Le terme désigne d’abord la manifestation de la chose elle-même […] Mais selon son deuxième sens, appearance  signifie effectivement l’apparence qui s’oppose à la réalité. » La deuxième acception semble ne pas poser de problème ; les créatures fantastiques qui peuplent le train fantôme ne sont que des apparences, des simulacres et le train fantôme donne l’illusion d’un monde réel. Or, ces créatures sont nées de l’imaginaire et n’ont donc pas leur pendant dans le réel, elles ne peuvent donc être des apparences car elles ne s’opposent à aucune réalité.

Peut-on dire alors  qu’elles manifestent quelque chose ? En un sens oui, car elles manifestent leur propriété d’artefact. Un automate en forme de zombie ou de vampire est une réalité qui se représente elle-même. C’est un objet physique qui est tout aussi réel que n’importe quel autre objet. Mais il a également une autre manière d’être réel. Il est réel par l’effet qu’il produit sur celui qui en a peur. Il fait partie des choses effrayantes qui se sont imposées à une culture à un moment donné, il ne m’appartient pas de trouver effrayant ou nom cet objet, il est le dépositaire de l’expression de la peur de la culture dans laquelle tout individu baigne. Ce qui se manifeste dans le train fantôme est l’expérience verticale toujours renouvelée de l’esthétique fantastique.

Petit jeu sur le je

Ludwig WittgensteinL’interprétation d’un aphorisme en philosophie comporte toujours le risque d’une possible surinterprétation. Pour les mêmes raisons, l’aphorisme exerce une stimulation intellectuelle sur celui qui le lit et peut se donner à voir comme une promesse herméneutique. Dans tous les cas, l’excès de sens reste donateur de sens. Dans le Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein écrit : « On voit ici que le solipsisme, développé en toute rigueur, coïncide avec le réalisme pur. Le je du solipsisme se réduit à un point sans extension, et il reste la réalité qui lui est coordonnée ».

Pour rappel, le solipsisme est la thèse philosophique qui stipule que rien n’existe en dehors du sujet, et que seul le contenu d’une conscience est réel et non le monde qui l’environne. Wittgenstein ne défend pas exactement cette thèse, pour lui « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde ». Pour l’auteur, le monde (ou mon monde) est nécessairement contenu dans les limites de mon langage. Ce qui excède le dire peut seulement se montrer. Mais montrer quelque chose, cela revient à ne rien formuler sur une chose. Pour Wittgenstein, il est illusoire de vouloir énoncer des propositions sur des objets relevant de domaines (esthétique, métaphysique, ou mystique) qui  ne sont pas des réalités factuelles. Le monde que je peux saisir est le monde qui passe par le tamis de mon langage et les limites de mon monde épousent les limites de mon langage.

Ce qui est intéressant chez Ludwig Wittgenstein, c’est que le je du solipsisme est indicible, il constitue une frontière du monde et non une réalité métaphysique. Le monde est bien mon monde, mais ce je pour qui il y a monde est inapparent, ce n’est pas un je substantiel. Wittgenstein utilise la métaphore du champ visuel : « Tu réponds qu’il en est ici tout à fait comme de l’œil et du champ visuel. Mais l’œil en réalité, tu ne le vois pas ». C’est pourquoi il  ne reste que « le réalisme pur ». Finalement, il parvient à concilier les deux propositions contradictoires du solipsisme et du primat du réel en les dépassant. Il n’y a du monde que pour moi, mais ce moi pour qui il y a monde n’a pas de réalité, le je métaphysique n’est pas un fait du monde.

On peut dire que Wittgenstein procède par un double réductionnisme. Il commence par réduire le monde au monde qui peut être exprimé dans le langage pour un sujet puis, il réduit le sujet « à un simple point inétendu » ; ce qui reste alors est « le réalisme  pur ». On comprend pourquoi certains phénoménologues ont pu croire se retrouver dans les analyses wittgensteiniennes, mais c’est là, il me semble, une erreur d’interprétation, car Wittgenstein ne cherche pas à exprimer l’idée d’un réel qui est le résultat d’une visée intentionnelle, il tend à montrer que le réel est indépendant du sujet et en même temps que ce réel indépendant de tout sujet ne peut être qu’un réel pour un sujet. La démonstration semble paradoxale, mais elle ne l’est qu’en apparence. Wittgenstein ne tranche pas entre l’intuition du réaliste et celle de l’idéaliste, il les fait fonctionner ensemble. Je peux, par le langage, exprimer le monde comme fait, mais je ne peux que montrer que le monde n’est que mon monde. Le seul réel paradoxe est qu’en écrivant ceci, je sors des limites de la description du monde, j’exprime avec le langage ce qui ne peut être dit.

Le véritable paradoxe consiste dans le fait d’exprimer ce qui se montre en ayant recours au langage. A moins bien sûr de prendre ses distances avec Wittgenstein sur ce point et de faire l’hypothèse que tout ce qui peut être exprimé et compris est intelligible. A la notion trop étroite du monde Wittgensteinien, il faut peut-être opposer celle, plus ouverte, de Karl Popper qui divise le monde en trois mondes : le « monde 1 » est celui des faits physiques, le « monde 2 » celui des expériences subjectives , et enfin le « monde 3 » « est  le monde de l’esprit humain, des pensées et des théories, mais aussi celui des œuvres d’art , des valeurs éthiques et des institutions sociales ». Ainsi, pour jouir de la fécondité des propos de Wittgenstein, il semble nécessaire de ne pas le lire avec des lunettes wittgensteiniennes !

Tournez manège !

Playtime de Jacques TatiJ’ai vu récemment à la cinémathèque de Paris Playtime, un film de 1967 de Jacques Tati. Délicieusement absurde et décalé, ce chef d’œuvre se prête aussi à l’analyse philosophique.

Le film s’ouvre sur une  discussion d’un couple à l’intérieur de ce qui semble être un hôpital. On se rend compte au bout de quelques minutes que le lieu est en fait un aéroport. Cette illusion perceptive orchestrée par le réalisateur plonge le spectateur dans le premier retournement du film. La perturbation topographique qui a pour but de nous installer dans un monde sensiblement différent du nôtre nous amène aussi à nous poser des questions sur la réalité et les apparences. Mais elle est aussi le premier acte d’un processus critique toujours discret  qui trouvera sa conclusion dans la toute dernière scène (la scène du rond-point) véritable climax du film.

Playtime est un film  sur l’espace ou plutôt sur les espaces de la modernité à l’intérieur desquels s’agitent des acteurs sociaux déjantés. Tati pointe de la caméra, mais toujours avec humour, l’absurdité des relations humaines à l’intérieur d’un monde et d’une architecture transparents. Le tour de force de Tati est que les notes subversives que l’on peut capter ne relèvent pas d’un engagement forcené du réalisateur, mais  des situations loufoques elles-mêmes. A la lettre, la critique sociétale n’est qu’un effet de la démesure d’un film qui n’est assujetti qu’à lui-même.

Hulot, personnage emblématique du réalisateur, est un homme maladroit qui se retrouve malgré lui dans des situations embarrassantes, qui est pris dans le flux des déplacements de ses contemporains. Errant  dans le labyrinthe d’un building à la recherche d’un interlocuteur qu’il ne retrouvera que par hasard et beaucoup plus tard dans un tout autre contexte, Hulot fait figure d’inadapté social. Mais au contraire des films comiques classiques, ce qui fait rire dans les scènes dans lesquelles Hulot est happé, c’est la triste normalité des personnages qui l’entourent. Ainsi, la scène où Hulot n’arrive pas à ouvrir la porte de l’immeuble  est drôle dans la mesure où elle fait ressortir le ridicule du personnage qui a invité Hulot chez lui pour lui en mettre plein la vue en exhibant tous les attributs d’un confort standardisé et d’une vie banale.

Hulot est un personnage inadapté qui par contraste révèle les comportements grotesques de ses contemporains. Hulot semble toujours se retrouver dans un lieu ou chez quelqu’un malgré lui. N’opposant pas de protestation ferme aux situations et aux gens, il est un peu comme le personnage de Bartelby décrit par Deleuze qui déclare « I would prefer not to ». Sans jouer à l’idiot philosophique, il oppose une résistance par sa non-résistance aux situations. C’est un personnage qui, tout en ne cherchant pas à voir, devient spectateur du monde. Sobre et dénué d’ego, cet anti-héro échappe au ridicule par sa naïveté.

Si Hulot peine à s’inscrire dans le réel, il en est de même pour la touriste anglaise dont il s’entiche. Elle n’arrive pas à prendre une photo car des passants font irruption sans arrêt dans le champ. De la même manière, les reflets des monuments de Paris se reflètent dans les vitres des bâtiments transparents. Les deux personnages se débattent dans le simulacre et les galeries marchandes qui semblent épuiser ici tout le réel. Le film reste ici étonnamment moderne en soulignant l’aliénation économique et l’enfermement dans les processus organisés qui donnent l’illusion de l’ouverture.

Pourtant, à un moment, la logique absurde de l’univers crée par Tati change de sens. La scène du restaurant chic, dont les travaux non achevés entraînent de nombreux  incidents pour les clients, peut s’interpréter comme une scène de résistance. Un riche américain présenté au début comme un personnage assez détestable prend la tête d’un petit noyau de convives quand une partie du plafond du restaurant s’écroule. Le groupe, en créant un espace privé à l’aide des décombres, entend poursuivre la soirée dans la bonne humeur. Loin de s’indigner des conditions lamentables du lieu, ils retournent la logique mercantile et absurde des gérants du restaurant  à leur profit en s’appropriant  de manière festive les vestiges d’une entreprise dont le cynisme et l’avidité ont provoqué au  sens littéral et métaphorique la chute.

Mais comme je l’ai rappelé en début d’article, si ce film contient des éléments critiques, c’est avant tout dans le déploiement du comique absurde que réside l’essence de l’œuvre. La dernière scène illustre parfaitement cette motivation du réalisateur. On retrouve un  glissement perceptif comparable à celui du début du film. Des véhicules tournent dans un rond-point qui apparaît progressivement comme un manège de chevaux de bois ou de voitures pour enfants dans lesquelles montent des passagers. Le ralenti et la musique contribuent à ce brouillage et à ce dédoublement perceptif. Le rond-point est devenu un  manège et métaphoriquement le manège nous aiguille sur l’idée que le réel s’est déréalisé. Dans Simulacres et simulation, Jean Baudrillard écrit que « Disneyland est posé comme imaginaire afin de faire croire que le reste est réel, alors que tout  Los Angeles et l’Amérique qui l’entoure ne sont déjà plus réels mais de l’ordre de l’hyperréel et de la simulation ». Ce que Baudrillard conceptualise sérieusement,Tati le montre joyeusement ; la critique n’en est que plus redoutable !

Lectures croisées

Canetti BatailleQuoi de plus rassérénant que de lire des essais inclassables !  Masse et puissance d’Elias Canetti et L’érotisme de Georges Bataille sont deux ouvrages qui donnent à percevoir la pensée dans un mouvement original et personnel. Bien évidemment, ces œuvres  qui s’inscrivent dans le contexte culturel et historique de la fin des années 50 et du début des années 60 portent en elles les préoccupations intellectuelles de l’époque et s’inscrivent dans le paradigme ouvert par les sciences humaines.  Mais si personne n’est en mesure d’échapper aux influences (c’est d’ailleurs grâce à elles que les discours sont possibles), force est de constater que Canetti et Bataille font preuve d’une  réelle indépendance intellectuelle. Ces livres qui traduisent des préoccupations personnelles ne peuvent que faire grincer les dents des universitaires obnubilés par la méthode objective. Bataille et Canetti ne sont ni philosophes, ni sociologues et mêlent références anthropologiques, ethnologiques et littéraires en utilisant une approche de type phénoménologique, voire expérientielle pour Bataille.

Envisager l’érotisme comme un vecteur de rencontre avec le sacré pour l’un et traquer de manière quasi obsessionnelle la dynamique de la formation de la et des masse(s) dans chaque aspect de la nature et de la culture ne pouvait que dérouter les philosophes nourris à la dialectique hégélienne. Il est vrai que ces livres ont quelque chose d’excessif, mais n’est-ce pas dans l’excès que du sens peut se donner à voir ? Ces thèses qui traduisent  peut-être de manière trop intime les préoccupations de leurs auteurs ont pour mérite de nous débarrasser de la question de la vérité ou de la fausseté  des objets  dont ils nous parlent et de l’illusion du tout  rationnel. C’est l’ombre de Nietzsche qui plane en partie derrière ces ouvrages et leurs thématiques.

Ces deux essais cherchent à capter la vie dans ses processus dynamiques et instinctifs, mais derrière les concepts de sacré, d’érotisme et de masse, c’est à une réflexion sur la mort à laquelle nous sommes conduits. Masse et puissance  et L’érotisme nous parlent chacun à leur manière de la violence et du meurtre  d’autrui. Canetti met en lumière la figure du survivant : le survivant est celui qui cherche à repousser sa mort en faisant disparaître les autres et en accumulant autour de lui des tas ou une masse de morts.  «  Tous les désirs humains d’immortalité contiennent quelque chose de l’aspiration à survivre. On ne veut pas seulement être là, on veut être là quand d’autres n’y seront plus ». Cette image qui sied parfaitement au désir d’immortalité des tyrans articule tendance paranoïaque et obsession de la survie. Chez Bataille, la violence exercée sur l’autre participe également d’un désir d’immortalité, mais contrairement à Canetti, ce dernier ne se situe pas au niveau de la survie individuelle. « J’insiste sur le fait que la continuité de l’être étant à l’origine des êtres, la mort ne l’atteint pas, la continuité de l’être en est indépendante, et même au contraire la mort la manifeste […]  Le sacré est la continuité de l’être révélée à ceux qui fixent leur attention, dans un rite solennel, sur la mort d’un être discontinu ».

Pour Bataille, l’érotisme associé au sacrifice religieux est hanté par l’acte de transgression. C’est dans le jeu de l’interdit et de la transgression, que se noue le rapport au sacré, car « l’érotisme est toujours une forme de dissolution des formes constituées ». Pour Canetti, il n’y a pas de sortie de soi, de transfiguration, ni de tension vers l’être, mais des processus au sein même des dispositifs de masse et de puissance.

Finalement, si l’homme chez Bataille cherche à se transcender et échapper ainsi à une individuation limitative, celui de Canetti se meut et se débat toujours à  l’intérieur  de la masse d’un ensemble qui absorbe son individualité. C’est ce que nous montre l’auteur avec sa définition du psychotique : « Le schizo en état de suggestibilité extrême se comporte comme l’élément d’une masse, il est aussi influençable que le soldat, il cède de la même manière à toutes les stimulations du dehors. Mais on n’imagine pas qu’il puisse se trouver dans cette disposition, car il est seul. De son point de vue à lui, il se trouve bien dans une masse. Il est un fragment de masse détaché ». Au désir érotico-religieux analysé par Bataille de dépassement de soi, de retour à l’être, répond comme en contre-point l’attraction de la masse sur l’individu. L’homme ne peut jamais correspondre à lui-même et reste écartelé entre la tentation de dépassement de sa nature et l’oubli de soi dans cette même nature.

Pensée électrique

pop art pop philosophieIl y a quelques jours, j’ai écouté en podcast sur France Culture une émission consacrée à la pop philosophie. La pop philosophie inaugurée par  Gilles Deleuze peut être définie par l’attitude intellectuelle consistant à s’écarter des grandes traditions philosophiques pour penser à partir mais aussi sur des objets appartenant à la culture populaire où se trouvant en dehors du champ habituel de la philosophie.  Si on parle de culture pop, il faut avoir à l’esprit aussi bien la notion de  « culture populaire » que de musique ou courant culturel dérivant de la pop/rock,  musique de la fin  des années 60. Dans le premier cas, on insiste sur l’élément non élitiste de la culture, et dans le deuxième cas sur l’intensité électrique qui se dégage de la seconde. L’intensité produite par un objet sur un sujet est le moteur de cette manière de concevoir la philosophie. C’est parce que l’on est électrisé par un objet, que l’on peut se mettre à penser. Laurent de Sutter, un des intervenants de l’émission, précise que cette intensité permet « de définir un régime de pensée qui traverse toutes les pratiques philosophiques », elle participe « d’un régime d’excitabilité du cerveau qui emmène la pensée vers son propre dehors ».

Une des questions posées dans l’émission portait sur la finalité de la pop philosophie. Est-elle comme le soutient Laurent de Sutter à elle-même sa propre fin ? L’objet qui me fait signe comme le vampire au cinéma ou le téléphone portable me permet-il de renouveler la pensée en expérimentant les liens d’un tissage original entre des objets et des idées ? Ou faut-il au contraire penser avec Francis Métivier que la pop philosophie n’est qu’un moyen pour entrer dans les traditions philosophiques reconnues, un sas reliant notre monde hypermoderne avec une philosophie éternelle ? Francis Métivier et Laurent de Sutter ont défendu leurs positions respectives, mais on peut s’interroger sur la pertinence de la question. Cette dernière présuppose un espace à partir duquel il est possible de poser une telle question. Or, sommes-nous réellement en position d’extériorité par rapport  à ces deux thèses ? En effet, si on pose sérieusement cette question, c’est que l’on pense que la pop philosophie n’est pas une fin en soi, car ce type de questions qui entend départager  l’erreur de la vérité et établir une distinction d’essence relève déjà de la philosophie entendue au sens traditionnel.  La question présuppose la présence d’un je, d’une conscience  qui se tiendrait  au-delà des deux affirmations et qui pourrait ainsi, par un libre examen, trancher. Or pour Deleuze, la pop philosophie procède d’une rencontre avec un objet qui nous fait penser, nous ne sommes pas indifférents à cette présence, nous ne sommes pas en position de transcendance par rapport à lui, mais au contraire la pensée rentre dans un processus avec lui.

On peut donc dire que c’est une question vide ou fallacieuse car elle est déjà en puissance réponse. Elle est déjà grosse d’une interrogation et d’un sens qui sont étrangers à la position défendue par Deleuze et de Sutter. Cela n’invalide pas pour autant la position de Métivier. Il est tout à fait concevable  de penser et d’utiliser la pop philo comme un simple moyen et de lui injecter de la transcendance. Ce qui est  impossible, c’est d’établir philosophiquement la justification de cette pratique. Je peux penser et philosopher avec la pop philo, mais je ne peux pas me tenir en position de surplomb pour la penser elle. Il n’y a donc pas de position d’extériorité qui me permettrait d’arbitrer entre les deux usages, on ne peut que glisser d’un plan à l’autre  sans jamais occuper le point vide et illusoire d’une neutralité axiologique.

Toutefois, à défaut de pouvoir donner de la pop philosophie une définition objective, nous pouvons observer comment dans les deux cas elle opère un véritable travail philosophique.  L’objet à partir duquel on pense (objet trivial, film objet issu de la culture de masse, etc.) est redoublé par la pensée qui l’investit. Peu importe la finalité, ce qui compte est le processus de transformation qui s’opère sur l’objet. Produire du sens ou de l’intelligibilité, c’est dépasser le régime de croyance dans lequel un objet banal ou de consommation est englué. Prenons l’exemple des  films de zombies qui relève   d’un  domaine de la pop philo qui m’est familier. Le personnage du zombie qui appartient au domaine tristement commercial de la culture de masse peut faire l’objet d’un traitement de pensée qui permet de le retourner contre cette culture de masse. L’intensité que je peux ressentir devant  un objet, je peux la convertir en pensée et ainsi transfigurer cet objet destiné au simple loisir en un autre qui fait sens et qui contient une idée. Peu importe au final que l’objet dont s’empare la pop philosophie serve d’exemple  ou se coule dans un processus d’expérimentation, il reste le signe d’une pensée en acte animée par le désir de donner à voir le monde autrement.

Ces séries qui jouent la carte de l’interdit

ATTENTION : cet article comporte un spoiler concernant la fin de la série Breaking Bad.

Walter White de Breaking BadLes bons sentiments, la loi et la morale ne semblent plus faire recette dans les séries télévisées américaines. En effet, depuis une bonne dizaine d’années, les méchants ont détrôné les justiciers, les trafiquants et les tueurs ont éclipsé les policiers et autres redresseurs de torts en leur volant la vedette. Aujourd’hui, on s’identifie aux personnages troubles, on prend plaisir à suivre leurs machinations criminelles en s’insérant avec délectation dans les plis tortueux de leur psyché. La société américaine aurait-elle réussi à crever les écrans de la bien-pensance ? Ou bien, plus prosaïquement, assiste-on  à un renouveau stratégique des chaînes qui surfent sur l’individualisme contemporain en proposant des produits ciblant les consommateurs postmodernes en mal de transgression ?

Répondre précisément à ces questions réclamerait un travail d’enquête sociologique approfondi. Pour ma part, je souhaiterais, plus modestement dans cet article, convoquer des concepts philosophiques pour analyser ces nouvelles figures du mal. En fait, il n’est pas possible de les penser sous un même concept car les protagonistes de ces séries ne s’alimentent pas aux mêmes sources de la « malignité ». Mais si la notion de mal est vague dans son essence, elle va tout de même me permettre d’appréhender les différentes formes de transgressions de quelques personnages phares issus de la culture télévisuelle contemporaine. Trois noms ont retenu mon attention : Tony Soprano de la série éponyme Les Soprano, Morgan Dexter qui donne également son nom à la série Dexter et enfin Walter White de Breaking Bad.  Mon objectif dans cet article est de chercher à montrer, en ayant recours à des concepts précis, comment chaque personnage exprime le mal, comment il s’y rapporte précisément.

Tony Soprano est le chef d’une famille de la mafia issue du New Jersey. Il partage sa vie entre sa famille et ses séances chez sa psychanalyste d’une part, et ses activités illicites d’autre part. On nous le montre dans son quotidien, on nous le présente comme un personnage ordinaire qui éprouve les maux de Monsieur tout le monde. La violence fait partie de sa vie et il sait se montrer impitoyable envers ses ennemis. Le propos de la série est d’insister sur la face normale qui coexiste avec la déviance. On peut vivre dans la parfaite illégalité et mener à côté une vie quasi normale. On peut parler  à propos de Tony Soprano de naturalisation du mal. Tony Soprano, c’est certes l’homme qui évolue  au sein de la codification stricte de la criminalité, mais qui, en même temps, vit dans  l’état de nature tel que l’a imaginé Thomas Hobbes. Tony Soprano ne suit que la ligne de son désir et s’empare par la force de tout ce qu’il convoite. Il n’est pas l’homme du pacte social et ne reconnaît à l’Etat aucune légitimité. Le rapport au mal chez Soprano s’inscrit dans une valorisation du désir et de la violence qui participe à la fois d’une culture, la culture de la mafia, mais qui relève également de l’état de nature qui pour Hobbes est caractérisé par l’état de « guerre de tous contre tous ».

Morgan Dexter rencontre le mal d’une manière radicalement différente. Dexter est un expert médico- légal auprès  de la police de Miami, il est plus particulièrement  spécialisé dans l’investigation des traces de sang sur les lieux de crimes. Mais il est aussi un redoutable psychopathe qui prend un réel plaisir à assassiner des personnes reconnues coupables de méfaits. Dexter est vide de toute émotion et s’évertue à donner le change à ses collègues et à ses proches. Dominé par une pulsion incontrôlable, Dexter ne peut connaître la satisfaction que dans l’acte de tuer. Dexter est l’homme du « ça » de Freud, de la partie inconsciente du psychisme humain. A proprement parler, Dexter ne commet pas le mal, car la pulsion irrépressible qui l’habite et  qu’il décrit comme son « passager noir » ne relève pas du choix. Commettre des meurtres pour Dexter est paradoxalement un acte vital, c’est la seule chose qui le relie à lui-même.

Mais le cas le plus troublant de l’expression du mal reste associé  à Walter White, le personnage de Breaking Bad. Walter White est un professeur de physique/chimie qui mène une vie morne et sans surprise. Quand il apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon, il s’associe pour payer ses frais médicaux avec un de ses anciens élèves pour fabriquer de la méthamphétamine, une drogue de synthèse psychostimulante. Walter White va mettre ses compétences techniques et sa grande intelligence au service de la criminalité en recourant même jusqu’à l’homicide pour protéger son business et sa vie. Walter White conserve malgré tout un fond de moralité en sachant dominer ses passions. Ce n’est pas l’homme de la démesure, il ne recherche pas le plaisir que donne la fortune. Dans le dernier épisode, il révèle à son épouse qu’il a fait tout cela pour se sentir  « vivant ». Walter White s’est d’une certaine manière trouvé et accompli dans ses actes criminels. Il s’est comme transcendé par le crime. Dans la dernière scène du dernier épisode de la série, on le voit mourir auprès d’une cuve servant à préparer la drogue, un sourire satisfait aux lèvres, le regard comme empreint d’une joie mystique ; Walter White est mort heureux. Walter White s’est efforcé de « persévérer dans son être », selon l’expression de Spinoza. Sa rencontre avec le crime ne l’a pas perverti mais fortifié. Si l’on substitue, avec Spinoza, les concepts bon et mauvais aux concepts de bien et de mal, on peut avancer l’idée que le personnage a gagné en puissance d’exister en produisant une substance pourtant nocive pour ceux qui la consomment. Spinoza en son temps s’est montré embarrassé face à Blyenberg son contradicteur qui l’accusait d’avoir réduit la morale à la convenance personnelle. La trajectoire de White est embarrassante, car à moins de recourir aux évaluations morales classiques reposant sur une liberté de choix, Walter White apparait comme l’homme qui passe à côté de la conception du mal.

In fine, ce qui relie les trois personnages, c’est leur commun éloignement du mal métaphysique, de l’essence pure du mal. Tony Soprano est gouverné par le désir fruste, Morgan Dexter par l’inconscient et Walter White par l’actualisation de ses virtualités. Mais aucun ne rencontre le mal proprement dit. La société américaine par le biais de ses nouveaux héros télévisuels  donne à penser sur la condition de l’homme d’aujourd’hui mais ne subvertit aucunement la morale. On peut le regretter…