Archives du mot-clé philosophie

Vocabulaire auto-contaminant

symbole risque de contamination

Les linguistes George Lakoff et Mark Johnson dans leur essai Les métaphores dans la vie quotidienne défendent l’idée qu’une partie de notre système conceptuel est métaphorique et que les métaphores peuvent structurer nos activités. Ils montrent par exemple en quoi notre concept de discussion est structuré  par la métaphore conceptuelle « la discussion, c’est la guerre », en relevant les expressions suivantes : « Vos affirmations sont indéfendables. Il a attaqué chaque point faible de mon argumentation. Ses critiques visaient droit au but. J’ai démoli son argumentation. Je n’ai jamais gagné sur un point avec lui. Tu n’es pas d’accord, alors défends-toi ! Si tu utilises cette stratégie, alors il va t’écraser. Les arguments qu’il m’a opposés ont tous fait mouche. »

Le langage que l’on emploie n’est donc jamais innocent, il n’est pas pur non plus. Il n’est pas déconnecté du monde dans lequel nous vivons : il en est le miroir, mais aussi la traduction. Les expressions que nous utilisons quotidiennement reflètent le climat social et portent en elles la marque des rapports de pouvoir. L’homme, à son insu, redouble  par le langage employé les pratiques d’assujettissement et les nouvelles normes en vigueur dans le corps social. C’est pourquoi il faut toujours faire preuve de circonspection envers les images que nous utilisons, toujours traquer le sens d’une métaphore avant de la faire sienne. Sans cette attitude critique préliminaire, on prend le risque de libérer les forces aliénantes tapies dans le langage.

Prenons un premier exemple avec le verbe « gérer ». Aujourd’hui, on ne fait plus face à une situation, mais on gère. On gère sa santé, ses relations personnelles, son activité professionnelle, sa vie, etc. La métaphore de la gestion est devenue omniprésente et a remplacé l’expression « faire face à ». Quand on fait face, on se dresse contre quelque chose, on met une distance entre soi et la chose à laquelle on fait face, on reste dans une position d’extériorité qui permet la résistance. Gérer, au contraire, c’est se couler dans le stock, c’est être maintenu à l’intérieur. Le stock est à rotation rapide. Avec le verbe « gérer », on n’en finit jamais avec rien.  Utiliser le verbe « gérer », c’est non seulement appauvrir son vocabulaire, mais c’est surtout ne plus pouvoir penser le réel autrement que comme un gestionnaire !

Passons à un autre exemple avec l’analyse d’une expression qui se répand comme une traînée de poudre. Cette expression qui contamine toutes les lèvres est « être en mode ». Je suis en mode repos, en mode vacances ou encore en mode travail. Voici deux hypothèses pour expliquer son origine et son développement :

– L’esprit humain est comparé depuis longtemps à un ordinateur par les sciences cognitives et cette comparaison s’est répandue dans la société.

– L’utilisation intensive du portable aboutit à l’activation incessante de ses différents modes.

On a ainsi tendance à faire l’expérience du réel, de son travail ou de ses loisirs à la manière d’un programme. On fait l’expérience de soi et des différents temps qui rythment la vie dans un programme. On passe d’un espace précalculé à un autre. Les processus ne laissent aucune place au surgissement  et à la nouveauté. « Etre en mode », c’est renoncer à l’idée de durée qui pour Bergson ouvre à la liberté et à la créativité. C’est tout comme pour le verbe « gérer » être prisonnier d’un espace-temps traversé par le pouvoir et la domestication.

Ni dieu ni coach

KandinskyParmi les nouvelles pratiques philosophiques (café philo, ciné philo, etc.) qui se développent un peu partout depuis une vingtaine d’années, on peut citer la consultation philosophique, dont le représentant le plus connu en France est Oscar Brenifier. La consultation philosophique repose sur l’échange entre un professionnel de la discipline et une personne en proie aux questions existentielles. La consultation philosophique ne s’apparente nullement à l’approche thérapeutique de type psychologique et le philosophe consultant n’est pas là pour répondre aux souffrances psychiques des individus venus le consulter. Son rôle consiste à aider à la clarification des questions que se pose son interlocuteur. Le philosophe consultant s’emploie à guider la pensée d’autrui, à reformuler des questionnements et à montrer des pistes de sens possibles, mais n’agit jamais comme un prescripteur de doctrines philosophiques. Son rôle n’est pas d’asséner de prétendues vérités mais de mettre ses  connaissances et son inventivité conceptuelle au service des problématiques toujours singulières de ses interlocuteurs. Ceci étant dit, une question importante se pose : quelle méthode le philosophe doit-il employer pour mener à bien cet échange ?

Pour son compte, Oscar Brenifier pratique l’interrogation socratique. A partir d’une question initiale exposée en début de séance par le consulté, il cherche par le biais d’un interrogatoire serré à faire émerger une question plus essentielle. Cette approche a le mérite d’insister sur les contradictions dans les réponses et d’inviter à leur dépassement, mais a pour inconvénient majeur d’enfermer la pensée  dans un processus logique réducteur. D’autres consultants en philosophie, dont je tairai les noms, vendent leur savoir-faire de la même manière que les coachs et cherchent à séduire  leur clientèle potentielle en entretenant le flou entre méthode de développement personnel et  pratique philosophique. Ce sont souvent les mêmes qui officient en entreprise. Vive le management par la philosophie ! Plus sérieusement, pour pratiquer moi-même (de manière occasionnelle) la consultation philosophique, je voudrais énoncer les points suivants.

– Si la philosophie s’adresse à tous en droit, dans les faits il n’en va pas de même. Il suffit d’avoir enseigné en classe de terminale pour le comprendre.

– Il n’y a pas de méthode idéale pour la consultation philosophique. Le pragmatisme est souvent de mise.

– Les forces du philosophe reposent sur ses capacités à questionner le monde de manière originale et non sur un prétendu pouvoir explicatif.

– La consultation philosophique repose autant sur le feeling du consultant philosophe que sur ses aptitudes conceptuelles.

– La consultation philosophique doit s’inscrire dans un espace de liberté, car elle cesse d’être philosophique quand elle cherche à articuler les notions de pouvoir et de désir au sein des institutions.

En conclusion, la consultation philosophique doit rester une pratique marginale qui ne promet ni ne vend rien.

Deleuze et Goodman, unis dans le lointain

gilles deleuze nelson goodmanPhilosopher ne consiste pas toujours à réfléchir sur quelque chose, ni à scruter le réel pour y découvrir ce qu’il est convenu d’appeler le sens. Car ce qui se pense ne préexiste pas nécessairement à l’instauration d’une pensée. Bien loin d’être une entreprise réflexive, la philosophie, dans cette perspective, s’apparente davantage à la création. Cette approche concerne deux grands philosophes contemporains, qui pourtant appartiennent à des traditions radicalement différentes et qui opèrent sur des plans de pensée distincts. Le premier est Nelson Goodman, représentant  américain de la philosophie analytique. Le deuxième est Gilles Deleuze, philosophe français qui s’efforce de penser à partir d’une immanence radicale.

Commençons par Goodman. Dans Manières de faire des mondes, il expose sa conception originale de la création philosophique. Pour lui, le monde n’est jamais donné, mais relève de la construction. Le monde, ou plutôt des mondes se donnent toujours aux travers de versions. On ne côtoie donc jamais le monde, mais des mondes artistiques, philosophiques ou encore scientifiques qui sont élaborés à l’aide de  schémas symboliques. Bien entendu, cette création ne se fait pas ex nihilo ; comme le précise Goodman, « les différentes substances dont les mondes sont faits (matière, énergie, ondes, phénomènes) sont faites en même temps que les mondes. Mais faites à partir de quoi ? En définitive pas à partir de rien, mais à partir d’autres mondes ». Une des conséquences du constructivisme de Goodman est la relativisation de la notion de vérité au profit de celle de correction. Cette dernière se révèle particulièrement pertinente dans la création de mondes artistiques où les œuvres abstraites par exemple ne dénotent rien. Mais elle peut concerner également les théories scientifiques qui privilégient au sein de la version « le caractère informatif et le pouvoir d’organisation du système global » à la recherche de la vérité des lois.

Passons maintenant à Gilles Deleuze.  Pour ce dernier, la philosophie est également une activité créatrice. Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, il  explique que « les concepts ne nous attentent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés ». Pour Deleuze, la création concerne également la science et l’art, ce qui le rapproche de Goodman. Mais cette analogie ne doit pas nous abuser, car comme nous le verrons un peu plus loin, il est strictement impossible de faire cohabiter les deux penseurs. Mais revenons à Deleuze et à sa conception de la philosophie.  Chez Deleuze, les concepts se créent sur le plan d’immanence. « Le plan d’immanence  n’est pas un concept pensé ni pensable, mais l’image de la pensée, l’image qu’elle se donne de ce que signifie penser, faire usage de la pensée, s’orienter dans la pensée… ». La pensée dans l’immanence est une expérience radicalement différente de la réflexion qui s’appuie sur la transcendance. Le plan d’immanence ne comporte aucune profondeur, il n’y a pas de hiérarchie entre les concepts, ceux-ci se constituent par zone de voisinage. Ils n’enferment pas d’essence fixe, mais se composent avec les intensités qui parcourent le plan que le penseur aura su capter.

On peut donc mesurer l’abîme qui sépare les deux philosophes. Là où Goodman construit symboliquement des versions de monde,  Deleuze opère sur le mouvement infini de la pensée en traçant un plan pour en capter les forces. Ce que les deux philosophes ont tout de même en commun, c’est une prise de distance avec la philosophie comme recherche de la vérité et un même intérêt pour les puissances de l’art couplées à la pratique philosophique. Mais ce qui m’apparaît important dans cette rapide confrontation est le problème philosophique qui surgit quand on essaie de faire une synthèse de ce qui a été dit. En effet, Goodman et Deleuze n’évoluant pas sur les mêmes plans de pensée, il est donc  impossible de parler d’un lieu qui permettrait d’opérer une synthèse de leurs deux approches. Il n’y a pas commensurabilité des systèmes. Il n’y a pas de réflexion générale possible sur les rapports entre philosophie et création. Il n’y a que deux pensées singulières que l’on rencontre  toutes deux de l’intérieur. On ne peut occuper une position de surplomb mais seulement effectuer un passage de l’une à l’autre, à la manière d’un saut ontologique.  En d’autres termes, le dehors d’une pensée, c’est toujours le dedans d’une autre.

Non pas dans, mais entre les choses

gilles deleuze philosophe concept ligne de fuiteAprès une petite dizaine d’articles publiés, le moment est venu pour moi d’éclairer mes lecteurs (il y en a quelques uns !) sur les ambitions de ce blog. Comme vous avez tous pu le remarquer, il m’arrive  parfois de croiser des thématiques et de célébrer les noces de la philosophie et du fantastique. Il faut avouer que cela peut dérouter les amateurs de philosophie « pure » et les adeptes de la culture fantastique hermétiques à la réflexion. Quand on regarde en détail comment cela se passe sur le net, on s’aperçoit que tout est bien compartimenté, les univers sont bien étanches et les internautes bien différenciés. Pourtant, il existe une poignée d’irréductibles dont je fais partie qui tentent d’établir des points de rencontres entre des champs du réel distincts, qui cherchent à se démarquer de ce qui est convenu et thématique.

Bien entendu, le but n’est pas de se distinguer en prenant volontairement et un peu crânement ses distances avec ce qui s’énonce et se dit, mais de chercher à penser autrement pour libérer un sens possible. Avant d’expliquer plus précisément cette dernière idée, rappelons que le blog est un espace de liberté et ne réclame donc pas une écriture institutionnelle, journalistique ou littéraire. A contrario, pour ne pas tomber dans la subjectivité insignifiante, il faut viser quelque chose, tendre à un certain rapport entre l’écriture et ce qui est signifié. En deux mots, donner à penser quelque chose. Ceci étant dit, que signifie exactement l’expression  « libérer un sens possible » ?

Il s’agit de redistribuer les cartes de l’interaction entre les données du monde de l’art et de la pensée, ou plus modestement, à partir d’œuvres singulières, chercher à faire émerger des interprétations différentes. Il ne s’agit en aucun cas de réfléchir sur une œuvre ou une philosophie mais de penser à partir d’une œuvre ou d’une philosophie. Penser à partir de quelque chose est bien différent de penser sur quelque chose. Cette orientation de pensée croise celle du philosophe Gilles Deleuze, à qui j’ai emprunté le nom de l’un de ses concepts « ligne de fuite », pour baptiser mon blog. Pour Deleuze : « La ligne de fuite est une déterritorialisation… C’est le contraire de l’imaginaire. C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau… Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie ». En deux mots, ce qui m’intéresse, c’est de capter des forces, des intensités, dans des œuvres singulières en les emmenant hors de leurs frontières respectives.

Pour ce faire, à partir de septembre, je vais écrire plusieurs articles consacrés aux zombies de George Romero, que je vais interroger en tant que personnages conceptuels. Je compte aussi travailler sur un rapprochement improbable entre Gilles Deleuze et Ludwig Wittgenstein, deux philosophes que tout oppose et qui n’opèrent pas sur les mêmes plans de pensée. Je continuerai bien évidemment à alimenter le blog avec des articles plus légers et de facture plus classique. De manière générale, je ne m’interdis rien à partir du moment où passe un peu de désir et de pensée.

Foucault et la liberté

Michel Foucault, philosophe du pouvoir et de la libertéLes réflexions de Michel Foucault sur la prison, la psychiatrie, et sur la manière dont les individus sont constitués en sujets sont généralement bien connues. Foucault a en effet consacré une grande part de ses recherches à l’analyse des relations de pouvoir. Mais, dans ses derniers travaux, il s’est intéressé à la question de la liberté ou plus précisément aux « pratiques de liberté ». Cette partie du corpus foucaldien est moins connue et n’a pas toujours été bien comprise par ses lecteurs. Pourtant, les analyses sur la liberté de Michel Foucault renouvellent tout en la continuant la pensée de l’auteur et donnent des outils pour penser et mettre en pratique la liberté dans nos sociétés contemporaines.

Mais commençons par le commencement en nous demandant ce que Foucault entend par « pratiques de liberté ». Pratique s’oppose à théorie. Le philosophe ne s’intéresse pas aux concepts abstraits de liberté, il ne cherche pas à produire une définition de la liberté entendue comme travail d’une conscience transparente à elle-même. La liberté est pour Foucault de l’ordre du fait et est à l’œuvre dans le corps social. A quoi reconnaît-on cette liberté ? Pour Foucault, il suffit d’observer les relations de pouvoir à l’œuvre dans tout champ social pour apercevoir la liberté. Là où il y a relations de pouvoir il y a également liberté, car les relations de pouvoir ne trouvent à s’épanouir que dans un espace ouvert. Rappelons que Foucault distingue les rapports de pouvoir des rapports de domination ; là où il y a un espace possible de résistance, il y a liberté. Les pratiques de liberté définies par Foucault s’exercent contre les stratégies de pouvoir employées pour obtenir un effet sur la conduite d’autrui. On peut donc définir la liberté en termes de désir, de force ou encore de mouvement. La liberté est donnée comme une force originaire toujours présente et toujours contemporaine aux stratégies de pouvoir qui traversent les champs sociaux. C’est pourquoi, dans le texte Espace, savoir et pouvoir tiré d’un des recueils Dits et écrits, l’auteur peut affirmer de manière tautologique que « la garantie de la liberté est la liberté ». La liberté humaine comme donnée originaire sociale est garantie par un exercice pratique de la liberté.

Cet exercice pratique de la liberté va s’enrichir et revêtir sa forme définitive dans le texte L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté,  tiré de Dits et écrits. Foucault va articuler les notions de liberté et d’éthique et donner ainsi une forme originale et opératoire à la liberté. Dans la dernière partie de sa vie intellectuelle, Foucault a consacré sa réflexion au « souci de soi », il s’est intéressé à la façon dont les grecs anciens privilégiaient le rapport à soi sur le rapport à autrui. Pour Foucault, le souci de soi, le travail que l’on opère sur soi et sur ses désirs, sont des étapes indispensables pour exercer des rapports de commandement. Il faut s’auto-constituer comme sujet éthique avant toute chose. Et la latitude que l’on a pour se constituer comme sujet éthique dépend de la liberté. Pour l’auteur, « la liberté est la condition ontologique de l’éthique. Mais l’éthique est la forme réfléchie que prend la liberté ». Contrairement aux rapports posés par Kant entre la morale et la liberté, l’éthique décrite par Michel Foucault ne concerne pas la prise de conscience par un sujet d’un principe universel. L’éthique est l’ensemble d’exercices et de règles qu’un homme applique pour devenir maître de lui-même. Être libre, c’est pratiquer la liberté d’une manière précise, c’est façonner son ethos par des exercices et des enseignements qui nous constituent comme sujet.

A partir de ces éléments on peut établir plusieurs remarques. Premièrement, on voit que le problème de Foucault n’est pas de donner une conception pure de la liberté, mais que celle-ci participe à la fois du fait et de la production. Deuxièmement, on s’aperçoit que Michel Foucault articule pensée sociologique et pensée philosophique. Les analyses de Foucault s’effectuent dans l’immanence du champ social. On peut donc parler avec Bernard Lahire de « pensée sociologique de Michel Foucault ». Mais Foucault n’en reste pas là ; en liant liberté et éthique, il pense en philosophe. Et sa pensée est originale, car elle ne sacrifie pas aux interrogations classiques sur la liberté qui pataugent souvent dans les eaux troubles du libre arbitre et du déterminisme. Foucault nous délivre de la quête illusoire d’une liberté pure et nous donne à voir la liberté dans son efficience. Enfin, la problématisation de Foucault nous permet de nous doter d’outils pour penser notre présent et nous constituer comme sujets libres. On peut, par exemple, à partir des conceptions foucaldiennes, résister à l’injonction d’une prétendue  liberté de devenir nous-mêmes qui émane aujourd’hui du marketing et du monde de l’entreprise.  Et si la liberté résulte toujours d’un travail de soi sur soi à partir d’une pensée préexistante, on a tout intérêt à ne pas se tromper de maître.

Les fantômes et le philosophe

Louis Vax : La séduction de l'étrange, littérature fantastique et philosophie

Pourquoi vouloir définir le fantastique au lieu de tout simplement en jouir ? La réponse est simple : c’est le propre de la théorie littéraire de chercher à rendre compte avec précision de la réalité d’un courant ou d’un mouvement esthétique. En France, parmi tous les auteurs qui se sont attelés à cette tâche, Louis Vax a particulièrement retenu mon attention et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, Vax n’est ni linguiste ni professeur de lettres, il est professeur de philosophie. Et c’est en philosophe qu’il affronte le problème. En second lieu, il est intéressant de noter que Vax est l’un des seuls à lier goût pour le fantastique et analyse. Dans son essai, La séduction de l’étrange, il ne procède pas de manière « scientifique » en construisant un discours distancié par rapport à son objet d’étude. C’est cette attitude qui va donner toute son originalité à sa définition du fantastique et qui va permettre de sauver ce dernier des analyses asséchées que l’on tient sur lui.

Louis Vax prend en compte le sentiment esthétique éprouvé par le lecteur. Le goût du fantastique se décline en sentiment de l’étrange, mais ce sentiment n’est pas l’expression d’une croyance en une surnature, il est vécu pour lui-même.  Pour rendre compte de la spécificité du sentiment esthétique propre au fantastique, Louis Vax s’appuie sur la fameuse phrase de madame du Deffand : « Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur ». Ce qui est intéressant dans la position de Vax, c’est que le fantastique, via la subjectivité du lecteur, est réel et conquiert une autonomie esthétique, mais en même temps il est sans fond.  En effet pour Vax, « il n’y a pas plus de fantastique en soi derrière les contes qu’il n’y a l’homme en soi derrière les hommes de chair et de sang. Car le propre du fantastique, comme de l’homme, ce n’est pas de dissimuler une essence […] le fantastique renaît tout entier et tout neuf dans chaque récit nouveau. » C’est cette volonté de concilier sentiment esthétique et refus de l’objectivation d’un genre dans des catégories qui fait de la pensée de Vax une pensée originale.

Louis Vax se situe aux antipodes des auteurs qui veulent fixer la nature du fantastique dans un moment historique précis, qui cherchent à en préciser les frontières et à le considérer comme une simple approche du réel.  Parmi eux, on peut citer Joël Malrieu, auteur d’un ouvrage intitulé Le fantastique. Pour Malrieu, la littérature fantastique est l’expression d’un malaise et d’une tentative de questionnement des hommes du 19ème siècle sur une société en pleine transformation.   «  C’est que les fantômes ou les vampires constituaient des images, des métaphores, ou plus souvent encore un moyen commode d’exprimer une réalité profonde, mais qui n’avait rien à voir avec le surnaturel. »  Le point de vue de Malrieu fait fi du sentiment de l’étrange, seul compte pour lui l’écriture fantastique définie comme signe vers, comme possibilité d’un questionnement. En fait, c’est un fantastique entendu à la seconde puissance qui retient l’attention de l’auteur. Mais on ne voit pas comment ce sens second pourrait trouver à s’exprimer sans la littéralité du sens premier. Malrieu rejoint Vax sur la question du surnaturel, mais on ne comprend pas comment les figures fantastiques qu’il décrit peuvent devenir métaphoriques si elles sont niées dans leur matérialité et en tant que motifs fantastiques.

Pour terminer on pourrait faire la remarque suivante : Malrieu est tellement obnubilé par son désir de rationaliser le fantastique qu’il pose comme « paradoxe » ce que Vax tient pour l’expression du fantastique. En forçant le trait, on pourrait dire que Malrieu est un hégélien qui s’ignore, pour qui « le réel est rationnel » et qui ne voit pas que la déclaration « je ne crois pas aux fantômes mais j’en ai peur » ne contient aucun paradoxe si l’on admet  que les deux segments de la phrase appartiennent à deux registres de vérité : a) Il est vrai que ma peur est réelle. b) Il est vrai que je ne crois pas aux fantômes. La croyance en une rationalité toute puissante peut s’avérer beaucoup plus dangereuse qu’une jouissance esthétique dépourvue de culpabilité…

Un espace autre

café philo, verdun, analysePendant 11 ans, j’ai animé un café philo dans une petite ville de province de 20 000 habitants, Verdun pour ne pas la citer. Il est temps pour moi de dresser le bilan d’une activité touchant à sa fin. Les limites de l’exercice sont bien connues des animateurs un tant soit peu lucides des cafés philo, il est inutile de se lancer ici dans un long développement sur la question. Je me contenterai donc d’énumérer les principaux obstacles à la discussion philosophique en groupe.

On peut citer pêle-mêle :

– l’hétérogénéité du public et donc la difficulté d’un ajustement des consciences à une problématique commune

– l’impossibilité pour certains de dépasser l’opinion et le cliché

– les luttes pour la reconnaissance au sein du groupe

– l’amalgame entre la parole affective et raisonnée

La régulation psychosociologique mise en œuvre par l’animateur est coûteuse en énergie et ne permet pas de dissiper complètement les parasitages. Faut-il en conclure que le café philo ne permet pas l’expression d’une pensée philosophique pleine et entière ? À cette question, je réponds par l’affirmative. J’irai même plus loin en faisant mienne cette citation de Gilles Deleuze : « la philosophie n’est ni contemplation ni réflexion ni communication, elle est l’activité qui crée des concepts ». Entre cette conception de la philosophie et la pratique du café philo, le fossé est abyssal.

Et pourtant, malgré ses imperfections, le café philo est lié à la philosophie mais d’une manière originale dont il me faut maintenant rendre compte. Le public du café philo est disparate : le travailleur social côtoie l’artiste peintre, le chômeur prend place à côté du haut fonctionnaire. Tous ces gens se rencontrent dans un même lieu pour faire ensemble de la philosophie. Mais ce qui est intéressant ne relève pas de la qualité des débats mais du désir de la philosophie des participants. Ce désir se mesure à l’aune de la singularité des personnes présentes. Les participants ne sont pas les représentants typiques des catégories socioprofessionnelles, des univers sociaux auxquels ils appartiennent. Ils en sont le dehors ou tout du moins, ils expriment le désir du dehors. La plupart de ces gens s’efforcent de penser en dehors des normes en vigueur dans leurs univers professionnels respectifs. Ils sont souvent en lutte avec eux-mêmes et rejettent les logiques identitaires implicites endossées avec facilité par leurs collègues ou leurs proches.

Le café philo est un espace de liberté car les logiques de pouvoir propres aux champs sociaux traditionnels n’y ont pas leur place. Cela ne veut pas dire pour autant que les acteurs du café philo laissent aux vestiaires leurs habitus ou leur manière socialement construite de voir le monde. Le café philo est vécu comme un lieu autre. Ce n’est pas un club qui réunirait les gens autour d’une passion ou d’un hobby, ni une société initiatique, encore moins un lieu de l’entre soi, mais un espace protéiforme et improbable aux lignes toujours mouvantes. On y pense maladroitement c’est vrai, mais on partage un même refus du politiquement correct. Les opinions se télescopent dans un chaos salutaire. In fine, rien d’extraordinaire n’est dit, mais règne pour beaucoup l’espoir, comme le disait Michel Foucault d’un « franchissement possible ».

Pensée en acte

Hannah Arendt, la pensée en acte

Hannah Arendt est une philosophe connue, mais pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler d’elle, le film de Margarethe Von Trotta leur permettra de combler cette lacune. Le titre du film, Hannah Arendt, pourrait laisser penser que la réalisatrice a cherché à s’intéresser à la vie de la philosophe. Il n’en est rien, c’est un épisode bien précis dans la vie intellectuelle de Hannah Arendt qui retient l’attention de Margarethe von Trotta.

En 1960, la philosophe couvre le procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann à Jérusalem pour le compte du New Yorker. Les analyses de l’auteur et le livre qui en découlera provoqueront la polémique. Hannah Arendt décrira Eichmann non comme un être maléfique mais comme un fonctionnaire tristement zélé et dénué de perversité. À son sujet, Hannah Arendt parlera de « banalité du mal » : c’est parce que les hommes ont renoncé à penser que le pire a pu se produire. L’holocauste est le résultat de la collaboration zélée de tous les membres d’une bureaucratie et non d’une volonté mauvaise tapie dans les consciences. Cette nouvelle définition du mal comme banalité se révèle tout aussi effrayante que la définition classique d’inspiration théologique.

Mais l’analyse rationnelle d’Arendt se heurte au traumatisme psychologique des communautés juives meurtries par la Shoah. On ne lui pardonne surtout pas d’avoir écrit que les chefs des communautés juives avaient parfois collaboré indirectement et contribué de ce fait au processus d’extermination.

Le film a plusieurs mérites. Premièrement, il montre une pensée en train de s’élaborer, une analyse conceptuelle en train de s’effectuer ; deuxièmement, il rappelle que les philosophes soucieux avant tout de la vérité s’émancipent de toutes les tutelles qu’elles soient symboliques ou sociales. Pour Hannah Arendt, ce qui importe c’est de comprendre le mécanisme de la Shoah de la manière la plus rationnelle possible. Or, la raison des philosophes rencontre souvent l’incompréhension du commun des mortels pour qui la philosophie doit se couler dans le discours attendu. Arendt en philosophe digne de ce nom résiste au chantage de l’affect et conserve jusqu’au bout son attitude réflexive. Enfin, d’un point de vue formel, on apprécie dans le film le travail de certains plans et l’utilisation habile des effets de lumière qui soulignent la solitude de la philosophe.

 

Hannah Arendt, un film de Margarethe Von Trotta sorti le 24 avril 2013.